Je m'éveillai aux premières lueurs du jour, l'esprit confus. La tenture inhabituelle qui me surplombait diffusait ses nuances écarlates à travers la tente, m'englobant dans une ambiance sanguine. Les volutes du sommeil agité dans lequel j'avais fini par tomber s'éclaircirent alors que les évènements de la veille se rejouaient, impitoyables, dans mon esprit ; une angoisse écrasante m'étreignit. Le camp fourmillait des allées et venues de ces créatures viles, dont la simple présence suffisait à vous maudire. À cette pensée, je repoussai vivement la couverture de fourrure qui me protégeait de la froideur matinale et inspectai mon corps.
Il n'y avait aucune trace de leur malédiction. Je soupirai.
— Personne ne t'a estropié cette nuit, lança Adrik, amusé, à l'entrée.
L'ilyoni entra et me tendit un bol et deux larges tranches de pain, surmonté d'un fromage odorant.
Je m'en emparai, la faim au ventre et reniflai l'épais bouillon ambré, dont les volutes de fumée réchauffaient mes joues glacées. Un riche parfum d'épices s'en dégageait, et sans une hésitation, j'y plongeai les lèvres. Son goût exotique frappa mes papilles et enflamma mon palais, avant que les graisses des morceaux de viande ne viennent l'apaiser.
Je vidai le bol en quelques gorgées voraces et me rabattit sur les denrées solides.
— Tu as bien dormi ? Me demanda Adrik en me couvrant du regard.
Je haussai les épaules et continuai de dévorer mon repas. D'humeur bavarde, il s'assit sur une malle en bois, pour me faire face.
— Maintenant que tu es reposé et que tu as l'estomac plein, il serait temps de discuter.
Je reposai la tranche de pain sur mes genoux et lui décochai un regard anxieux.
— Que voulez-vous savoir ?
— Ton prénom, pour commencer.
— Jeizah, confiai-je du bout des lèvres.
Il réfléchit un instant, mais au vu du tic nerveux de sa joue, il n'en tira aucune conclusion positive.
— De quelle famille viens-tu ?
Je l'observai avec circonspection.
— Pourquoi cette question ?
— Je ne peux pas te ramener chez toi, si je ne sais pas chez qui t'amener.
Je levai un sourcil et un gloussement ironique m'échappa.
— Vous voulez me raccompagner ?
— Bien sûr, affirma-t-il des plus sérieux. Je n'ai aucun intérêt à te garder plus longtemps que nécessaire et tes parents doivent être inquiets à l'heure actuelle.
L'effarement prit le pas sur l'inquiétude qui me taraudait, la colère m'emporta.
— Bien sûr, répondis-je en empruntant ses mots, vous avez plutôt tout intérêt à m'accompagner pour connaître l'emplacement du village et l'attaquer par la suite. Ne comptez pas sur moi. Même si les gardes, que vous avez tués, m'ont poursuivi dans la forêt, ils ne faisaient qu'obéir à nos lois et voulaient protéger le reste d'entre nous. Alors, ne croyez pas que je trahirai les miens aussi facilement !
— De quoi parles-tu ?
Le monstre, en face de moi, fronça les sourcils et feignit l'incompréhension.
— Je vois clair dans vos plans, inutile de jouer les philanthropes. Et, de toute façon, je ne peux plus rentrer. Les lois de Kesselt sont claires : si l'on sort de l'enceinte du village, seule la mort nous attendra au retour.
Alors que je m'attendais à ce que l'ilyoni se lève et dévoile son vrai visage, je le vis blêmir.
— Kesselt ? répéta-t-il en insistant sur chaque syllabe.
La confusion se marqua sur ses traits, tout comme elle envahit mon esprit. Le nom de notre dieu leur faisait-il si peur ?
— Kesselt est notre protecteur, tentai-je alors. Si vous vous approchez, vous serez massacrés.
Ma menace ne sembla pas l'atteindre, mais plutôt l'intriguer. Il regagna son allure désinvolte et se pencha, ses coudes sur les genoux ; le bois grinça sous son poids.
— Ton village vénère donc Kesselt ?
J'acquiesçai.
— Depuis quand y vis-tu ?
— Eh bien... Depuis toujours, l'informai-je sans comprendre le sens de sa question.
Il assimila mes réponses et se leva en soupirant.
— Il ne manquait plus que ça, marmonna-t-il.
Sans m'accorder une seconde d'attention de plus, il quitta la tente et héla Keir. Le soldat répondit à l'appel et les deux hommes s'entretinrent à voix basse, en glissant des œillades dans ma direction, de temps à autre. La mine du capitaine s'assombrit au fil de leur discussion, et finalement, sa voix portante laissa échapper sa conclusion.
— C'est pire qu'une épine dans le pied.
Ils se tournèrent alors à l'unisson, dans ma direction et je me pétrifiai.
— Gamin, vient par ici, exigea la bête cornue.
Je secouai la tête, muet ; un frisson d'effroi parcourut mon échine.
— Obéis ! grogna-t-il.
Je déglutis et, les poings serrés, je m'exécutai. Une peur irascible s'incrusta au plus profond de mes entrailles alors que je marchais vers la mort. Quand j'arrivai à sa hauteur, il attrapa mon menton, comme son compagnon la veille, et inspecta d'un air sévère chaque millimètre de mon visage.
— Il a ses marques et son apparence, maugréa-t-il.
— J'aurais préféré me tromper, admit Adrik, mais même dans le noir le plus complet, je les reconnaîtrai.
L'ilyoni me relâcha et je m'écartai prestement.
— Qui aurait pu imaginer un tel scénario ? Tendua, dans un village de fanatique...
Keir me scruta de haut en bas, la paume de sa main caressant la garde de son épée, comme s'il hésitait à la dégainer.
— Que va-t-on faire de lui ? questionna-t-il, ombrageux.
— Je vais le ramener au duché, décréta Adrik. Gardons ces informations secrètes sur le retour et nous aviserons une fois rentré.
— Si le roi l'apprend, il le tuera à coup sûr, pensa Keir à voix haute.
Je les regardai, impuissant, débattre de ma propre survie ; je n'osai esquisser le moindre geste et craignai que la plus infime respiration ne les convainque de m'exécuter sur le champ. Si j'avais pu prédire les répercussions provoquées par la simple mention de notre divinité, je me serais abstenu de le mentionner. Mais, il était trop tard ; les évènements m'échappaient.
— Tu l'effraies, le morigéna Adrik. Jeizah, je t'ai affirmé hier que je ne te voulais pas de mal, et cela tient toujours. Pour le moment, je te protégerai, mais nous allons devoir être sur nos gardes.
Il se rapprocha de moi et posa sa main sur mon épaule ; son regard se braqua dans le mien.
— Si l'on apprend ton origine et tes croyances ou que l'on aperçoit les marques sur ton corps et que ces informations tombent dans l'oreille de la mauvaise personne, tu seras en danger et je n'aurais d'autres choix que de te remettre aux mains du roi. Tu comprends ce que cela signifie ?
Je hochai la tête, la mort dans l'âme.
— Bien, alors applique le fard que je t'ai donné hier et prépare-toi à partir.
— Je vais donner l'ordre de lever le camp, annonça Keir.
Il quitta le pavillon au pas de course ; quant à moi, je restai figé, une terreur glaciale s'infiltra dans mes os, jusqu'à la moelle, et me contraignit à l'immobilité. J'espérai me réveiller de cet effroyable cauchemar et retrouver avec soulagement la solide charpente de ma chambre, l'odeur rassurante de mon foyer et l'étreinte réconfortante de ma mère, dès lors que j'ouvrirai les yeux. J'étais prêt à sacrifier mon existence entière et à consentir à ce mariage sans amour, pour juste entendre le rire gras de mon père, lorsque je lui raconterai l'absurdité de ce rêve maudit.
Je regrettai, à cet instant, d'avoir succombé à la peur et de m'être enfui. Quelle erreur grossière avais-je commise, en ayant agi sur l'impulsion du moment !
La crainte d'une vie gâchée par l'indifférence me paraissait bien dérisoire comparée à la menace des supports du dieu bestial.
— Ne reste pas planté là, me fustigea Adrik.
Sa remarque acide me frappa de plein fouet et m'extirpa de ma stupeur. Je repris mes esprits et m'activai, les doigts tremblants.
Avec mille maladresses, j'attrapai la fiole et étalai la mixture pâteuse sur mes joues. Pendant que je m'évertuai à couvrir les symboles lunaires, que je portais sur le front avec une fierté outrecuidante, des larmes perlèrent au coin de mes yeux. Je profitai de descendre sur l'arête de mon nez pour les chasser discrètement du dos de la main ; je ne voulais pas accorder à ces monstres le plaisir de ma déchéance.
Un branle-bas de combat résonnait à l'extérieur, où disparaissait Adrik pour transporter ses affaires. Quand j'eus terminé de me grimer, il s'assura que les marques soient invisibles, puis il m'amena près de leurs montures.
— Tu sais monter ?
— Non, avouai-je.
Les chevaux tiraient les lourdes charrues et transportaient les provisions et les céréales, des champs aux greniers ; nul n'avait d'intérêt à escalader leurs dos, à l'aide d'étranges harnachements.
— Par Elyon, ce gosse aura ma peau, jura l'ilyoni, à bout de patience, avant de s'adresser au soldat qui vérifiait l'attelage. Aujourd'hui, tu monteras Brume. Jeizah et moi prendrons le chariot.
— Êtes-vous sûr, votre Grâce ? Je peux m'en occuper et tenir à l'œil, par la même occasion, l'astréen.
— Il a un nom, le reprit-il. Et oui, j'en suis certain.
Il s'approcha d'un cheval au pelage gris clair qui renâcla à l'approche de son maître.
— Fais attention en le montant, il peut être fougueux, l'avertit-il, en caressant les naseaux de son compagnon équin.
Le soldat acquiesça et lui promit d'être prudent.
Les tentes empaquetées, le campement défait, nous grimpèrent sur la banquette rembourrée. Adrik récupéra les rênes, et bientôt, le départ fut annoncé.
Les chevaux s'ébrouèrent avant de se mettre au pas. Leurs sabots martelèrent la terre battue par le passage des marchands et voyageurs. Quand le soleil culmina dans les cieux, nous rejoignîmes l'axe commercial qui relie le duché à la capitale ; il traversait le sous-bois et se perdait jusqu'à l'horizon, sans détours. Le trajet serait court, continua de m'expliquer Keir. Quatre journées nous séparaient du château. À l'idée de retrouver sa femme et se serrer son nouveau-né entre ses bras, ses traits rudes se détendirent. Le monstre de brutalité se métamorphosa en un ours de douceur. Sa silhouette épaisse et son allure pataude me tendaient toujours d'appréhension, mais je devais reconnaître qu'il démontrait d'une tendresse et d'une douceur que je ne lui aurais jamais imaginée.
— Tu parles ! On sait tous que tu t'empresseras de nous rejoindre à la taverne, se moqua Ziran.
— Et pourtant des draps chauds m'accueilleront à mon retour quand tu embrasseras le balai.
— « Cette maison n'accueille pas les pochtrons ! » mima son cadet, donnant du crédit à son capitaine.
Un rire général s'éleva et le soldat aux défenses effroyables piqua un fard.
Je les écoutai, tout au long de la journée, rêver de leur retour, chanter les louanges de leurs conquêtes et s'inventer cavaliers de leurs nuits. Leurs chamailleries éclipsaient mes humeurs sombres, mais dès que le silence s'installait, un orage infernal tonnait dans mon esprit. Les évènements des jours passés se rejouaient et bataillaient avec l'angoisse de ce qui m'attendait à l'avenir. Une pensée amenant une autre, le visage de Malek se superposait à la mine de mes parents.
Attendaient-ils mon retour ? Comment avaient-ils appris mon départ ? Ma mère, au sommeil léger, se réveillait-elle en sursaut au moindre craquement de la maison, dans l'espoir que je passe le pas de la porte ? Et, mon père, si fier et à cheval sur ses principes, qu'en pensait-il ? L'avais-je déçu ?
J'espérais que ma disparition ne leur porterait aucun préjudice.
Les mettrait-on à l'écart à cause de ma décision précipitée ?
Tant de questions sans réponse se bousculaient.
Adrik, à mes côtés, me surveillait du coin de l'œil, mais ne pipait mot. Il se contentait de mener l'attelage et échangeait quelques commentaires avec ses compagnons de voyage, sans attendre que je converse à mon tour.
À leurs yeux, j'existais à peine. Ma présence ne semblait pas affecter leur quotidien ; je n'étais qu'une simple curiosité que l'on avait ramassée au bord de la route et que l'on oubliait sur le chemin du retour. Je n'avais d'exceptionnel que l'attention particulière que m'octroyait le duc.
L'obscurité s'installait quand nous nous arrêtâmes pour la nuit. Le camp fut installé et l'on m'affecta aux soins des montures ; enlever les harnachements, panser les chevaux, remplir des bacs d'eau et de grain ; le benjamin de la troupe coordonnait notre tâche et nous déplaçâmes finalement le troupeau dans une parcelle délimitée par de simples cordages. Ils ne les empêcheraient pas de fuir, si l'envie leur en prenait, mais limiteraient leurs allées et venues au sein du camp.
Quand nous eûmes terminé, il se précipita pour aider ses compagnons d'armes et me délaissa avec les chevaux pour seule compagnie.
Je risquai un œil vers les fourrées. Fuir, à cet instant, semblait aisé. Il faudrait toutefois être fou pour saisir cette occasion ; dès que j'aurai esquissé deux pas en dehors du périmètre du camp, l'une de ces créatures impies me sauterait dessus et me ramènerait aussitôt. Je soupirai et, ignorant l'avide curiosité que Keir me portait, non loin, pour déterminer si je comptais leur fausser compagnie, je m'asseyai sur le feuillage orangé et observai les équidés.
Comme j'en avais l'habitude au village, je me perdais en contemplation devant ces intrépides compagnons, à leur force tranquille, pendant qu'ils broutaient avec sérénité. J'admirai tout autant leurs capacités à s'adapter à leur environnement que le courage qu'ils déployaient à la moindre menace pour faire volte-face pour protéger leurs petits. Aujourd'hui, je jalousai pourtant leur disposition à fuir à une vitesse effarante, qu'aucun ilyoni ne saurait égaler. Seulement, je ne pourrai me contenter que du havre de paix ténu qu'ils représentaient, pour accueillir mes états d'âme.
Sans y penser, j'avais replié mes genoux contre ma poitrine et toute la terreur et l'angoisse qui m'étreignaient se dissipèrent au profit d'une tristesse infinie. Mes épaules s'agitèrent en échos aux sanglots qui déchirèrent ma gorge, l'instant suivant.
Toutes les émotions que j'avais réprimées durant ma fuite se mélangèrent en un méli-mélo incohérent et m'accablèrent d'un poids insurmontable. Ma poitrine me brûlait, mon visage s'inonda de larmes et je m'étranglai dans des hoquets disgracieux.
Les bras de ma mère me manquaient. L'enfant idiot que j'étais ne rêvait que de se lever et de se précipiter jusqu'à notre foyer, pour lui raconter le cauchemar auquel il se confrontait. Je me désespérai d'entendre les sermons de mon père ! J'échangerai les mille regards accusateurs de Malek pour que je puisse ressentir, rien qu'une unique seconde, l'étreinte maternelle dont je m'étais privé à perpétuité.
J'enfouissais ma tête dans mes bras, dans l'espoir que la prairie du village se substitue au campement, quand l'étreinte pour laquelle je me damnerai se referma sur moi. Elle n'avait rien de menue et le parfum familier des primevères n'effleura pas mes narines. Pourtant, je me jetai dedans sans une hésitation. J'enlaçai ses larges épaules et réfugiai mon nez dans ce cou ferme, aux muscles noueux. J'occultai l'odeur de la poussière et de la sueur, la chevelure sauvage au brun soutenu et l'accent âpre qui tentait de me consoler, pour me satisfaire du mirage que l'on m'offrait. Le temps s'étira et je me disloquai en de milliers de perles nacrées, retenu par ce seul filet de sécurité que l'on m'accorda.
Une éternité passa et quand mes yeux brûlèrent de sécheresse, je tentai de me recomposer. La réalité reprit sa juste place, tandis que je m'écartai de l'ilyoni.
Il me scruta, en silence, et patienta jusqu'à ce que je reprenne contenance. Je reniflai, épongeai mon visage de ma manche et calmai laborieusement ma respiration. Enfin, quand la honte s'inscruta avec fiel dans chaque recoin de mon être, je me mordis la lèvre, nerveux, et marmonnai des excuses informes. Puis, je m'écartai et me relevai, les jambes tremblantes.
À quel point avais-je perdu la tête pour me laisser aller ainsi, dans les bras de cette engeance impie ? Se faire consoler par son ennemi... Quelle vaste plaisanterie !
— Rentrons, annonça Adrik, placide. Un repas chaud te fera du bien.
Et ainsi, il m'invita, d'un geste de la main et d'un sourire compréhensif, à me mêler aux tentes.