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Alcancia

Chapitre 2

Un second ilyoni m'entravait ; les veines saillantes de son cou massif accueillirent bientôt mon regard. Ses épaules colossales, qui faisaient au moins le double des miennes, trahissaient une force inhumaine, entraînées par le combat. L'horreur de ma situation s'intensifia quand je relevai la tête ; son visage, à l'effigie de son corps effroyable, revêtait des traits ciselés au couteau, barrés d'une large cicatrice noueuse qui courait de son menton à son oreille droite — probablement un vestige d'un de ses précédents affrontements. Deux larges cornes, semblables à celles des taureaux dont je n'osai m'approcher au village, s'élançaient d'une tignasse indomptée. Courbés vers l'intérieur, ces artéfacts redoutables menaçaient de m'embrocher en un instant. Deux perles bleutées, à la rudesse sinistre, m'examinaient avec une dureté implacable que seuls les soldats possédaient.

J'étais condamné.

— Où vas-tu comme ça ?

Sa voix caverneuse se répercuta dans l'air et me fit tressaillir. Je tentai de desserrer l'étau formé par ses avant-bras, sans succès.

— Lâche-moi ! tempêtai-je en lacérant sa peau. Ne me touche pas !

— Regardez-moi ça ! C'est qu'elle a des griffes, la petite panthère, grogna-t-il de douleur.

— On ne te veut pas de mal, m'assura son comparse, d'une voix douce. Tu devrais te calmer.

— Me calmer ? Me calmer ! Vous pensez que je vais coopérer ? Plutôt mourir que de devenir comme vous, crachai-je. Lâchez-moi ou alors tuez-moi tout de suite, mais ne jouez pas avec moi ! Finissons-en rapidement.

Il planta ses yeux dans les miens.

— Je ne compte ni jouer avec toi ni te tuer. Ceux qui en étaient après toi sont morts, tu ne cours plus aucun danger. Il va bientôt faire nuit, alors, soit tu te maîtrises et tu nous accompagnes de ton plein gré ; soit Keir t'y aidera. C'est à toi de voir, mais une chose est sûre, je ne te laisserai pas seul dans cette forêt.

Il me laissa y réfléchir. J'aggripai les bras entaillés du fameux Keir, pour conserver une certaine prise, pour me défendre s'ils changeaient d'avis, et pesai le pour et le contre rapidement. Quoi que je fasse, il semblait qu'ils tenaient à me garder en vie. Si je les suivais docilement, j'aurais toujours l'opportunité de guetter n'importe quelle occasion de fuir. Au contraire, si Keir m'y aidait, comme il le disait, je n'étais pas certain de pouvoir tirer mon épingle du jeu le moment venu.

— Je vais vous suivre, maugréai-je.

L'ilyoni soupira et adressa un signe de la tête à la montagne de muscle qui me maintenait. La pression sur mon torse s'amoindrit, et bientôt, je fus libre.

Je me décalai d'un pas et, observant la scène macabre devant nous, je prenais enfin la mesure des évènements qui s'étaient joués plus tôt. Ces quatre hommes qui m'avaient coursé, dans l'espoir de me ramener auprès des miens, jonchaient le sol. La terre humide peinait à absorber leur sang, qui se répandait en une mare visqueuse sur l'humus forestier. Un haut de cœur me prit et mon estomac se retourna, délivrant ses sucs. Je les connaissais. Iris, le plus jeune, vivait au coin de notre rue. Sa mère tenait l'herboristerie du village ; il lui devait son prénom. À ses côtés, Solem, que l'on reconnaissait d'un seul coup d'œil lors des grands rassemblements par sa chevelure flamboyant, était désormais couvert d'une boue crasse, dissimulant cette couleur si particulière. Fey, le plus ancien, protégeait notre village depuis bien avant ma naissance. Désormais, il ne conterait plus jamais aucune de nos légendes, au coin du feu, les longues nuits d'été. Je posai les yeux sur le dernier villageois ; le capitaine des gardes. Nous le craignons, son allure bourrue et sa voix qui grondait bien plus fort que le pire des orages, donnaient des sueurs froides à tous ceux qui croisaient son passage lors de ses rondes. Pourtant, il suffisait de le croiser à la taverne, dès lors qu'il était ivre, pour découvrir un côté plus doux de sa personnalité. Il ne boirait plus aucune goutte d'alcool...

Je vomis à nouveau et un cycle douloureux de nausées débuta. Dès que je repensais à chacune de nos interactions, mon cœur s'engouffrait dans un abîme infini.

Ils étaient morts par ma faute.

— Est-ce la première fois que tu vois des morts ? me demanda leur assassin.

Je le foudroyai du regard.

— Je suppose que cela veut dire oui. Les premières fois sont toujours les plus dures et je ne pense pas que l'on s'y habitue vraiment. Tu devrais arrêter de les regarder, ils seront bien assez présents dans tes cauchemars.

— Vous êtes vraiment un monstre, assénai-je.

— Peut-être bien. Mais si tu es en vie, c'est parce que j'ai été bien plus rapide qu'eux. Enfin, nous pouvons débattre du bien fondé de leur mort autant que tu le souhaiteras, mais cela ne changera rien à leur sort. Allons-y.

Il avait à peine fini de parler qu'il ouvrit la marche. Un silence de plomb tomba, alors que je me mettais en route, à sa suite. Je profitai du calme, où chacun se laissait absorber par ses pensées, pour scruter l'ilyoni devant moi. Le fourreau qui recelait sa dague mortelle se balançait sur des vêtements en cuir souple, tout autant adaptés au combat qu'au voyage. Il se déplaçait, silencieux et alerte. Le souvenir nébuleux de sa silhouette élancée, qui fondait sur ses cibles, une à une, avant de les abattre, sans sourciller, ne me laissait aucun doute sur sa nature ; c'était un guerrier aguerri, à l'instar de la montagne, dans mon dos, qui veillait à ce que je ne dévie pas de l'itinéraire. Je remontai sa large carrure, dépassant la ligne droite de ses épaules et parcourai sa crinière, d'où dépassait deux petites oreilles pointues ; d'un noir de jais, elles se fondaient dans l'obscurité naissante et me confirmèrent son appartenance animale. Les félins, réputés pour leurs vices, appartenaient aux légendes les plus sombres. Kesselt, lui-même, les craignait.

Une clairière illuminée par les torches d'un campement se dévoila devant nos yeux, après de longues heures de marche. L'ilyoni s'arrêta et se tourna vers moi. Il attrapa mon menton et alors qu'une faible lueur nous épousait, il inspecta mon visage.

— Il vaudrait mieux cacher ces marques, songea-t-il à mi-voix, me laissant perplexe.

Il retira son manteau, le déposa sur mes épaules et rabattit le capuchon sur ma tête.

— Cela devrait faire l'affaire, approuva-t-il. Bien, garde la tête baissée et suis-moi.

Je m'exécutai, la confusion laissant place à une appréhension douloureuse. Mon estomac menaçait de se retourner quand nous rejoignîmes leur repaire. Bien que je ne comprenais pas ses craintes quant aux marques de naissance qui couraient sur ma peau, à l'image des siennes que j'avais brièvement aperçues, je n'osais pas défier son ordre. Au village, il n'était pas rare que certains enfants naquissent avec ces dessins uniques, tracés de la main des dieux. Je me remémorai ceux de Malek, que j'étudiai avec avidité dès que l'occasion se présentait. De fines arabesques dansaient le long de son visage et se perdaient au tréfonds de ses clavicules. J'avais jadis rêvé de les parcourir du doigt, à l'aube de notre mariage, mais cette douce attente avait pris fin lors de notre dernière entrevue.

Un soupir aigre m'échappa.

— Laissez de la place au petit, ordonna Keir quand nous rejoignîmes une dizaine d'hommes qui encerclait un feu de camp.

Ils se tournèrent dans ma direction et me détaillèrent.

— Depuis quand accueille-t-on des astréens parmi nous ? grommela l'un des soldats.

D'énormes défenses saillaient de sa bouche. Un frisson d'effroi me parcourut, quand j'observai à mon tour la troupe hétéroclite, précisant la vision cauchemardesque qui me faisait face, le jeu des flammes sur leurs visages exacerbant leur apparence monstrueuse.

— Et depuis quand le capitaine te demande ton avis ? railla l'un de ses compagnons en se décalant.

Il tapota le sol et, après une seconde d'hésitation, je m'installai à ses côtés. La chaleur des flammes m'engloba, réchauffant mon visage ; par réflexe, je tendis mes mains glacées vers le foyer et un soupir de soulagement m'échappa.

Keir, qui s'était absenté un instant avec son comparse, revint avec une large tranche de pain et une choppe remplie à ras bord et me les fourra dans les mains. Je plissai le nez, l'odeur infecte, qui s'en dégageait, m'écœurant et mon estomac se retourna pour de bon, quand je posai les yeux sur la viande sanguinolente qui imbibait la mie. Sans attendre, je les déposai devant moi et plaçai mon poing contre mes lèvres.

— Eh ! Si tu veux dégobiller, va ailleurs ! s'exclama le monstre aux immenses défenses.

– C'est la faute du cap'taine, chambra un autre. C'est bien connu que les astréens sont de petites choses fragiles. Une tranche de viande sanglante et ça ne fait plus le fier !

Ses compagnons ricanèrent à l'unisson.

— Dois-je vous rappeler tous les moments où vous ne faisiez pas les fiers ?

Je me tournai vers la voix grondante dans mon dos. L'ilyoni, qui s'était éclipsé aussitôt que nous avions rejoint le campement, toisa le groupe de soldats indisciplinés et tira son épée au clair. Un malaise m'envahit alors que j'examinai la lame qui avait massacré les villageois à mes trousses. Sa teinte argentée luisait à la lueur des flammes, débarrassée de toute trace de carnage. Il récupéra mon infâme repas, alors que les soldats bredouillaient quelques excuses, posa son épée en travers du feu et y disposa la viande crue.

— Bois ça, m'ordonna-t-il finalement, en me tendant une gourde en peau.

Je la récupérai, la débouchai puis je reniflai son contenu, peu assuré. Aucune odeur ne me parvint ; je fronçai les sourcils.

— C'est de l'eau.

Je hochai la tête et portai finalement la gourde à mes lèvres ; le liquide courut dans ma gorge, effaçant le goût âcre laissé par les nausées.

— Merci, marmonnai-je, en lui rendant l'outre.

Le félidé posa sa main sur ma tête, avant de rabattre un peu plus la capuche sur mon front.

— Mange et reprends des forces. Demain, une longue route nous attend.

Je me rembrunis, mes doigts se crispèrent sur le sol. Ma situation empirait à vue d'œil. Là où j'espérais leur échapper dès la moindre occasion, je devais désormais me résigner.

— Ziran, puisque tu as la langue bien pendue ce soir, tu garderas le camp.

L'ilyoni aux larges défenses d'ivoire me fusilla du regard et se leva, bougon.

— Votre Grâce, dit-il malgré tout, prenant ses ordres en s'inclinant, avant de partir vers l'orée de la forêt.

Les soldats se déplacèrent et laissèrent une place à leur chef, tandis que je tiquai.

— Votre Grâce ? m'enquis-je.

— Tu as devant toi notre seigneur, le duc de Tyspolie, m'informa mon voisin.

— Adrik suffira, rectifia l'intéressé en s'asseyant à mes côtés.

Il retira son épée chauffée à blanc, inspecta la viande rôtie et avec une moue appréciatrice, il la déposa dans un bol, qu'il remplit par la suite de gruau. Mon ventre grogna, quand l'effluve bien plus agréable de cette nourriture, chatouilla mes narines, et cette fois-ci, je ne me fis pas prier pour me jeter sur mon plat.

J'engloutis ma portion, et les conversations reprirent autour de moi. La faim, qui me guidait, occultait les regards curieux que la troupe me lançait à la volée. Mon monde se réduisit à la bouillie fumante entre mes mains et à la chair fondante dressée par-dessus ; mes angoisses se turent et plus mon estomac se remplissait, plus je me détendais. Les rires emplirent la nuit et petit à petit, les hommes rejoignirent leur tente.

Une main se posa sur mon épaule et je tressaillis.

— Allons dormir, nous aussi, annonça Adrik.

Bien que sa prise fût légère, elle me ramena à la réalité et toute la tension, qui s'était évanouie, revint en trombes. J'inspirai longuement et rassemblai le peu de force que me laissait la peur pour me lever et le suivre.

Il nous mena à un pavillon imposant, au centre du campement. Les lourdes tentures aux motifs raffinés contrastaient avec un intérieur sommaire ; une couchette et deux coffres y avaient été installés.

— Nous emportons le strict nécessaire lors de nos déplacements militaires. Cette nuit, tu prendras le lit, je me contenterai du sol.

— Je peux dormir par terre, lui assurai-je, peu serein à l'idée d'accaparer la couche d'un noble.

— Rassure-toi, mon garçon, je ne fais pas ça par pure bonté de cœur. Si cette nuit l'envie te prenait de nous fausser compagnie, tu devrais m'enjamber et j'ai le sommeil léger, m'expliqua-t-il.

Un sourire étira ses lèvres, révélant deux canines saillantes et acérées. Je notai l'avertissement à peine sous-entendu et me forçai à lui offrir un visage affable en retour.

— Je ne compte pas m'enfuir.

— C'est une sage décision, approuva-t-il avant de se détourner pour fouiller une des malles en bois.

Il en sortit deux couvertures, qu'il étendit devant l'entrée. Puis, il récupéra dans l'autre des vêtements ainsi qu'un flacon.

— Change-toi avant d'aller dormir et ça, dit-il en désignant la fiole, c'est pour demain. Tu en mettras sur ton visage chaque matin pour camoufler tes marques de naissance. Personne ne doit les apercevoir.

— Pourquoi...

— Assez de questions pour aujourd'hui, me coupa-t-il.

Une vague de contrariété m'envahit, mais encore une fois, je pris sur moi. J'attrapai la tunique blanche et le pantalon en lin, qu'il avait déposé sur le bord de la paillasse et m'exécutai. En retirant mes propres habits, je constatai leur état déplorable : boueux, déchirés par endroit et surtout, couverts de sang. Les nouveaux que j'enfilai étaient légers et de parfaite facture ; le tissu minutieusement brodé à la main embellissait la coupe ajustée à la morphologie de l'ilyoni. J'inspectai les coutures solides et discrètes, ainsi que chaque détail de la chemise d'un seul coup d'œil et en appréciai la qualité. Mes parents en auraient obtenu au moins trente pièces ; cette confection était une denrée rare au village et attestait, sans l'ombre d'un doute, une excellente maîtrise artisanale.

Une fois vêtu de propre, je m'installai sur la couche tandis qu'Adrik s'allongeait par terre sur sa literie de fortune, roulant son manteau en boule en guise d'oreiller.

Je l'épiai de longues minutes, mais il se contenta de fermer les yeux et bientôt, sa respiration ralentit. Le camp sombra dans un silence assourdissant ; la fatigue me rattrapa et je m'assoupis, au milieu d'un concert sinistre de hululements et des longs hurlements de prédateurs nocturnes, tout aussi féroces que ces démons d'Ilyonis.

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