Loading...
Report sent
1 - Chapitre 1
2 - Chapitre 2
3 - Chapitre 3
4 - Chapitre 4
5 - Chapitre 5 - Partie 1
6 - Chapitre 5 - Partie 2
7 - Chapitre 6
8 - Chapitre 7
9 - Chapitre 8
10 - Chapitre 9
11 - Chapitre 10
Loading...
Loading...
You have no notification
Mark all as read
@
Alcancia

Chapitre 6

Le chuintement des lourds rideaux sur la tringle de bois se superposa aux chants mélodieux des geais qui accueillait le point du jour, je grognai et rabattis mes couvertures au-dessus de ma tête, fuyant le soudain bain de lumière qui déferla dans ma chambre.

— Debout, tempêta Keir en me les retirant aussitôt. Un homme accueille l’aube, il ne court pas après comme le dernier des idiots. Tu n’es plus un gamin, alors habille-toi et rejoins-moi aux écuries.

Sans me laisser le temps d’émerger, il fouilla mon coffre à vêtements et en tira une tenue de voyage, qu’il jeta au pied du lit. Je baillai, les yeux douloureux, et me redressai alors qu’il quittait la pièce aussi vite qu’il y était entré. La veille s’était conclue après l’assommante masse d’informations qu’Adrik m’avait partagée et j’avais trouvé difficilement le sommeil ; qu’il s’agisse de mon avenir ou des croyances qui croisaient et s’opposaient aux miennes, de nombreux questionnements m’avaient taraudé jusqu’aux heures les plus sombres de la nuit. Je m’étais écroulé de fatigue, et au réveil, je ne leur avais trouvé aucune réponse, si ce n’était que le duc n’avait pas attendu l’aval de son roi, pour débuter mon éducation nobiliaire.

— Bonjour, jeune maître.

Brie pénétra dans la pièce à pas feutrés, contrairement au précédent intrus, et déposa un plateau sur ma table de chevet.

— Vous pouvez m’appeler Jeizah, grommelai-je.

Le parfum délicat d’un bouquet de giroflées accompagné de deux tranches de pain garnies d’une large couche de confiture et d’un verre de jus de fruits apaisa ma mauvaise humeur. Je lui souris, avec toute ma maladresse matinale et la remerciai.

— Si je puis me permettre, monseigneur, dorénavant, ne laissez personne vous manquer de respect. Monsieur le Duc a reconnu votre lignage, par conséquent, quiconque ternira votre réputation s’attaquera à Sa Grâce.

— C’est le prénom que mes parents m’ont donné, il n’est en rien insultant, et puis… Je ne suis pas habitué à ce que l’on me donne du « monseigneur » ou du « jeune maître ». S’il vous plaît, parlez-moi normalement, comme avant.

Elle ne protesta pas, bien qu’une moue désapprobatrice lui échappa.

— Mangez vite, me conseilla-t-elle en ouvrant la fenêtre. Keir n’est pas connu pour sa patience. Il doit déjà faire les cent pas à vous attendre.

Je retiens un soupir, frissonnant sous la brise automnale, et me résolut à picorer mon petit-déjeuner. À mon instar, mon estomac préférait se prélasser avant de se mettre en action. Une fois vêtu, et les pensées avivées, je quittais l’enceinte du château assoupi pour me mêler au flot de serviteurs. En traversant le parvis pavé, je capturai les ragots du jour, colportés dans un joyeux chahut par les lavandières qui revenaient du puits. Pourtant, dès qu’elles m’aperçurent, elles se turent et inclinèrent la tête dans ma direction. Je fronçai les sourcils, face à leur comportement inhabituel, mais me repris aussitôt et les saluai en retour, d’un geste courtois. Leurs chuchotements reprirent dans mon dos, quand je les dépassai d’un pas plus vif. Je repoussai la gêne qui m’assaillait, et me laissait guider par le fumet rance des étables jusqu’à ma destination.

— Te voilà enfin ! m’intercepta le capitaine de la garde. Adrik m’a demandé de t’apprendre à monter et à combattre, tu me rejoindras ici tous les matins, sans exception, qu’il pleut ou qu’il vente.

Sur ses derniers mots qu’il avait appuyés, mélange d’avertissements et d’ordre, il me mena jusqu’à une stalle, d’où la tête fine d’un cheval émergea.

— Bah alors, je t’ai manqué ? le taquina Keir en lui caressant le chanfrein. On va te dégourdir un peu les pattes aujourd’hui. Je te présente Jeizah, tu dois bien prendre soin de lui, d’accord ?

Keir se métamorphosait à ses côtés ; son allure brusque et intimidante s’effaçait au profit d’une douceur aimante, qui dévoilait sans l’ombre d’un doute la relation profonde qui les liait. Son compagnon inclina la tête, acceptant avec joie ses démonstrations affectueuses, et commença à brouter le veston de cuir de l’ilyoni, sans me prêter attention.

— Voici Plume, me le présenta-t-il enfin. Il est sous ta responsabilité à partir d’aujourd’hui, c’est une bonne patte, tu verras. Hein, mon vieux ?

L’étalon s’ébroua, comme s’il comprenait nos paroles et m’observa à la dérobée. Je tendis le bras, la paume ouverte, en guise d’invitation ; ses naseaux frémirent, me jaugeant avant d’accepter mon contact. Je le caressai doucement et tout à coup, j’eus l’impression d’être transporté chez moi, où le calme et le bonheur simple présidaient dès que l’on gagnait les prés.

— Première leçon de tout cavalier qui se respecte : prendre soin de sa monture. On va le sortir, l’étriller et on le sellera.

Et ainsi, lança-t-il le mouvement qui animerait la matinée. Il me montra comment le longer, brosser ses poils soyeux, curer ses sabots où la paille et la boue séchée s’étaient logées et enfin à le harnacher. Je répétai chacun de ses gestes avec minutie, jusqu’à ce qu’il opine du chef. Comme promis, Plume coopéra, se laissant manipuler sans difficulté. Lorsque je l’avais pansé, j’avais découvert par surprise l’origine de son nom. Une touffe de poils blancs tranchait avec sa robe d’un noir abyssal, prenant son envol au creux d’un de ses paturons arrière.

— Il était destiné aux écuries royales, mais à cause de cette marque, Adrik n’a pas pu le vendre, m’informa Keir. Nous aurions dû nous en débarrasser à moindre coût, mais je me suis attaché à lui, alors avant même que j’y réfléchisse, j’ai demandé à le racheter. Adrik a refusé, tu aurais vu sa tête, on aurait dit que je venais de lui cracher au visage. Au final, il me l’a offert, et depuis, il m’accompagne à chacun de mes déplacements.

— Mais vous montiez un alezan lorsque l’on s’est rencontré.

— Hmm. Je le ménage un peu en lui évitant les longues patrouilles.

— Et vous voulez vraiment me le confier ?

Il me jeta un coup d’œil critique, resserrant la sangle.

— Tu comptes le maltraiter ?

— Jamais !

— Alors ça fera l’affaire. C’est le meilleur cheval qu’un débutant puisse espérer. Trêve de bavardage. En selle !

Il plaça Plume au milieu de l’allée en le maintenant d’une main par la bride et de l’autre, il sécurisa l’étrier.

— Par la gauche, me dirigea-t-il. Quand tu auras une épée au flanc, tu ne pourras pas monter à droite, alors prend toujours cette habitude. Allez, pousse ! À ce rythme, on mourra de vieillesse avant que tu sois sur son dos. Par Elyon, utilise un peu ces muscles !

Sous son œil et ses remarques sarcastiques, je réussis finalement à m’élever suffisamment pour passer une jambe par-dessus le dos de l’étalon, mais avant que je ne puisse crier victoire, je basculai et rencontrai durement le sol. Je lâchai un grognement de douleur, ponctué de frustrations ; Keir éclata de rire.

— La selle est sur le cheval, tu sais ?

Je le foudroyai du regard et me relevai péniblement. Sans lui laisser le temps de se moquer une seconde de plus, j’agrippai une pleine poignée de la crinière de Plume et me hissai sur son dos.

— Et maintenant ? lançai-je amer.

— On va faire quelques pas, pour l’instant. Tu n’as plus qu’à nous faire confiance et faire ton possible pour rester sur son dos.

J’attrapai les rênes, imitant les gestes des cavaliers chevronnés et me préparai à perdre tout contrôle de la situation. Assis sur cette selle, j’étais aussi à l’aise qu’un poisson hors de l’eau. Je refrénai l’appréhension qui me taraudait, m’agrippant à un semblant de fierté et hochai finalement la tête. J’étais prêt. Du moins, c’était ce que j’avais pensé une seconde plus tôt. Au premier balancé, je perdis l’équilibre, me cramponnai aux crins les plus proches et me penchai, à deux doigts d’enlacer l’encolure de l’étalon. Keir ricana, mais son appréciation ne m’importait plus le moins du monde ; une envie furieuse de mettre pied à terre hurlait au plus profond de mes tripes. Je ne pouvais pas rester une seconde de plus sur le dos de cet animal ! Quel idiot devais-je maudire pour avoir eu l’idée folle de monter une bête gigantesque qui pouvait vous jeter à bas de son dos d’un coup de reins ?

— Seigneur, on dirait bien qu’on va avoir du boulot ! Allez, redresse-toi, tu vas finir par glisser, comme ça.

— Non ! Je ne bouge pas ! C’était une mauvaise idée ! Je suis pas fait pour ça. Kesselt, pitié, sauvez-moi ! Ne me laissez pas mourir comme ça !

Le tas de muscle entre mes jambes s’arrêta de bouger et le soldat se rapprocha et agrippa les rênes pendantes.

— Eh, gamin, respire. Je suis là, tu es en sécurité, il ne va rien se passer.

Je lui jetai un coup d’œil assassin, mais toute moquerie avait quitté son visage. Il me scrutait, d’une mine sérieuse ; je pris une inspiration, me rendant compte que la panique m’avait gelé sur place, et mes épaules se détendirent légèrement. Je me redressai, me raclant la gorge et grimaçai quand je croisai son regard.

— Ça va ? me demanda-t-il.

— Je… Je crois.

— Bon, alors on recommence. Cette fois, serre les cuisses quand il se mettra en marche et agrippe une poignée de crins ici, en plus des rênes. Tu ne tomberas pas, je reste à côté de toi.

Et ainsi, il s’exécuta et je l’imitai. La première peur passée, quand le cheval roula à nouveau des hanches après un claquement de langue du capitaine, le mouvement me sembla bien moins impressionnant. Keir positionna une main derrière mon dos, prêt à me stabiliser, tandis que je tentais de rester droit. Au bout de quelques pas, je gagnai en confiance et me redressai plus.

— Voilà, c’est bien, m’encouragea le soldat. Tu as saisi le truc. On va rejoindre la carrière, je peux te laisser gérer seul ?

J’acquiesçai en silence, mordillant ma lèvre inférieure pendant qu’il se déplaçait à notre tête. Il mena à la bride l’étalon et nous conduisit d’une main de maître derrière les écuries. Un sourire gagna petit à petit mes lèvres alors que la confiance enflait au plus profond de ma poitrine. Je me prêtais même à lâcher du lest sur la pauvre crinière torturée pour m’emparer des deux morceaux de cuirs souples. Keir se retourna une fois pour vérifier que je chevauchais toujours son compagnon et pouffa.

— Eh bien, prêt à conquérir le monde, à ce que je vois !

— Il faut bien commencer quelque part, rétorquai-je d’un ton mordant.

Il éclata de rire et secoua la tête.

— Ce qu’il ne faut pas entendre avec les jeunes de maintenant. À peine quelques pas qu’ils se croient maîtres du monde !

— Et vous, quelques rides et ça se fait gâteux. On a tous nos travers.

— Bien dit, fiston. Mais ne fais pas trop le fier. Il y a moins d’un quart d’heure, tu implorais ce satané félon de venir sauver ton cul.

Je me rembrunis, piqué au vif, sans qu’aucune réplique ne puisse sauver mon honneur et savourai l’aigreur de la défaite, le bec clos.

 Nous arrivâmes sur cet entre fait devant l’enclos où deux cavaliers tournaient.

— Ils dressent nos petits derniers. D'ici un an, ils intégreront la cavalerie et feront leurs premières patrouilles. Ils ne nous dérangeront pas, tant qu’on ne leur colle pas à l’arrière-train. À cet âge, ils sont encore fougueux.

Je hochai la tête et lui demandai ce qui m’attendait désormais.

— Tu vas faire quelques rondes. Je guiderai Plume à la longe pendant qu’on travaillera ta position et ton assiette. Si tout va bien, d’ici quelques jours, tu pourras voler de tes propres ailes et à la fin de la semaine, on pourra tenter un petit trot. Mais patience est mère de vertu, donc ne brûlons pas les étapes. Prêt ?

Il accrocha une corde à la bride et nous nous lançâmes. Je m’en tirai admirablement, si l’on considère que rester perché sur le monstre de hauteur, l’heure durant, relevait de l'exploit. Keir passa au crible chacune de mes erreurs de posture, agrémentant ses appréciations d’un soupçon de « baisse les talons », d’une poignée de « garde la tête droite » et d’une avalanche de « garde le dos droit ». Quand il fut satisfait de notre séance, il me permit de mettre pied à terre.

— Bon travail ! Tu mériterais de te reposer pour être d’attaque demain, mais Adrik a d’autres plans pour toi.

Il posa une main sur mon épaule et son geste m’apporta un brin de réconfort. J’étais fourbu, mon dos me tiraillait et mes jambes flageolaient. Pourtant, la fierté de m’être montré à la hauteur et d’avoir réussi à dompter l’étalon surpassait tout malaise. Je me sentais capable de gravir des monts entiers ! 

Après un déjeuner frugal partagé avec Keir dans un recoin des cuisines, où cuisinières et marmitons s’affairaient en partageant potins et railleries à travers la pièce, dans un chahut que notre présence n’altéra pas d’une once, je renouais avec mon héritage familial. Brie relaya l’ilyoni et me mena dans une étude où les effluves de lavande mêlée aux particules de poussière dansantes dans la lumière ombragée en quête d’étoffes où se reposer, me ramenèrent à la maison ; ma mère au rouet, filant lin et laine, durant les longues nuits d’hiver à la lueur d’une bougie ; mon père, à ses côtés, travaillant sans relâche le cuir, créant et réparant ceintures et bottines, pour approvisionner plus de la moitié du village. Notre boutique, certes petite, nous assurait un train de vie confortable de par la réputation de nos étoffes. Depuis sept années maintenant, nous avions le privilège de créer les draperies pour la cérémonie annuelle en l’honneur de Kesselt, pour commémorer son sacrifice qui nous protégeait depuis plus de trois siècles.

Je n’eus pas le temps d’apprécier la myriade de tissus qui s’entassaient sur les étagères en bois massif et étendus sur les ateliers de couture qu’une main me happa. On me traîna devant la fenêtre, me fit monter sur un tabouret et le tailleur m’inspecta de ses doigts cornus sous tous les angles, me faisant pivoter par-ci, tendre les bras par-là, jusqu’à ce qu’il ait relevé chacune de mes mensurations. Je les connaissais par cœur, mais j’eus bien de la peine à placer plus de trois mots durant son observation méticuleuse. Alors, je me laissais manipuler en tout sens, l’écoutant marmonner un flot d’idées et d’hypothèses infinies. Lorsqu’il fut contenté, il me renvoya sans plus d’explications, refermant la porte à la nostalgie et à son cabinet.

— Monsieur a commandé une garde-robe complète adaptée à votre rang, m’informa l’intendante en me guidant vers de nouvelles péripéties. Après tout, avec vos haill… vos vêtements, on pourrait vous confondre avec n’importe quel astréen. Monsieur fait preuve de sagesse, comme toujours.

Elle acquiesça, pleinement convaincue et après le temps d’un silence révérencieux, elle reprit son laïus à grands gestes.

— Votre professeur d’étiquette vous attend, il vient de la capitale et a enseigné à deux générations entières de la royauté. Vous devez tellement être honoré ! Ah… Si ma fille pouvait avoir un tel professeur… Elle n’aurait aucun mal à trouver un excellent parti ! Monsieur m’a demandé de veiller à ce que vous suiviez vos leçons avec assiduité, je serai intransigeante ! Il en va de votre réputation, après tout !

Je joignis mes mains dans le dos et singeai quelques réactions en temps voulu, feignant de m’intéresser à son charabia. Pour sûr, elle tenait bien plus à ce fameux précepteur et à la flopée d’autres qu’elle mentionna par la suite que je ne le faisais. C’en était effrayant…

Je terminai ainsi la journée en sa compagnie, la tête dans les nuages et les doigts amochés des coups de règles qui tentaient de me ramener à ma leçon. J’en ressortis convaincu ; je détestais ce vieillard démoniaque !

Comment this paragraph

Comment

No comment