Un millier d’insectes grouillait sous ma peau ; la double porte qui nous séparait du banquet menaçait de s’ouvrir pour m’engloutir dans un précipice dont je serai incapable de m’échapper. Adrik posa une main sur mon épaule.
— Prêt à faire le grand saut ?
Je lui jetai un regard affolé.
— J’ai encore le temps de m’enfuir ?
Un gloussement lui échappa et son visage s’adoucit.
— Ce n’est pas aussi terrible que tu l’imagines. Respire et tout se passera bien. Et, je ne serai pas loin, si besoin, invente une excuse crédible et rejoins-moi.
— Ah… Je vais devoir oublier ma solution de replis, dis-je, boudeur. Moi qui comptais hurler à travers la salle « Adrik, sauve-moi, par pitié, je n’y arriverai jamais !!! ». Quel dommage... Je suis sûr que ça aurait fait forte impression !
Cette fois-ci, il éclata d’un rire franc et me donna une tape dans le dos.
— Essaie, peut-être que je volerai à ton secours !
L’assurance qu’il dégageait me gagna, les fourmillements de faiblesse s’estompèrent et j’inspirai une large goulée d’air.
— Allons-y, intimai-je, l’esprit éclairci.
Seulement alors, Adrik fit un signe de tête aux valets qui encadraient l’embrasure et ils nous annoncèrent ; les battants s’ouvrirent de l’intérieur et nous fîmes notre entrée dans un océan de bougies.
Une lueur chaleureuse se répercutait sur les murs couverts de tableaux de chasse et se déversait sur les convives attablés en deux longues rangées. Nous remontâmes l’allée, traversant un vacarme de conversations enjouées, de murmures curieux et d’un millier de complots politiques, jusqu’à la tablée royale ; Adrik m’indiqua un siège à gauche des trois trônes aux lions bondissants, et je m’empressai de le rejoindre.
— Dès demain, tu devras siéger à l’opposé, aux côtés de Sinha, me rappela-t-il.
Les longues heures de torture à propos de l’étiquette de la cour avaient gravé au fer rouge leurs mœurs rigides dans mon esprit. J’acquiesçai néanmoins, et, pris de curiosité, j’observai l’extrémité de l’estrade.
Bientôt, je me tiendrai là, à sa droite.
J’avais encore du mal à me faire à cette idée saugrenue, me surprenant parfois à espérer me réveiller au petit matin dans mon lit, descendre embrasser ma mère et lui expliquer toute la folie dont mon imagination était capable autour d’un déjeuner frugal…
Oh, maman… Si tu savais que ce qui se prépare ce soir, tu n’en croirais pas tes oreilles…
Deux coups résonnèrent à nouveau et me ramenèrent à la réalité. La foule se tourna à l’unisson dans leur direction.
— Veuillez accueillir Son Altesse Royale, la princesse Noria de Lysvin et Sa Seigneurie, le prince Zael de Lysvin.
Quand ils firent leur entrée, la salle sombra dans le silence. Je détaillai les deux nouveaux venus, que je n’avais encore jamais rencontrés. La sœur de Sinha s’approchait d’un pas sûr, comme si les lourdes robes qui habillaient sa silhouette enfantine ne pouvaient la ralentir une seule seconde. J’admirais l’aisance qu’elle démontrait pour son jeune âge ; à sa place, je n’aurais pas manqué de trébucher dans l’un des ourlets et de m’écrouler au sol, m’étalant à plat ventre de la plus magistrale des manières. L’agilité des ilyonis devait l’y aider — du moins, m’en convainquis-je.
Alors qu’elle s’approchait, je baissai brièvement la tête pour la saluer et elle me répondit d’un air enjoué. Le cadet, quant à lui, afficha une grimace.
— Arrête de le dévorer des yeux, chuchota Adrik à mon oreille. Il est déjà de nature méfiante, ne donne pas plus d’eau à son moulin.
— C’est qu’il ressemble à Sinha. Enfin… Je veux dire, s’il avait été astréen. J’ai déjà essayé de l’imaginer ainsi, mais là j’ai une réplique parfaite, en chair et en os !
Le duc leva les yeux au ciel, mais ne fit aucun commentaire ; je réprimai alors ma curiosité et la reportais sur la foule.
Chaque emplacement avait été savamment étudié pour refléter le rang des convives et leur importance au sein de la cour. Ainsi, devant nous, je repérai les ducs de Sarris et de Virgen, accompagnés de leurs familles respectives. Sur la tablée de droite, le comte d’Ostria subissait un interrogatoire passionné de la part d’un jeune homme, aux yeux brillants des boissons qu’il buvait comme du petit lait. Bien que ses titres étaient incomparables avec les grands de ce monde, le père de la reine se voyait attribuer une des précieuses places d’honneur. Passant ainsi en revue les invités, j’essayai de me rappeler leurs noms, leurs fonctions et leurs bords politiques et bien que je saluai le talent des peintres qui avait tiré les portraits que j’avais mémorisés avec peine, je devais reconnaître que certains avaient pris des libertés avec la réalité.
Sinha rejoignit sa fratrie peu de temps après, suivi de ses Majestés, et le banquet commença ; les musiciens entonnèrent leur première ballade, donnant le signal à une nuée de serviteurs qui chargèrent les tables de mets divers, tandis que des danseurs investissaient la large allée pour distraire chacun de nos sens.
Je m’absorbai dans ce spectacle vivant, aux mouvements lents et gracieux, jusqu’à ce que la musique s’interrompe. Le roi se leva, une coupe à la main et attendit l’entière attention de ses hôtes.
— Mes chers amis, loyaux et nobles sujets, c’est avec une grande fierté que j’inaugure aujourd’hui notre grande célébration annuelle de la fête des moissons. Cette année, notre déesse-mère, la sage Astra a béni nos terres de son illustre bienveillance et nous a offert une récolte abondante qui emplira nos silos et greniers ! Demain, pour lui rendre gloire, nous organiserons une chasse exceptionnelle, dans l’espoir que les offrandes que nous en tirerons nous promettent de nombreux autres étés radieux.
Une acclamation retentit, une ferveur prédatrice animait l’assemblée.
— Mais ce n’est pas tout, continua le roi, d’une voix plus grave. En ces temps troubles, où la vermine rêve d’égaler le lion, il est de notre devoir de leur rappeler la suprématie des descendants d’Elyon ! J’ai donc décidé d’étendre nos festivités. Banquets, bals et tournois rythmeront les cinq prochains jours, et à leur terme, j’aurais le plaisir de convier à ma table les champions de chaque discipline pour saluer leurs exploits et célébrer ensemble notre force.
L’enthousiasme des convives s’illumina d’une fureur compétitive, leurs visages se fendant de sourires calculateurs ; une telle opportunité ne pouvait le leur être plus favorable. Un soupir nerveux m’échappa. Alors que je rêvais de me fondre dans la masse, ils convoitaient ouvertement ma place et se l’arracheraient sans pitié dès le lendemain.
— Toute vie naît par Astra et se renforce par la chaleur d’Elyon. Tout comme nos dieux, notre royaume prospère grâce aux liens qui nous unissent aux descendants de notre déesse-mère. Pour élever notre gloire à leurs images, j’ai l’immense honneur d’unir notre famille au duché de Tyspolie. Leur héritier astréen, Jeizah de Tyspolie, marchera désormais aux côtés de notre bien-aimé prince héritier, tels Astra et Elyon, pour donner la vie au futur de notre royaume ! Levons nos verres à cet avenir prometteur !
Une centaine de pairs d’yeux se braquèrent sur moi à l’unisson, me donnant la chair de poule.
— Quel discours quand on sait l’importance que vous nous accordez, grommelai-je.
Adrik me donna un coup sous la nappe tout en conservant une expression avenante.
— Pas ici, me gronda-t-il aussi bas que possible. Fais bonne figure, si tu ne veux pas finir en une tout autre offrande.
J’inspirai pour camoufler ma frustration et adoptai un sourire faux, pour me montrer à la hauteur de ses attentes. Le moindre faux pas ne m’était pas permis — j’en étais conscient — et la pression que cela m’imposait me donnait des sueurs froides, ma poitrine était tant oppressée que respirer devenait douloureux. Sans fuite possible, je plongeai le nez dans mon plat et passai ainsi le reste du repas à ignorer ce qui s’en éloignait. Adrik sembla s’en satisfaire et me délaissa pour raviver les vieux souvenirs qu’il partageait avec son frère.
Petit à petit, le monde se couvrit d’un brouillard épais qui m’isola ; la musique et l’alcool bercèrent mes angoisses et je me détendis. Les plats en viande et bouillon de légumes défilèrent, cédant leur place aux desserts fruitiers qui enrobèrent mes papilles et bientôt, j’eus le ventre rond de délices.
— Si tu veux bien me faire l’honneur, dit une voix rauque au-dessus de moi.
Je levai la tête, rencontrant le visage ciselé de mon futur époux. De fines perles de transpiration s’accrochaient à son front et je remarquai, malgré ma vue brouillée par les vapeurs d’alcool, que ses joues étaient légèrement rougies. Je m’attardai sur ce détail inhabituel. À chacune de ses apparitions, sa stature m’avait surpris : qu’il vente ou qu’il pleuve, peu importe l’heure à laquelle je l’apercevais, il restait imperturbable, comme si rien ne pouvait l’éroder. Pourtant, alors qu’il me tendait la main et m’invitait à me joindre à lui, son masque de perfection s’effritait.
— B... bien sûr, bégayai-je en me levant précipitamment.
Ma hanche heurta la table, qui frémit à peine, et je me décalai en me raclant la gorge.
Il ne fit aucun commentaire, patientant en silence, bien que je crus percevoir le bord de ses lèvres se pincer de désapprobation. Puis, il se décala d’un pas et me tendit une main, je glissai alors ma paume moite dans la sienne. Ses doigts éprouvés par l’épée et la plume se refermèrent sur le dos de ma main hésitante et il nous guida en dehors de la pièce, traversant l’allée d’un pas ferme et résolu. Le couple royal nous suivit de près et j’entendis dans notre dos, sans que je n’ose me retourner, les chaises racler la pierre.
— Nous inaugurerons le bal, me glissa Sinha.
Mes ongles écorchèrent la chair tendre de sa paume alors que je me raidissais de pied en cape.
— C’est si terrible ?
Je me mordis l’intérieur de la joue pour reprendre le contrôle de mes émotions, et lui répondit d’un ton aussi nonchalant que possible.
— Bien sûr que non, Votre Altesse. On dit que c’est de bon augure, comment pourrais-je en craindre l’idée ? Je doute seulement que le plaisir soit partagé, je ne brille pas vraiment dans ce domaine.
— Alors remercions les dieux que je sois bon comédien !
Ses fossettes s’emplirent de malice tandis que je piquai un fard d’embarras.
— Je ferai de mon mieux pour éviter vos pieds, lui promis-je entre mes dents.
Il feignit de ne rien entendre et je m’en contentai ; je perdrai la face bien assez tôt, inutile de précipiter ma fin.
Je l’accompagnais jusqu’à la salle de bal, où le faste du palais atteignait son apogée. Un océan de dorure étincelante, de marbre poli et de verre cristallin jaillit devant mes yeux écarquillés, me saisissant par sa beauté imposante. Jamais je n’avais contemplé une telle pureté, qui envoûtait les sens de ses jeux de lumière éclatants. Sous des plafonds vertigineux, qu’aucun mortel ne saurait atteindre, flottaient d’imposants candélabres scintillants tels les astres d’un nouveau firmament.
Mais ce furent les centaines de miroirs, recouvrant chaque pan de mur, qui me laissèrent sans voix. En capturant notre entrée sous tous les angles, ils révélaient à la foule le moindre de nos mouvements. Je me sentais projeter sur la scène d’un théâtre où rien n’était laissé au hasard, dépouillé de la moindre intimité, livré dans le plus simple appareil à une nuée de regards avides. Une vague d’angoisse me submergea ; je me mordis l’intérieur de la joue pour m’obliger à avancer, camouflant le frisson de peur qui me paralysait.
Nous rejoignîmes le centre de la galerie et les convives nous encerclèrent, dans un grondement de pas et de murmures enjoués et impatients. Ses Majestés, impassibles, nous observaient nous mettre en place. Ma mâchoire se crispa sous la menace de leur jugement.
Kesselt, prête-moi la force de traverser cette épreuve sans encombre.
Je priai de toutes mes forces en silence. Depuis mon arrivée en ce monde, j’avais gardé ma foi aussi inébranlable que secrète. Pourtant, je rêvais à cet instant précis de hurler son nom, d’implorer la pitié de celui qui, de sa vie terrestre, était venu au secours de notre peuple et l’avait protégé jusque dans la mort, sacrifiant sa chair pour assurer à notre havre de paix, une sécurité éternelle. J’osai espérer posséder un jour une once de sa bravoure, et alors, d’être capable de relever la tête et d’affronter un à un mes bourreaux du soir.
Mais je n’étais qu’un lâche, qui ne cherchait qu’à survivre et à s’intégrer dans un environnement hostile.
Sinha posa sa main sur ma taille et m’attira à lui.
— Détends-toi, murmura-t-il.
Mais mes muscles, aussi récalcitrants qu’un morceau de bois flotté que l’on tente d’apprivoiser, protestèrent quand je me positionnai, en grimaçant. Je luttai contre la torpeur qui menaçait de m’envahir, où seuls compteraient les battements agités de mon cœur et le besoin frénétique d’air.
Bon sang, ce n’est qu’une valse… Cela ne me tuerait pas. Alors, pourquoi n’arrivais-je pas à me calmer ?
Une douleur vive frappa mon pied.
Je reculai ; Sinha me ramena à lui d’une prise ferme.
— Concentre-toi sur la douleur.
Je fronçai les sourcils.
— Ça éloigne la peur, rajouta-t-il.
Son explication se fondit dans les premières notes de l’orchestre. À peine eus-je le temps de les saisir qu’il m’entraînait déjà dans un tourbillon gracieux, porté par le rythme suave des violons. Comme pris au piège par la houle, je m’abandonnai à ses mouvements, le laissant mener la danse.
Autour de nous, les lumières se mêlaient en un bassin d’or et d’éclats scintillants, tandis que la foule se fondait en une masse indistincte. Bientôt, il ne restait plus que nos corps, bravant la mélodie tumultueuse.
Je maintenais l’allure effrénée, veillant difficilement à ne pas commettre d’impair ; mes bottines manquèrent par deux fois de le heurter, mais il n’en laissa rien paraître. Plus nous virvoletions et plus je me laissais entraîner dans cette magie vivace. Doucement, timidement, un sourire naquit sur mes lèvres et mes mouvements gagnèrent en souplesse.
Sinha nageait comme un poisson dans l’eau et quand il s’aperçut que mes pas s’affirmaient, il adapta sa posture pour me laisser plus de liberté.
Un feu salvateur flamboyait en moi, consumant l’anxiété qui me taraudait depuis notre entrée. Une lueur d’amusement dans l’âme, je me lançai à la conquête de mon cavalier, reprenant ainsi le contrôle de mon corps pour confronter sa maîtrise raffinée. Nous flottions désormais dans une mer apaisée, en un semblant d’harmonie, jusqu’à ce que les derniers accords s’égrainent.
Je terminai le souffle court, mais le cœur empli d’une vigueur implacable.
— Il y a encore des progrès à faire, me souffla-t-il, mais c’était loin d’être mauvais.
Sa remarque me frappa de plein fouet.
— C’est un compliment ?
— Oh, ton chaton sort les griffes ! s’exclama une voix aiguë dans mon dos.
La jeune fille à qui elle appartenait passa son bras autour du mien.
— Excuse l’indélicatesse de mon frère. Il oublie parfois que nous ne sommes pas voués à la perfection !
Je me dégageai, mal à l’aise, en prétextant lisser mon veston. Autour de nous, les convives débutaient leur soirée dansante.
— Ne va pas lui mettre de fausses idées en tête, s’agaça l’intéressé.
— Comme le fait que tu intimides la plupart des femmes de la cour, ou bien que même le benjamin d’Addor, qui te suivait comme ton ombre, t’évite comme la peste depuis deux semaines ? Je me demande bien ce que tu lui as fait.
Elle souriait à pleines dents tandis que Sinha se crispait.
— Tu devrais arrêter d’écouter les rumeurs.
Je devinais sans mal la tension qui s’installait entre les deux. À ma plus grande surprise, elle secoua la tête et s’adressa à moi.
— Et voilà, pauvre mortelle que je suis, j’ai encore failli ! Jeizah, emmène-moi danser avant qu’il ne m’étripe devant toute la cour ! Bruhh, attention, il fait encore ce regard à glacer le sang !
Elle m’entraîna loin de lui avant que je ne puisse émettre un seul son et, dans sa frénésie, je débutai ma seconde valse.
Les heures suivantes, j’enchaînais les cavaliers, tous autant empressé les uns que les autres de m’approcher. Ils se présentaient et à chacune de ces minutes volées, je devenais un nouveau jouet entre leurs mains, dont on cherchait l’utilité future. Je goûtai à la défiance, à l’intérêt avide, aux compliments doucereux, et si je ne me trompai pas, à une pointe de jalousie.
— Que diriez-vous de prendre un instant de repos et de partager un verre en ma compagnie, me proposa-t-on finalement.
Je sautai sur l’occasion, les pieds douloureux et les poumons enflammés.
Le baron de Nolcovie, dont le domaine s’étendait à l’ouest de nos terres, me mena dans l’un des salons adjacents, où un ilyoni se détendait.
— Laissez-moi vous présenter mon plus jeune fils, Edarion. C’était l’un des compagnons de jeu de Son Altesse Royale, déclara-t-il avec fierté.
Je le saluai puis m’emparai à grande joie d’une coupe de vin qu’il m’invita à prendre sur le plateau de la table basse.
— Je suis honoré d’enfin vous rencontrer. Votre nom court sur toutes les lèvres, ce soir ! Il faut bien le dire, personne ne s’attendait à ce que Sinha… je veux dire, Son Altesse Royale, se fiance aussi vite.
Sa gaffe me tira un sourire, apaisant un instant l’angoisse de naviguer pour la première fois dans les intrigues de la cour.
— Le plaisir est partagé, répondis-je.
Le baron s’assit face à nous, ses bras imposants étendus sur la banquette.
— Il était plus que temps, le contra-t-il. Les scandales s’accumulaient et la monarchie a besoin de réaffirmer son pouvoir pour maintenir l’ordre dans le royaume. Toutefois, de tous les candidats, je n’aurai jamais imaginé que vous en fassiez partie.
Je me rembrunis sous l’insulte.
— Ne vous méprenez pas. Une telle alliance maritale est une bénédiction pour notre royaume. Seulement, personne n’aurait imaginé que votre estimable père avance ainsi ses pions. C’était une surprise, il est vrai, mais une agréable surprise.
Edarion acquiesça aux propos de son père, convaincu.
— Vous attendiez-vous aussi à un coup de force ? m’offusquai-je en occultant sa dernière phrase. Que dit-on déjà ? Ah oui, cela me revient ! L’armée mangerait dans la main de mon père et il suffirait d’un seul ordre pour qu’elle barricade la capitale ? Ou bien, qu’il manipule Sinha à la perfection et que lorsqu’il montera sur le trône, il ne sera qu’une marionnette. Baron, je suis curieux, quelle théorie préférez-vous ?
Leurs visages blêmirent du fait que j’énonce à voix haute de telles hypothèses, en ces lieux.
— Je pense que le duc est un homme intelligent et intègre, qui ne s’abaisserait pas à de telles traîtrises.
— Je le pense aussi, monseigneur. Vous le savez, de par mon rang, je ne suis pas éduqué à la politique et les affaires de la cour ne me sont pas familières. Je m’excuse si mes propos étaient déplacés. Ne vous méprenez pas. Je me réjouis de vous compter parmi les amis de mon père.
Mes mensonges semblèrent les apaiser. Si la cour m’était bel et bien étrangère, la sournoiserie qui s’y jouait ne l’était pas. Adrik s’en était assuré. « Lorsque l’on navigue en eaux troubles, tu dois repérer en premier tes adversaires, les comprendre et les contrecarrer avant qu’ils ne te sabordent. Au palais, comme en mer, la règle est la même. » me répétait-il dès que je critiquais mes leçons. Cela m’avait toujours paru absurde ; je n’embarquerai jamais sur un navire et je n’avais qu’à passer le pas de son bureau pour être cerné par le danger. Ce soir, je commençais enfin à le comprendre : il ne suffisait pas de considérer chaque bateau comme un ennemi, je devais déterminer celui qui serait le plus audacieux pour passer à l’abordage ; le baron de Nolcovie n’en avait pas les tripes, de cela, j’en étais certain.
— Il n’y a rien à excuser, me répondit-il avec un sourire complice. Cette soirée signe vos débuts en société, et quels débuts ! J’ai entendu dire qu’à partir de demain, vous résiderez au palais. Avec toute cette attention et ces bouleversements, je comprends vos inquiétudes. Mais soyez rassuré, nous ne permettrons jamais que vous soyez laissé à vous-même. Comme vous le savez, votre père et moi avons tissé des liens solides. Edarion se fera un plaisir de les perpétuer !
— Je vous remercie pour cette généreuse attention, répondit-on à ma place.
Je tournai la tête vers Adrik, surpris par son entrée furtive. Il posa une main sur mon épaule, et poursuivit.
— Votre dévotion vous honore, Baron. Jeizah pourra toujours compter sur le soutien de sa famille, mais avoir à ses côtés un allié aussi fidèle que vous est un atout inestimable.
— Que dites-vous, Votre Grâce ? s’exclama Edarion. Aider votre fils à s’acclimater à la Cour serait un privilège précieux, et je serais heureux de l’endosser.
Ses paroles mielleuses donnaient vie à une hypocrisie écœurante ; je me tendis. Le remarquant, le duc sauva la face.
— J’aurais grand plaisir à en discuter lors des festivités de demain. Joignez-vous à moi pour la chasse, si le cœur vous en dit ! Quant à ce soir, je crains que nous devions nous retirer. Le voyage a été éprouvant, et Jeizah a besoin de repos. Veuillez nous excuser.
Sa poigne se resserra, me donnant le signal pour me lever.
— J’ai été ravi de cet échange, les saluai-je. Edarion, je compte donc sur vous dans les prochaines semaines ! Je suis convaincu que nous nous entendrons à merveille.
Quelques secondes plus tard, je fuyais ce bourbier qui menaçait de m’engloutir tout entier. Et, alors que je franchissais le seuil de mes nouveaux appartements, je respirai enfin.