Le roi scella un accord avec Adrik, officialisant mon adoption. Dès lors, la vie simple dont je rêvais me fut arrachée, remplacée par les responsabilités et les attentes qui incombaient au nouvel héritier du duché de Tyspolie.
À notre retour, les leçons s'intensifièrent et m'occupèrent des premières lueurs de l'aube jusqu'à la nuit tombée. Les journées harassantes se confondirent bientôt en mois interminables, où je restai confiné jusqu'à l'épuisement dans la salle d'étude. Les professeurs se succédèrent et ma tête s'emplit de sujets variés, allant de la simple règle de conduite aux subtilités complexes de la politique. Aucun domaine ne me fut épargné ; mon éducation avait été savamment préparée pour combler chacune de mes lacunes.
Trois années passèrent ainsi, où je savourai les rares sorties à cheval en compagnie de Keir, mes cours d'escrime et de danse, qui m'offraient un répit au calvaire théorique qu'Adrik m'infligeait. Lorsque le duc me jugea prêt, il s'occupa du reste de ma formation et me confia une partie de la gestion du domaine. Ce ne fut qu'alors que je réalisais que je regrettais toujours le temps des précepteurs, quand la vie des domestiques et des habitants des terres avoisinant le château ne m'incombait pas encore.
Durant cette période, j'appris l'étendue de l'accord qui nous liait. Le roi avait fait fi des réticences du prince héritier et avait extorqué une promesse de mariage au duc. Pour les titres de noblesse qu'il m'offrait, je serais tôt ou tard livré en pâture à la famille royale. Adrik, second dans la ligne de succession, représentait une menace que le roi rêvait d'entraver. Ayant hérité du duché à la mort de son oncle maternel, il avait acquis de puissants alliés et avait consacré la dernière décennie à étendre son influence, ce qui le plaçait à la tête du bord politique adverse. Si la cour se comparait à un nid de vipères grouillantes, Adrik en était le plus illustre des charmeurs ; nulle surprise que le roi n'attendait qu'une occasion pour le tenir sous sa coupe, et le duc la lui avait servie sur un plateau d'argent.
Au terme de leur négociation, il gagna un héritier, et par la même occasion, une laisse autour du cou. Le temps venu, son unique fils épouserait le prince héritier, ce qui l'inciterait à adapter sa position politique, et par conséquent, à limiter ses prétentions au trône pour me protéger. Au bout de toutes ces années, je ne comprenais toujours pas pourquoi il avait accepté ces termes, qui semblaient le désavantager. J'avais établi plusieurs théories, sans jamais avoir eu le courage de les lui partager.
Le palais se profilait à nouveau devant mes yeux. Cinq années s'étaient écoulées depuis mes premiers pas en ce lieu. Pourtant, il restait fidèle à mes souvenirs, comme si le temps n'avait aucun d'effet sur lui ; les domestiques s'empressaient toujours dans la cour, les courtisans se promenaient et manigançaient derrière de grands sourires, agitant éventails et cils pour parvenir à leurs fins.
On ne pouvait en dire autant pour ma part. Le garçon qui avait lâchement fui son village était devenu un jeune noble respectable et parfaitement intégré à la haute société. Je m'étais familiarisé avec leur monde, que j'avais appris progressivement à apprécier, et j'avais relégué derrière moi la peur que l'on m'avait inculquée pour découvrir une multitude de croyances et de coutumes fascinantes. L'histoire de notre peuple était semée de conflits, qui nous avaient cruellement divisés et qui faisaient encore peser un poids terrible sur les épaules des astréens, mais elle recelait des centaines de réponses que l'on avait manipulées pour accroître notre haine. J'avais eu du mal à le reconnaître et encore plus à accepter cette vérité ; au cours des années, je commençais à faire la paix avec les mensonges dont on m'avait abreuvé. Pour autant, je conservais en mon cœur une gratitude et une foi intacte pour la bénévolence de Kesselt envers notre peuple.
Notre carrosse s'arrêta.
— Tu es prêt ? me demanda Adrik.
— Comme un homme qui entre dans la fosse aux lions.
Il posa une main sur mon genou et le pressa en un signe d'encouragement.
— Ne sois pas aussi dramatique, ce n'est qu'un dîner, pas une mise à mort.
Je lui jetai un regard assassin.
— Où je devrai plaire à un homme qui n'a aucun égard pour moi. Adrik, il n'a aucune envie de se marier avec moi et je doute qu'il éprouve un jour un semblant d'affection.
— Parce que tu en as pour lui, peut-être ?
Je sombrai dans le silence, me mordant la langue pour ne pas répondre ; je ne voulais pas songer à ce que ce mariage représentait à ses yeux.
— Allons-y, décrétai-je pour couper court à la discussion.
Il soupira et quand il se leva, un valet ouvrit la portière. Nous descendîmes et une foule de domestiques se jeta sur nos effets comme une nuée de corbeaux sur une carcasse. Quand ils se dispersèrent en emportant nos coffres à vêtements dans leur sillage, j'aperçus aux portes du palais mon promis.
Sinha, qui avait acquis quelques centimètres de plus entre temps, me dépassant maintenant d'une bonne taille, s'approcha. Un cortège d'aristocrates suivait ses pas.
— Mon oncle, messire, nous salua-t-il d'un ton révérencieux avant de s'adresser à moi. Je suis heureux de vous revoir dans notre belle capitale. Au nom de Sa Majesté mon père, je vous souhaite la bienvenue et j'espère que votre séjour sera agréable.
Je sortis mon plus beau sourire et m'inclinai.
— Vous m'honorez, Votre Altesse.
Cette comédie m'irritait, mais je pris sur moi pour la mener à bien. Faire un faux pas maintenant jetterait l'opprobre sur le duché et nuirait aux festivités du soir. Par chance, Sinha se contenta de ces simples formalités et y mit fin rapidement.
— Je vous prie de bien vouloir m'accompagner au salon aux paons, proposa-t-il, si cela vous agrée, pour que nous rattrapions le temps perdu autour d'une tasse de thé et de quelques douceurs.
Adrik accepta avec joie, le prince nous guida alors jusqu'à une pièce lumineuse qui donnait sur les jardins. Une légère brise faisait danser les rideaux de soie au rythme des pépiements mélodieux des oiseaux à l'extérieur. Dès que j'entrai dans ce salon exotique, mes tensions s'évanouirent. Par sa simplicité sereine, il dérogeait au faste du palais et semblait nous transporter dans un éternel printemps, où l'oppression de la cour et la rigidité de l'étiquette n'avaient pas leur place. La délicatesse des aquarelles, qui dépeignaient à même les murs la grâce majestueuse des paons, me détourna des banalités dont le duc nous abreuvait. Ce n'est qu'à sa seconde interpellation que je cessai ma rêverie et m'empressai de les rejoindre. À peine assis sur l'un des boudoirs, mon attention fut de nouveau happée par les pâtisseries disposées sur la table basse, qui me séparait du prince. Leurs effluves, mêlés au parfum floral des bougies, firent grogner mon ventre.
— Le voyage était long, expliquai-je piteusement, les joues rougies.
Sinha me désigna un des plateaux.
— Prends-en autant que tu le souhaites, m'invita-t-il à me servir.
Mon père adoptif m'adressa à ces paroles un regard d'avertissement. Ces dernières années, j'avais appris à décrypter ses silences appuyés ; il me défiait de me remplir tellement la panse que je serai incapable de faire honneur à nos hôtes lors de la tablée du soir. Je retins un soupir et m'emparai d'une tartelette aux fraises.
— J'attendais votre arrivée avec impatience ! Depuis hier, les carrosses défilent et je ne peux pas faire un pas sans devoir saluer un nouvel arrivant.
Le prince revêtait une moue boudeuse, abandonnant toute réserve.
— Ton père souhaite me voir avant les festivités, objecta Adrik comme s'il avait saisi un sens caché qui m'échappait.
— Demain alors ?
Le duc agrippa une tasse fumante du service à thé et goûta du bout des lèvres l'infusion tandis que je m'emparai d'une nouvelle gâterie.
— Tu as passé l'âge des caprices, tu ne crois pas ? lui reprocha-t-il.
Sa voix était aussi suave qu'un filet de miel, mais il semblait avoir piqué Sinha au vif. Ce dernier carra les épaules et croisa les bras.
— Ce n'est qu'une chasse. Ça n'a rien d'un caprice !
Il me jeta un coup d'œil avant de grommeler en me désignant du menton : « Formulé ainsi, il ne pourra que se méprendre. »
Le sens de leur conversation m'apparaissait enfin. Ce prince aux manières raffinées, qui menait sa petite troupe aristocratique telle une couvée de caneton, souhaitait utiliser Adrik comme excuse pour échapper à ses responsabilités. La bestialité qui courait dans les veines des ilyonis me sidérait toujours ; comment le goût du meurtre pouvait-il être autant inscrit en eux ? Je me retins de hausser les sourcils d'un air consterné et attrapai à mon tour une tasse pour y plonger le nez.
Malgré l'objection initiale d'Adrik, ils eurent tôt fait de planifier leur prochaine sortie, m'écartant de leur discussion. Je les écoutai distraitement, alors qu'ils discutaient de la meilleure heure pour chasser le cerf, et je plongeai dans mes pensées.
Le jeune homme qui avait regagné tout son entrain, celui-là même qui m'avait rejeté avec tant de véhémence jadis, partagerait bientôt ma vie. Je le détaillai, pour la première fois, de la tête aux pieds ; si l'on excluait les deux oreilles rondes qui couronnaient sa chevelure de feu, il était indéniablement plaisant à regarder. Son allure féline et son visage affiné lui conféraient un charme mortel auquel je n'étais pas insensible. Pourtant, je ne pouvais détacher mon regard des petites pointes acérées qui se dévoilaient quand il prenait la parole, donnant à chacun sourire une note menaçante. Réussirai-je un jour à laisser mon corps entre ses mains comme on l'attendait de la part d'un époux ? Un frisson d'effroi me parcourut à cette pensée. Côtoyer ces prédateurs nés étaient devenus plus aisés avec les années, mais partager une si grande intimité me semblait d'une absurdité sans nom. Mes parents en tomberaient raides morts s'ils apprenaient que leur fils se jetait ainsi en pâture entre leurs griffes.
— Je dois rejoindre Eghat, dit Adrik en mettant fin à leur conversation. Profitez-en pour faire connaissance.
Je sortis de ma rêverie et le regardai, désabusé. C'était de mieux en mieux ! Sinha se contenta de sourire.
Lorsque le duc m'abandonna, après une tape sur l'épaule en signe d'encouragement et des instructions pour la soirée à venir, l'air avenant que le prince avait revêtu tout au long de notre entrevue disparue pour laisser place à un déplaisir profond.
— Je ferais mieux de partir aussi, clama-t-il en suivant l'exemple de son oncle.
Avant qu'il n'eût fait deux pas, je m'étais redressé d'un bond et avais agrippé sa manche.
— Votre Altesse. Non, Sinha, rectifiai-je. Je connais vos sentiments à mon égard et je n'ai aucune intention de jouer aussi la comédie.
J'avais capté son attention, que ce soit par l'affront manifeste à l'étiquette ou par ma déclaration, j'en profitais donc.
— Je n'ai jamais rêvé d'épouser un ilyoni et encore moins leur prince. Ces épousailles ne me réjouissent guère, je n'ai pas eu voix au chapitre et il semblerait que vous ayez échoué à convaincre votre père, j'aimerais que vous le considériez.
— Est-ce tout ? répondit-il d'un ton sec.
Il considéra mes doigts qui froissaient sa chemise de lin. Je relâchai ma prise, craignant que son regard assassin ne me les tranche, si je persistais à le retenir.
— Je ne suis pas l'instigateur de votre malheur, continuai-je, alors ne m'en jugez pas coupable. Si nous étions libres de nos choix, je vous assure que me tenir devant vous aujourd'hui serait la dernière de mes volontés. Cessez de me vouer autant de haine, je ne la mérite pas et cela ne fera que compliquer notre situation.
Il se tourna entièrement vers moi pour me faire face et fouilla le fond de mon âme, en quête d'une vérité qui m'échapperait.
— Qu'attends-tu de moi ?
Sa voix s'était faite mordante, tandis que ses iris, d'un brun ambré, me déchiffraient, glacials.
— De l'indifférence, si vous le souhaitez. De la sympathie, tout au mieux. Je n'ai pas de grandes exigences ou de sombres desseins.
Il me scruta quelques secondes de plus, vérifiant le poids de mes paroles, et capitula.
— Je le considérerai, dit-il.
Son ton m'ôta toute bravade et rétablit la distance que j'avais brisée plus tôt. Avant que je ne puisse répondre, il m'adressa ses adieux, courbant la tête.
— Nous nous verrons ce soir, conclut-il.
Je m'inclinai à mon tour et le regardai me fuir à pas vif, comme je l'avais moi-même fait à l'aube de mon mariage avec Malek, au village. Un vent de découragement soufflait dans mon cœur.
La fortune se riait de moi ; j'avais quitté un destin empli de rancœur pour un horizon où ne m'attendait qu'une terre inhospitalière. Un froid immense s'insinua jusqu'aux creux de mes os.