La soirée et le reste du voyage qui s'ensuivirent se brouillèrent en une brume informe qui étouffait chacune de mes sensations. Je suivais le mouvement, perdu dans mes pensées, en ces souvenirs auxquels j'avais tourné le dos. Parfois, je me surprenais à soupirer ; cette transe hypnotique, qui me maintenait loin de toute inquiétude, se levait avant d'empoisonner de nouveau mon esprit, au fil des martèlements des sabots sur les pavés grossiers. Dans ce silence morne, les ilyonis exécutaient leur routine éprouvée, sans me prêter attention. Keir se relayait avec Adrik, à mes côtés, seul indicateur du temps qui s'écoulait.
— Nous arriverons dans l'après-midi, m'indiqua le félidé.
Il avait endossé sa garde à l'aube. Son annonce me tira de mes songes, le chahut de la troupe explosa, atteignant la limite du supportable.
Au milieu des discussions effervescentes, une angoisse sourde s'imposa à moi, grignota mes entrailles et réduisit ma respiration en charpie. Je remontai mes genoux contre mon torse, tentant de la comprimer, en vain. Je n'avais aucune idée de ce qui m'attendrait dès que nous atteindrions notre destination ; mon seul indice se résumait en une menace macabre. Alors que je me remémorais leur échange, je tiquai.
— Qui est Tendua ? demandai-je en fronçant les sourcils.
Adrik se tourna vers moi, m'assommant d'un regard noir ; je triturai mes doigts et me mordis les lèvres. De ce sujet aussi, je devais rester muet ?
— Tu ne le sais pas ?
— Je ne le demanderai pas, sinon, marmonnai-je.
Il me scruta avec étonnement.
— Que vous apprend-on dans ce maudit village ? Tu n'as jamais entendu parler de Tendua ou même de Sinha ?
Je réfutai et il renchérit aussitôt avec deux autres noms.
— Qu'en est-il d'Elyon ou d'Astra ?
Je secouai la tête.
— Vous ne vénérez que ce traître ? Oh, Seigneur...
— Tendua est un dieu ? déduisis-je.
Il approuva, avant de me les présenter.
— Tendua, dieu Panthère, fils adoré d'Astra et détenteurs des savoirs ; Sinha, dieu Lion, bras droit d'Elyon et père des Ilyonis. Ce sont deux figures emblématiques de nos peuples respectifs.
— Je ne connais que Kesselt et le Dieu Bestial, relevai-je, submergé par le flot d'informations.
Une ride se forma entre ses deux sourcils, alors qu'il observait ses soldats. Ses traits se durcirent.
— Certains noms sont dangereux à prononcer, lorsque l'on est astréen. Nous en reparlerons une fois seuls, décréta-t-il.
Des dizaines de questions s'entassèrent à la lisière de mes lèvres. Qu'avais-je à voir avec Tendua ? S'il était un dieu, pourquoi notre ressemblance serait une mauvaise chose ? Pourquoi parlaient-ils toujours de Kesselt comme un traître alors qu'il était le sauveur de notre peuple ? Et ainsi de suite.
Je me réfrénai devant son air lugubre, une note aigre dans le cœur.
Il changea de sujet et m'expliqua les comportements à considérer au château ; une somme incalculable de règles s'enchaîna et rythma notre route, jusqu'à ce que toute divinité quitte mon esprit.
Les tourelles aux tuiles bleutées d'une gigantesque bâtisse en pierre, percèrent à l'horizon. La forêt se retira, laissant la place à des jardins sauvages qui encadraient le château.
Un soldat, à la livrée bleu corbeau, nous intercepta.
— Bon retour, votre Grâce, salua-t-il le duc, avant de faire son rapport. Son Altesse, le prince héritier, est arrivée au château ce matin et vous attend avec impatience.
— Y a-t-il autre chose ?
— Non, votre Grâce. Rien à signaler.
— Bien, tu peux disposer.
Le soldat montra ses respects une nouvelle fois, avant de rejoindre ses compagnons qui l'accueillirent avec tumulte.
— Ne parle que si le prince t'adresse la parole et veille à ta langue, me commanda Adrik, ajoutant une ultime recommandation à sa liste bien remplie.
J'en avais le tournis. L'étiquette, contrairement à son doux nom, ressemblait à une ancienne forme de torture.
Nous rejoignîmes un parvis fleuri aux graviers immaculés ; une flopée d'astréens jaillirent des bâtiments voisins et convergèrent vers nous pour s'emparer des montures et des paquetages. Mon cœur battait la chamade, alors que les légendes et mythes cruels que l'on contait depuis la nuit des temps défiaient cette vue qui dépassait mon entendement. Mon peuple évoluait au cœur du monde ilyoni, sans crainte, et se déplaçait en une danse usuelle.
Une exclamation mit un terme à ma stupeur, quand un homme se précipita vers nous.
— Mon oncle !
Un rayon de soleil habitait sa chevelure, se mariant à une assurance insolente qui contrastait avec sa jeunesse.
— Qui est ce garçon ? demanda-t-il lorsqu'il parvint à notre hauteur.
Son regard inquisiteur m'examina ; j'ancrai le mien dans le feu ardent qui sommeillait dans ses iris foisonnants de curiosité et d'un brin d'agacement.
— Il fait partie de l'ancienne lignée. Il s'était perdu en forêt, mais par chance, nous patrouillions non loin de là.
Cette première précision me perturbait, tout autant que l'intérêt que me portait le nouvel arrivant.
— À quelle famille appartiens-tu ? me questionna-t-il.
— C'est encore à déterminer, répondit Adrik à ma place. Il aurait été élevé par un regroupement d'astréens dans les contrées sauvages. Je dois mener une enquête approfondie pour attester de son lignage et le remettre aux siens.
— Il n'a aucune marque de noblesse, releva-t-il, dubitatif.
— J'ai pris soin de les dissimuler. Nous les révélerons en temps voulu, lorsque je serai certain qu'elles ne lui porteront pas préjudice. Sans statut, il est une cible tout indiquée.
— À mon retour, je te ferai envoyer une copie des disparitions recensées sur les dernières décennies. Si la providence nous sourit, son portrait y figurera.
— Ce serait une grande aide, approuva Adrik. Nous n'éluciderons pas l'affaire aujourd'hui et nous sommes sur les routes depuis trois bonnes semaines. Le temps est au repos, rentrons donc.
Il donna congé aux troupes et nous convia à l'intérieur du bâtiment central.
— Qu'est-ce qui t'amène ? s'informa le duc.
— Mon père souhaite négocier de nouveaux accords commerciaux pour la construction de deux navires.
— Préparez-vous une guerre pour que tu doives te déplacer sans t'annoncer ?
— Adrik...
Un rire franc répondit à la mine mortifiée du prince. Son aîné lui tapota l'épaule, taquin, et l'invita à en discuter dans son bureau. Il me considéra et héla une femme qui fermait notre marche, trois pas en arrière.
— Brie, prépare une chambre pour Jeizah ainsi qu'une garde-robe. Je te confie le soin de lui montrer les lieux, il restera parmi nous pendant un moment. Oh ! Une dernière chose, nous dînerons ensemble ce soir, demande aux cuisines de prévoir trois couverts.
Elle acquiesça et s'adressa à moi.
— Tu dois être affamé avec toute cette route, tu as aussi besoin de te décrasser. Allons-y, mon garçon, ne perdons pas de temps.
Elle m'incita à la suivre, d'un signe de la tête, le bras ouvert. Son ton maternel, similaire à ceux de nos aînées, apaisa mes craintes et m'insuffla un vent de confiance ; suivre une ilyoni me parut soudain aisé.
— Un instant, nous interrompit le neveu d'Adrik. Tu ne m'as pas donné ton prénom.
— C'est Jeizah, monsieur.
Brie se tendit, Adrik tiqua et mon interlocuteur fronça les sourcils, en me corrigeant. Je bafouillai la suite de mot inhabituelle et me morigénai de ne pas avoir fait le rapprochement. Ils semblaient tous les deux si à l'aise que je n'avais pas imaginé une seule seconde qu'il s'agisse d'un de leurs princes.
— Ne tiens pas compte de ses maladresses, tempéra le duc. Il n'est pas encore au fait de nos usages. Jeizah, continua-t-il à mon intention, je te présente Son Altesse Royale, le prince héritier Sinha de Lysvin.
— Comme le dieu ?
Une remarque confuse m'échappa. L'intéressé acquiesça, mais ne s'embarrassa d'aucune explication. Était-ce une tradition de mêler leurs divinités à chaque être vivant ? On m'avait associé Tendua et ils nommaient leur prince Sinha. Devais-je m'attendre à croiser un Elyon et une Astra ?
Les questions fourmillaient dans ma tête et une certaine curiosité me gagna. Leur civilisation était si différente de la nôtre.
— Je vous prie de bien vouloir m'excuser, Votre Altesse royale. Je ne voulais pas vous offenser.
Je rassemblai toute la politesse que m'avait inculquée ma mère, en espérant que cela suffise à le satisfaire.
— Je ne le suis pas, sois tranquille, me rassura-t-il.
— Allez, file, m'encouragea Adrik en écho.
Je ne me fis pas prier, et saisissant l'occasion, je me retirai et suivis la domestique.