Une pluie drue tombait sur le feuillage flamboyant qui maculait l'humus forestier. Les chênes, d'une hauteur si démesurée qu'ils défiaient les cieux, projetaient leur ombre sur mon chemin, retenant avec peine l'averse qui s'abattait sur le village et ses alentours depuis l'aube. La respiration hachée, les muscles lourds et la peur nichée au creux de mon ventre, je fuyais. Cette dense forêt que l'on contemplait de loin, avec la crainte enfantine de s'y perdre, représentait mon unique salut.
Je m'appuyai contre un tronc, reprenant mon souffle avec difficulté, en jetant une œillade par-dessus mon épaule. Les gardes s'étaient-ils déjà lancés à mes trousses ?
Le danger guettait, et mon village — ce havre de sécurité — s'était transformé en un cauchemar vivide. La nausée m'assaillit quand je repensais au destin cruel qui m'attendait ; mon amour d'enfance n'était plus qu'un mirage lointain, remplacé par le souvenir effroyable de son visage déformé par un rictus de haine et de folie.
Ses dernières paroles résonnaient à mes oreilles alors que je rassemblais mes forces pour m'enfoncer dans les fourrées. La rivière était proche, elle dissimulerait mes pas.
« Sans les ultimes commandements de notre Seigneur, je n'aurais jamais posé les yeux sur un morveux de ton genre. Toujours à me suivre partout, sans relâche, comme une sangsue qui se satisfait de la moindre once de mon énergie. Je ne t'aime pas et je ne t'aimerais jamais, Jeizah. »
Il m'avait considéré de pied en cap, fronçant la mine, et m'avait adressé cet air unique que l'on destine aux insectes insignifiants et répugnants. Je le débectais ; de son comportement à sa posture, tout le hurlait. Nous serions mariés dans moins d'une semaine, à l'aube de mon anniversaire, et je serais condamné à une vie morne et solitaire, voué à subir chaque jour, son regard blessé par ma présence.
Les hautes fougères bruissèrent et je fis un écart de côté. Un lièvre bondit, me coupa la route et disparut aussitôt dans les buissons luxuriants. Je hoquetai, saisis au vif, mes jambes menaçant de céder. L'angoisse aux tripes, je me dirigeai vers la mélodie cristalline d'un cours d'eau et, quelques égratignures plus tard, j'y plongeai mes chausses. Le courant m'entraînait, s'infiltrant dans mes bottes en cuir souple et me glaçait, sans merci, des orteils au bas du mollet. Je serrai les dents et avançai ; mes pieds glissaient sur les roches lisses et visqueuses. Je manquai de trébucher à plusieurs reprises, pourtant, je m'entêtai dans cette démarche. S'ils lâchaient les chiens à ma poursuite, la pluie nuirait à leur odorat et le lit de la rivière me permettrait de brouiller les pistes. J'espérais acquérir ainsi une avance suffisante pour les semer.
À quelques centaines de mètres de ma position, la terre meuble cédait la place au réseau de grottes souterraines. Seulement alors, je m'extirpai des flots pour gagner le sol rocheux, où il serait impossible de suivre mes traces. Ses aspérités rendaient à ma fuite sa célérité et je m'éloignais de nouveau en courant, à perte de souffle.
Alors que je m'enfonçais au cœur de la forêt, je devenais bien plus attentif, ralentissant le pas. J'entrais dans le royaume des bêtes, où aucun astréen n'était admis. Qu'il s'agisse de vipères qui se confondaient dans la verdure, ondulant le long des arbres, ou de pumas qui rôdaient à travers les troncs à la recherche d'une proie, la flore se muait en un terrain de jeu mortel. Mes sens en alerte, je regardais où je posais le pied, j'écoutais le moindre bruissement, écartant avec précaution les lianes qui me barraient le chemin. Pourtant, ces prédateurs n'avaient d'égal à ceux que je redoutais de croiser, les Ilyonis ; cette espèce bâtarde, à la forme humanoïde, qui nous ressemblait à l'exception de leur héritage maudit qui déformait leurs traits pour adopter ceux de l'animal.
Le soleil déclinait, emportant avec lui la bruine, pour laisser place à la fraîcheur humide des soirées d'automne. Cette nuit serait rude si je ne dénichais pas un abri.
J'ignorais où je me trouvais ; au village, seuls les plus téméraires s'aventuraient dans ces contrées. Quelles chances aurais-je donc de découvrir, par tout hasard, un endroit à l'abri des prédateurs et de mes congénères ?
J'interrompis ma course et me détournai. Le doute m'assaillait. Avais-je eu bien raison de quitter l'enceinte protectrice de mon foyer ? Un rire nerveux me gagna.
C'est trop tard, tu aurais dû y songer avant de t'enfuir, pensai-je.
Revenir sur mes pas était impossible et si les gardes me rattrapaient, ils m'exécuteraient sans sommation. Nombre étaient ceux qui se perdaient dans l'immensité de la forêt, faisaient une mauvaise rencontre et ressurgissaient impurs. Ces bêtes infâmes d'Ilyonis corrompaient nos âmes et transformaient notre chair, propageant leur malédiction ancestrale. La mine bienveillante du forgeron mutait ainsi en un visage parsemé d'écailles et ses dents, qui arrachaient avec un appétit vorace la chasse du jour, devenaient un instrument létal qui décimait des familles entières, sans plus se préoccuper des amitiés nouées. Nous ne prenions plus aucun risque. La forêt était un interdit qui, s'il ne provoquait pas votre perte, vous condamnait à mort dès votre retour. Seuls les soldats entraînés au combat y avaient accès.
— Par ici ! cria une voix familière dans mon dos.
Un frisson me parcourut. Ils étaient là. Je me tournai vers eux et restai figé tandis qu'ils avançaient. Mes jambes flageolaient, refusant de s'enfuir. Une nappe de plomb s'infiltra dans mes entrailles, comme pour me maintenir cloué à ma position. Ils se dirigeaient vers moi, assurés, et tirèrent leurs épées de leurs fourreaux. L'éclat des lames me pétrifia d'autant plus. Ils venaient pour moi. La peur s'instigua lentement dans mes veines à chacune de leurs foulées ; les silhouettes meurtrières des cinq gardes se détachèrent inexorablement de la fourrée, et serpentaient entre les arbres.
— Tu nous auras fait cavaler, gamin.
La remarque acerbe du capitaine me réveilla de ma torpeur. Je reculai de quelques pas avant de détaler. Les feuillages redevinrent imprécis au fil de ma course. Mes poumons me brûlaient, l'air se raréfiait ; puis, tout disparut. Mes pensées se turent, mon corps s'allégea et tout me parut plus aisé. J'entrai dans une transe où seule ma fuite importait. Je manquai de trébucher, mais je me stabilisai aussitôt, continuant dans un unique objectif : m'enfoncer toujours plus loin pour les semer. Je devais être plus rapide ; encore plus rapide. Ils étaient derrière moi. Un sentiment d'urgence me traversa et je redoublai d'efforts. Pourtant, ce fut vain. Alors que je bifurquai sur un chemin tracé par le passage d'animaux, une main agrippa mon épaule et me tira en arrière. Je chancelai, dépourvu d'équilibre et un croc-en-jambe impitoyable mit un point final à ma fuite. La terre humide et son tapis de feuilles brunes m'accueillirent. Mon dos heurta la surface, me coupant le souffle ; une seconde plus tard, on me tourna, face contre terre, et un genou se planta dans mes reins. Une longue plainte m'échappa, tandis que le poids du soldat m'écrasait contre le sol. Je tentai de me libérer, mais il agrippa mes avant-bras, les ramena en arrière et maintint d'une poigne ferme mes poignets ; une corde s'enroula autour d'eux.
— Arrête de te débattre, grommela le garde alors que je donnais un nouvel à-coup pour me soustraire à sa prise.
Comme je ne me démenais de plus belle, il se repositionna, pour me contraindre à l'immobilité et le fil froid et tranchant de sa lame s'accola à ma gorge.
— Je t'ai dit de rester tranquille ! meugla-t-il.
La pression de son épée s'affirma et une douleur aiguë s'éleva aussitôt. Je m'arrêtai.
— Cela fait une journée entière qu'on le poursuit et on s'est fortement éloigné du village, releva un de ses comparses. Et s'il était déjà maudit ? Nous ferions mieux de l'exécuter sur le champ.
Mes entrailles se comprimèrent, tandis que l'écrasante sensation de terreur me pétrifia. J'écarquillai les yeux et braquai mon regard vers la voix rude. L'homme, à l'expression sinistre, me scrutait. Il s'approcha et l'effroi qui me maintenait immobile se transforma en un torrent de lave qui grignota chaque parcelle de mon corps. Un sentiment d'urgence m'étreignait. Le doute ne m'était plus permis. Je le pressentais, comme si l'on me hurlait mon avenir, que si je ne bougeais pas, mon heure arriverait dès que je serais à sa portée. Mon sang ne fit qu'un tour, avant que je ne réussisse à me défaire de mon assaillant. Je rompis le cordage qui m'entravait, dominé par une force nouvelle et je me relevai en titubant.
— Laissez-moi tranquille ! Partez !!
Je m'égosillai avant de feuler, tel un animal acculé par le danger. Mes tempes tambourinaient, ma vision devenait trop précise, mon ouïe s'affina et chacun de leur mouvement me semblait bien plus lent. L'adrénaline courait dans mes veines ; mon souffle raccourcit, mon cœur battait la chamade et mes muscles se préparaient à les affronter. En un instant, ma raison se relégua au second plan, laissant la place aux instincts primaires qui sommeillaient en chaque être vivant. Mon esprit n'était plus qu'un espace vague, où les actions suivantes s'enchaînèrent, sans que je ne puisse y donner sens. Je n'étais plus que crocs et griffes contre leurs épées menaçantes ; la proie face à ses prédateurs.
Leur posture se modifia, ils firent trois pas en arrière et la peur sembla les gagner. Mais je ne m'en formalisais pas ; c'était là mon occasion. L'occasion de prendre le dessus. Un sourire mauvais se forma sur mes lèvres alors que je m'avançais. Je devais les abattre, les réduire en morceaux. De cette façon, ils ne pourraient plus me faire de mal. Ils se mirent en position, leurs lames pointant dans ma direction. Je poussai un rugissement inhumain.
— Je vous avais dit de le tuer ! Nous n'aurions pas dû attendre ! s'affola le plus petit d'entre eux.
Il ferait une parfaite proie. Ce serait le premier, me dis-je.
Je me précipitai vers lui, retroussant mes babines. Son épée pointa vers ma poitrine et je l'esquivai avant de le saisir au cou. Je le propulsai contre un arbre, son arme s'échappant de ses mains alors qu'un hoquet le prenait, et bientôt, l'horreur s'imprima dans ses yeux. Au moment où j'allais fondre sur sa carotide pour l'annihiler, les buissons s'agitèrent à ma droite. Je me détournai une seconde de l'homme terrifié, pour surprendre l'apparition d'un monstre enragé. Un ilyoni. Le démon à la peau mate analysa de son regard vicieux le chaos de notre combat. Son attention s'arrêta un instant sur moi avant de se focaliser sur les gardes. Je relâchai mon opposant, ma poigne devenant molle tandis que je me dressai face à ce tueur né.
Mon compagnon d'infortune m'imita, mais à mon inverse, il recula et nous maintint tous deux à bonne distance. Je récupérai son épée tombée plus tôt au sol lorsqu'il déguerpit. La bête massacra sans l'ombre d'une hésitation mes anciens assaillants, se jetant voracement sur eux. Sa dague s'infiltrait dans le cœur de ses victimes, tandis que ses crocs déchiquetaient leurs gorges. Elle ne faisait montre d'aucune pitié. Quand elle eut tué tous les hommes, leurs cadavres ensanglantés étendus dans la fange, elle essuya sa lame souillée contre son pourpoint en cuir sombre avant de la ranger dans le fourreau pendant à sa taille. Elle m'observa, un rictus carnassier aux lèvres. Ses canines saillantes me menaçaient, symboles funestes. Je venais d'assister au sort qui m'attendait. Un feulement plaintif m'échappa, tandis que je pointai mon épée d'un bras tremblant vers elle.
— N'approche pas !
L'ilyoni fronça ses sourcils fournis, aussi sombres que sa crinière, et marcha, d'un pas mesuré, dans ma direction.
— Je t'ai dit de ne pas t'approcher ! m'époumonai-je.
Plus la distance se réduisait entre nous et plus je m'agitai. Je fendais l'air de ma lame, sans m'arrêter, sans que cela le dissuade ; il persévéra. La mort avançait inlassablement. Toute ma rage s'évanouit, une peur sordide la remplaçant. Je reculai en lui faisant face, n'osant pas le perdre de vue. Le sol, jonché de branchages, craquelait sous mes pas incertains.
— Pitié...
Je couinais. Sa mine marqua la surprise et il interrompit sa marche macabre.
— Je ne te veux pas de mal.
J'écarquillai les yeux. Les Ilyonis parlaient notre langue ?
— Vous...
Les mots me manquaient ; ma gorge se comprima. J'étais incapable de formuler mes peurs. Pourquoi une telle bête, maudite des dieux, tentait de me rassurer alors qu'elle venait d'exterminer en un seul assaut des soldats qui vouaient leurs vies à s'entraîner et protéger le village, si ce n'était pour mieux me tuer à mon tour ?
Cette simple idée me suffit à déguerpir. Je m'apprêtai à faire volte-face, quand une surface dure percuta mon dos et qu'une étreinte brutale se referma sur moi.