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Alcancia

Chapitre 5 - Partie 1

Le prince rentra à la capitale deux jours plus tard. Son escorte, limitée à quelques gardes qui ne le quittaient pas d'une semelle, l'attendait sur le parvis, tandis qu'il nous faisait ses adieux.

— Nous retrouverons ta famille, me promit-il.

Je le remerciai, d'un sourire crispé et m'inclinai, comme Brie, l'intendante, me l'avait enseigné. Dans ce royaume, Sinha était la deuxième personne la plus puissante, chacun de ses sujets lui devait déférence et obéissance. Nul ne pouvait en douter ; il suffisait d'observer la prestance arrogante de ce garçon, aux traits aussi juvéniles que les miens, à qui l'on offrait le monde au moindre de ses désirs, pour comprendre qu'il évoluait dans une réalité supérieure à la nôtre. Seul le maître des lieux rattachait nos deux plans d'existence, naviguant avec aisance aussi bien à ses côtés qu'au sein du peuple. Face à lui, Adrik semblait ordinaire, si l'on considérait la facilité et la familiarité avec lesquelles on l'abordait. Pourtant, bien que je fusse sous sa protection, la dévotion qu'on leur témoignait différait de la froideur et du dédain que l'on m'accordait.

Depuis mon arrivée, l'on épiait chacun de mes gestes sans vergogne, alimentant ainsi les discussions des ménagères et invités de marque. J'avais l'impression d'être une bête curieuse lâchée au milieu d'une masse grouillante, avide de ragots et de nouveautés. Si je supportais cette attention désagréable et les chuchotements qui s'élevaient dans mon dos, les menaces et moqueries acerbes de certains ilyonis mettaient mes nerfs à vif ; à leur approche, mes jambes faiblissaient, ma tête s'engourdissait. Mon corps se résignait face à leur cruauté à tel point qu'avancer sans faillir devenait une épreuve ardue.

En l'espace d'une semaine, j'avais cerné les raisons derrière cette hostilité. Tout comme leur espèce m'effrayait, ils nous considéraient avec suffisance. À leurs yeux, nous n'étions que la lie de la meute, des parasites.

— J'te le dis, ceux-là, sans nous et la déesse, ils pourriraient six pieds sous terre ! Qu'ils rejoignent leurs foutus ancêtres, s'ils peuvent pas être reconnaissants !

Des soldats éméchés se dirigeaient vers la salle des gardes ; je m'écartai et réprimai un haut de cœur lorsque les relents de sueurs et d'alcool envahirent le couloir.

— Eh l'astréen !

Je me figeai. L'ilyoni, appuyé à son comparse qui s'efforçait de le maintenir, manqua de s'affaler au sol de tout son long. Il se redressa brusquement et haussa un sourcil dédaigneux.

— Qu'est-ce tu fais, à rôder là ?

— Je vais aux cuisines, répondis-je avec précaution.

— Y'a rien là-haut pour les vauriens d'ton espèce. Déguerpis d'là.

— Mais on m'a dit que...

— Que tu d'vais obéir. Tu vois, s'adressa-t-il à son compagnon de buverie, qu'est-ce que j'te disais ?

— Ziran, laisse tomber avec le gamin et rentrons, tenta ce dernier de le persuader.

Mon ventre se noua quand sa requête fut rejetée d'un regard assassin, un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres.

— C'est que je n'ai pas encore mangé, me justifiai-je aussitôt. Et Brie...

— C'est mon problème ? Y'a une heure, tu l'as loupé, tant pis pour toi. La prochaine fois, tu t'pointeras à l'heure.

Je tempérai le profond sentiment d'injustice qui s'enracinait dans ma poitrine et effectuai un pas en arrière. La discussion était vouée au drame, si je persistai.

— Qui fait tout ce remue-ménage ?

La voix bourrue de Keir résonna dans mon dos. Il quitta ses quartiers, interrompant l'altercation, et nous examina d'un œil sévère.

— Je rappelais à l'ordre l'astréen, cap'taine. Il furetait dans les couloirs avec un air louche.

— Quel air louche ? M'offusquai-je, regaillardi par la montagne de muscles en approche. J'avais juste faim !

— Hé, la vermine ! J'vais t'apprendre à me répondre !

Le garde fondit sur moi, le bras levé, prêt à l'abattre. Il n'esquissa qu'un pas branlant, avant d'être intercepté.

— Ziran, t'y tiens à ce bras, non ? Ose toucher au pupille d'Adrik et tu le perdras aussitôt.

— Même si l'gosse a réussi à l'charmer, vous devez pas vous faire avoir, cap'taine. Sinon, dès qu'il pourra, il vous plantera un couteau dans le dos. Faut pas être trop gentil avec cette engeance-là.

— Et toi, tu finiras au trou, si tu tiens pas ta langue, espèce de soûlot. Rentre te coucher et présente-toi à l'aube au poste, frais comme un gardon. J'aurais de quoi te charmer.

— Mais demain, j'suis de repos, protesta-t-il.

— C'est mon problème ? répliqua Keir, en se redressant de toute sa stature.

Un gloussement m'échappa. L'ilyoni, au visage blême par la boisson ou la sanction, me foudroya du regard, grommela quelques insultes inaudibles, et continua de pester jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière la porte d'où son gradé avait jailli, son comparse sur ses talons.

— Tu devrais éviter de te balader à la nuit tombée. Je ne serais pas toujours là pour assurer tes arrières.

— Je n'ai rien fait de mal.

Toute la frustration que j'avais bridée déferla dans mes veines. Je serrai les poings, la mâchoire crispée à m'en faire mal.

— Certains, comme Ziran, n'ont pas besoin que tu fasses quelque chose pour être convaincu que tu sois coupable.

— C'est injuste, grommelai-je.

À mon grand désarroi, il se contenta de hausser les épaules, comme si je venais de me plaindre du mauvais temps — et, en effet, les évènements de la soirée étaient bien insignifiants comparés aux abus que subissaient mes congénères. Les témoignages horrifiants d'humiliations, de privations et de punitions corporelles se chuchotaient dans les communs, avertissant les récalcitrants sur le sort infâme qui les attendait à la prochaine incartade. Nul ne s'en plaignait ouvertement, soumis par cette violence inouïe, et qui s'y risquait rencontrait la folie de leurs tortionnaires, sans manquer le rappel fielleux que dans d'autres domaines, où les seigneurs étaient moins cléments, on battait à mort les chiens vindicatifs et indisciplinés. Sous l'égide d'Adrik, les coups se faisaient seulement plus discrets, moins sévères et les remarques acerbes se dispensaient en privé, de sorte que les sévices quotidiens passent inaperçus.

Je haïs entendre ces histoires macabres et pire, y être confronté. Les premières fois, je m'étais précipité au terrain d'entraînement, pour appeler Keir au secours. Je m'étais époumoné dans le vide. « Tant qu'elle peut encore se relever, marcher et travailler, nous ne pouvons rien y faire. Ils sont dans leurs droits ». Cette réponse, qu'elle me parvienne du duc ou de son bras droit, m'écœurait tant que j'évitais désormais le sujet, l'impuissance se nuançant d'aigreur.

Au village, les ilyonis nous effrayaient dès notre plus jeune âge. Combien de fois mon père m'avait-il menacé de leur simple nom ? « Si tu ne dors pas maintenant, les ilyonis viendront te chercher ». Quand je désobéissais, il se montrait créatif, ajustant ses menaces à la gravité de mes actes. « Si tu continues tes bêtises, le dieu bestial te maudira. Tu ne veux pas devenir un ilyoni, n'est-ce pas ? », « Jeizah, si tu n'obéis pas tout de suite, je te donne aux ilyonis ! Les méchants garçons n'ont pas leur place au village. ». Puis, quand les adultes nous retrouvaient aux abords de la forêt, les menaces devenaient alors des avertissements angoissés. Si nous tombions aux mains des ilyonis, ils s'abreuveraient de notre sang et se repaîtraient de notre chair. Qu'ils seraient envieux de ce sort, les astréens d'ici !

Adrik me convoqua un soir dans son bureau.

— J'ai consulté nos registres ces dernières semaines, m'informa-t-il quand je pris place face à lui.

Les bûches craquelaient dans la cheminée, leur chaleur ravivant mes doigts engourdis par le froid qui assaillait le château ces derniers jours. Je restai pourtant pétrifié, tourmenté par une tempête glaciale, au fond de mon cœur.

— Sinha m'a également fait parvenir les archives royales des deux dernières décennies, mais nous n'avons pu établir ton lignage.

— Je vous l'ai dit, je suis né dans le même village que mes parents, comme les parents de leurs parents. Nous ne sommes que de simples couturiers, répondis-je, la bouche sèche.

— Et ce ne sera plus jamais le cas. Tu possèdes le sang des dieux et de ce fait, tu appartiens à la noblesse astréenne. Il aurait été plus aisé de remonter tes origines, mais tes marques de naissances sont une preuve suffisante pour que tu jouisses de ton héritage. Puisque nous n'avons pu établir de lien direct, nous devrons en référer au roi Eghat pour te confier à une maisonnée.

— Pourquoi est-ce aussi important ?

— Personne n'aime se mettre les Dieux à dos. Bien que les astréens soient sous notre égide, nul n'oserait asservir la descendance d'Astra elle-même. Si nous ne t'accordons pas l'accès au rang qui t'est dû et à ses privilèges, qui sait à quelles foudres nous nous exposons.

— Quel rang ?

La curiosité prenait le pas sur mes inquiétudes.

— Selon ta famille, tu peux jouir d'une position avantageuse dans la haute société, d'une rente, d'une certaine liberté et d'une éducation. Lorsque tu seras en âge, tu marieras un ilyoni et tu auras l'opportunité de fonder une famille à ses côtés. Tu l'assisteras dans la gestion de son domaine et si cela t'ennuie, tu pourras toujours profiter de sa fortune pour t'amuser comme il te plaira. Seules les fonctions politiques te seront interdites. En somme, tu ne seras jamais soumis aux mêmes restrictions que ton peuple.

— En somme, j'ai le droit à un traitement différent grâce à quelques superstitions, à cette déesse qui ferme les yeux sur les souffrances de ses fidèles ?

— Tu préfères finir esclave ? s'enquit Adrik, en levant un sourcil.

— Non, pas vraiment.

L'égoïsme de ma réponse me percuta, alors que je répondais sur le vif. Dès lors que l'on se confrontait à la misère du monde, il semblait plus aisé de la critiquer de loin que de s'y mouiller. Je me mordis l'intérieur de la lèvre, pour réprimer la colère aigre qui s'infiltrait dans ma poitrine. J'avais honte.

— Et donc ? À quelle famille vais-je être cédé ?

— À la mienne. Je vais demander à t'adopter.

— Pourquoi ?

— C'est une question qui amène beaucoup de réponses. La première, j'y gagne un héritier et mon frère ne me pressera plus de me marier à l'un de ses soutiens. La seconde, pour être franc, est que je préfère savoir la réincarnation de Tendua à mes côtés, qu'entre les mains de la faction adverse. Le moment venu, je pourrai t'utiliser à mes propres fins pour consolider des alliances importantes et user de ton influence pour gagner la cause astréenne.

Il se redressa sur son siège, apposant les coudes sur le secrétaire en ébène et me fixa, comme pour atteindre les tréfonds de mon âme.

— Tu vas devenir l'héritier du duché de Tyspolie. Dès l'instant où tu deviendras mon fils, ta vie prendra un tournant radical et tu regretteras sûrement ton village. Tu auras des devoirs et les prochaines années, tes champs d'action seront limités aux domaines que j'aurai décrétés. Cela signifie que tu seras éduqué à nos us et coutumes, à nos lois, mais aussi à la diplomatie, à l'étiquette, à la gestion et l'administration du domaine et de nos terres, au commerce et aux arts. Tu suivras également des cours d'histoire, de géographie, de politique, de stratégie militaire, d'équitation et pour finir, tu seras entraîné aux armes. En résumé, tout ce qu'un jeune duc se doit de maîtriser à la perfection.

Je blêmis face à la liste sans fin.

— Et si je ne veux pas ?

— Tu n'as pas le choix. Seul le roi peut s'y opposer et je ferai en sorte que cela n'arrive pas. Toutefois, si cela venait tout de même à se produire, tu incomberas à sa responsabilité et dès que l'opportunité se présentera, il te mariera à une maisonnée de son choix. Tu transmettras alors les titres de noblesse et les terres, qu'il t'aura accordés sous forme de dot, à ton époux ou ton épouse, selon les termes des accords maritaux. Quand je t'adopterai, il en sera de même, mais si la situation des astréens te choque déjà au duché, sois certain que tes épousailles te conduiront à des spectacles bien plus glaçants, si tu tombes entre les mains du roi. Ses soutiens, comme le duché de Virgen ou le comté d'Ostria, n'ont pas pour habitude de les traiter avec douceur.

Je tentai de compiler le flot d'informations, inspirant à plein poumon. J'avais fui mon village, un mariage voué à la haine, dans l'espoir de reprendre le contrôle de ma vie pour me retrouver aux mains de nouveaux marionnettistes. La providence se riait de moi.

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