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Chapitre 14

J’ai tenu ce rythme infernal pendant au moins deux mois, de cela, je suis certaine. Pour ce qui est de la limite haute, probablement moins de quatre mois, probablement. C’est lorsque je me suis rendu compte que mon œil dit aveugle était désormais plus éclaté et sanguin que son voisin démoniaque que j’ai commencé à me dire que j’avais grand besoin de repos. Après, ce constat ne m’étonnait guère vu la migraine oculaire qui ne me lâchait plus depuis plusieurs « jours ».


Mais n’allez pas penser que cela me fit ralentir pour autant. J’avais du mal à estimer mes progrès, mais j’avais quand même la vague idée que durant cette période sous la houlette d’Yreen j’ai bien du tripler mon degré de maîtrise magique. Alors, s’arrêter pour un œil un peu (trop) rouge ? Aucune chance. Son enseignement était une véritable tricherie, de la pure magie au sens littéral, et le gain net totalement faramineux. Pas étonnant que le monde entier fasse des pieds et des mains pour être juste en Sa présence. Non vraiment, aucune chance de me voir stopper tout cela pour cause de fatigue.


Il fallut que ce même œil soit quasiment éjecté de son orbite, que du sang me dégouline de tous les orifices et ne vienne me remplir les poumons au point de finir quasi noyée pour mettre un terme radical à mes études. Comment en suis-je arrivé là ? Je suppose que je me suis endormie en plein processus de lancement d’un sort, quelque chose du genre. Le schéma mental incomplet façon charabia laissa place à de l’interprétation et je me suis pris le retour de bâton. Et encore ! je m’en suis bien sortie. Certains sont morts pour bien moins que ça, ou pire… largement pire qu’un peu de sang et quelques blessures. C’est simple, imaginez l’infinie des possibles qu’offre la magie, prenez en une poignées au hasard et activez-les au moment ou le mage se rate en beauté. Pourquoi croyez-vous que personne ne veux vivre a nos côtés ? ah ! 

Yreen dut alors modifier le texte que je copiais inlassablement sur l’ardoise.
« je suis une sale gosse arrogante, une gamine sans cervelle. Je suis une idiote, incapable de réfléchir plus loin que l’instant présent et je vais copier ce texte jusqu’à ce que les mots s’impriment au fer rouge dans mon crâne vide et que mes actes prouvent que j’ai retenu la leçon. »
Vous imaginez mon plaisir ?

***

Il me fallut une semaine pour quitter le lit, et une autre avant de reprendre une activité plus ou moins normale. Ce qui n’incluait pas la pratique de l’Art. Du coup, me revoilà sur la terrasse de mon estaminet préféré. J’avais besoin d’air, un besoin critique.
Je venais de passer la matinée à visiter quelques boutiques de ma connaissance pour me procurer quelques objets du quotidien et je tuais le temps avant la mi-journée en testant le goût de nombreux breuvages que le patron essayait de mettre au point.
Il s’agissait d’une boisson à base de graines brûlées, puis broyées, et enfin plongées dans de l’eau portée à ébullition. Avant la guerre, ces semences provenaient du nouveau monde, au-delà des mers, continent encore majoritairement inexploré. Elles donnaient des breuvages que les gens s’arrachaient. Cela faisait des années que ce produit n’avait plus été vu sur aucun marché.

Seulement, à ce que j’ai cru comprendre, un des royaumes de l’ouest aurait réussi à cultiver la plante sur son sol. Toutefois, ils eurent beau avoir les matériaux de base, ils leur manquaient la technique pour en faire une boisson correcte. Une histoire de ce genre. Cela n’empêchait pas certains marchands de s’arracher ces graines pour expérimenter chacun dans leur coin et essayer de retrouver la bonne manière de faire. Le premier à réussir s’assurant de faire fortune après tout.

La nouvelle mode en ville consistait donc à faire goûter tout un tas de mixtures étranges à ses clients dans l’espoir d’avoir exhumé la combinaison idéale. L’une de ces tentatives donnait un liquide épais à la forte amertume qui n’était pas sans me déplaire. Après avoir essayé la dernière mouture du commerçant, j’en avais demandé une carafe complète. Le regard plein d’espoir, il avait testé sa préparation, persuadé pour un temps d’avoir finalement redécouvert la recette miracle. Vaine expectation vite transformée en grimace de dégoût s’achevant sur une course pour aller se rincer la bouche. Il mit un long moment avant de se départir de son air abattu.

Je lui avais bien conseillé d’ajouter une montagne de sucre pour rendre le tout buvable, mais il ne m’avait pas prise au sérieux. Et puis, ce n’est pas comme si le sucre était suffisamment abondant pour cela. En attendant, en paiement pour mes talents de testeuse, j’avais ma chaise en terrasse réservée pour le reste de la journée et j’avais de quoi boire sans avoir à débourser la moindre pièce. Il ne me manquait plus qu’une poignée de biscuits et un peu de soleil. Très léger le soleil, cette maudite face jaune comme disait l’autre monstre d’une vieille histoire.

« Bonjour madame la démone blanche ! »

— Bonjour petite voleuse ! lui répondis-je.


Je l’avais vu approcher par l’ouest depuis un moment. Aussi je ne fus pas surprise lorsque soudainement, je la trouvais assise en face de moi comme si elle venait d’apparaître comme par magie sur la chaise. Elle fronça les sourcils et prit un air boudeur.


— Je ne suis pas une voleuse ! Mais une récupératrice !

— Parce qu’il y a une différence ? lui demandai-je avec un léger sourire.

— Bien sûr ! Nous on récupère ce que les gens ont perdu ou qu’on leur a prit, on le garde pas pour nous ! Comme le voleur !

— Tu sais, je suis sûr que le voleur n’en garde pas beaucoup non plus, il doit bien le revendre son butin 

— Méééh !

Elle me fixait de ses grands yeux colériques, d’un bleu clair limpide.

— D’accord d’accord, c’est différent.

Désormais, son expression oscillait entre un air mi-vexé, mi-reconnaissante, pour l’avoir prise pour une voleuse puis avoir admis mon tort. Elle se focalisa alors sur le liquide contenu dans ma chope.

— Qu’est-ce que tu bois ?

— À ta place j’ev… trop tard.


Après s’être emparée de ma chopine, elle venait d’y tremper les lèvres avant de faire une vilaine grimace de dégoût. Toutefois, elle réussit malgré tout à la reposer sur la table sans en renverser une goutte, à l’endroit précis et dans la même position qu’elle l’avait prise.

— C’est immonde !

— J’ai tenté de te prévenir

— Comment tu peux boire ça ?

— Moi j’aime bien.

— Je vais finir par te croire venu d’un autre monde, une vraie démone, pour avoir des goûts pareil

— Et si c’était le cas ?

— Uh ?

Elle me jeta un regard ou il y avait désormais une légère pointe de peur à peine masquée par son air interloqué.

— Que je vienne d’un autre monde ?

— Comme les démons et les mages ? Avec les grands cercles magiques qui tiennent jamais et le démon qui s’échappe et tue toujours tout le monde ?

Je lui fis non de la tête.

— Pas de cornes, pas de marques étranges, ni sabots ou autres langues fourchues.

— Parce que les yeux, ça suffit pas ?

Sa remarque proférée au tac au tac, je pris un instant de réflexion, levant les yeux au ciel avant de hausser des épaules.

— En fait, je n’en sais rien, je n’ai jamais rencontré de démons, sinon dans les livres et toi ?

— Jamais vu ! qu’elle finit par lancer au bout d’un moment.

— Pour autant que je sache, je ne suis pas une démone, mais je viens d’un autre monde. Ça te va comme réponse ?

Elle me fixa un moment l’air méfiant, puis acquiesça.

— Mh, Yreen m’avait dit la chose commune, mais finalement peut être pas si commune que ça tout compte fait.

— Yreen ?

— La dame qui possède le grand bâtiment avec les objets étranges sur le toit. C’est en quelque sorte ma maîtresse de magie, et moi son élève.

Elle me regardait avec un O de surprise en bouche.

— Quand je lui ai annoncé d’où je venais, elle m’a fait comprendre que ce n’était pas si rare que ça par ici de rencontrer des gens originaires d’un autre monde.

Elle se contenta de hausser des épaules.

— J’en connais pas 

— Je me doute.

— Et ? C’était comment ? Ton monde ?

Je pris un moment pour réfléchir avant de lui répondre.

— Différent. Très différent. Mmh, comment dire ? Par exemple, tu vois, je suis passé devant le temple de la déesse de la magie ce matin, et là, il y avait un vieil homme, sûrement un magicien, qui hurlait la liste de ses découvertes et ses accomplissements. C’était un peu du genre « regarde-moi déesse ! C’est moi là ! Je suis là ! J’ai fait ça et ça pour toi ! Me vois-tu ? »

Elle hocha doucement de la tête.

— Ben, tu ne verras jamais ça chez moi. Le dieu qu’on irait déranger ainsi entrerait dans une colère noire et s’il devait se manifester, ce serait pour te maudire et te mettre son pied au cul. Comment veux-tu qu’ils vivent tranquilles s’il y a constamment des idiots pour leur hurler dans les oreilles ?

— Mais les âmes alors ?

— Comment ça, les âmes ?

— Ben Nyny, elle dit que quand on meurt, notre âme elle va chez le dieu pour lequel on a le plus travaillé et que si l’on n’en a pas, on est oublié dans un coin, tout seul, jusqu’à ce que le dieu des morts il vous trouve. Puis, ensuite, il vous ajoute dans le mur qui protège tout le monde des méchants.

— Désolé, mais j’en ai pas la moindre idée. Les histoires des dieux, cela ne me concerne pas. Je sais juste qu’on ne verrait pas ça chez moi. Ça serait leur manquer de respect. Comme hurler alors qu’un bébé dort à côté.

— Hum… Il y a quoi d’autre chez toi ?

J’esquissais un léger sourire.

— Pas assez passionnante comme anecdote hein ? Voyons ! Chez moi, on dit qu’à l’origine, il y avait les dieux dragons qui tournoyaient dans le vide. Et ils s’ennuyaient à mourir ! Alors ils commencèrent à créer des choses chacun dans leur coin, mais ce n’était pas encore très intéressant et ils se lassèrent vite.

Puis l’un d’eux eut l’idée de rassembler tout ce que les autres avaient fabriqué. Et ça a donné le monde. À un endroit entre le ciel et la mer, les Dieux firent la fête, s’éclaboussèrent d’eau de mer, et l’on dit que les gouttes qui tombèrent après les avoir touchés formèrent les îles de mon pays. Après les réjouissances, certains repartirent chez eux, mais d’autres, bien plus nombreux, s’en allèrent visiter ces îles et s’installèrent un peu partout. On dit même que l’un d’eux, l’un des plus grands, s’est endormi tellement profondément que de la roche finit par recouvrir son corps comme une montagne. On dit que lorsqu’il ronfle, ça fait trembler le monde. Les gens de chez moi prient alors pour qu’il se rendorme, parce que s’il devait se réveiller et se secouer, ça détruirait tous les villages qui se sont construits autour de lui.

On dit aussi que certains dieux partagèrent un peu de leurs divinités avec la terre alors qu’ils dormaient, et que ça a donné tout ce qui vit partout. Et puis, il y a la famille impériale, on raconte qu’ils sont les fils et filles d’une déesse de lumière. Elle observerait le monde depuis le ciel et eux, ils doivent protéger ce monde pour que les dieux jamais ne s’ennuient et puissent toujours contempler ce qu’ils ont créé afin de passer le temps. C’est un peu différent des dragons d’ici hein ?

Elle sourit, opinant du chef.

— Tu en as vu des dragons ?

— Malheureusement non, juste des images dans des livres. Enfin, y’a Yreen, mais bon…

Reprenant une gorgée de ma mixture, je sortis mon ardoise et après avoir effacé le texte précédent, je commençais à retranscrire la maudite phrase. Elle m’observait, intriguée.

— J’ai fait une bêtise. Comme punition, je dois recopier cent fois par jour un petit texte afin de ne jamais plus oublier cette leçon.

— Je comprends, me dit-elle alors qu’elle opinait du chef, ça m’arrive aussi, mais moi je ne l’écris pas.

— Crois-moi, l’écrire ne rend pas la chose plus facile.


Au loin, un gong retentit par trois fois, et par réflexe, je jetais un œil vers le temple dédié à la déesse de la magie. L’édifice comportait une flèche qui montait loin dans le ciel et cette flèche servait en quelque sorte d’indicateur du temps en ville, visible de n’importe où de jour comme de nuit. Un halo de lumière d’origine magique s’élevait tout au long de cette aiguille jusqu’à son fait, quand le soleil est au plus haut, avant de redescendre jusqu’à sa base à la mi-nuit. Pour éviter les confusions, une bande en bordure de l’anneau signalait si l’on était en période ascendante ou descendante selon sa position haute ou basse. Trois fois par jour, un gong retentissait à trois reprises pour spécifier la phase de la journée en cours. Logiquement, il devrait aussi sonner une quatrième fois pendant la nuit, mais tout le monde s’y opposait pour une raison évidente.


J’avais cru comprendre que ce système était identique dans chaque grande ville de ce monde. Traditionnellement, c’était le culte du dieu de la lumière qui tenait cet office. Toutefois, vu la propension de fidèle de la déesse de la magie dans la guilde, et le peu d’influence que possédaient les autres déités ici, hormis celle de la guerre, il n’avait pas été difficile de subtiliser cette prérogative pour l’ajouter au temple. J’avais cru comprendre que chaque coup de gong s’accompagnait en ville, de rituels et de processions dédiées à la lumière, au renouveau et tout le fatras religieux qui allait avec, sauf ici donc. Ce qui n’était pas pour me déplaire.

Je fixais la flèche, sachant déjà ce que j’allais voir puisque le gong sonnait la mi-journée. L’anneau était au plus haut. Lorsque je reportais mon attention sur la gamine, elle avait disparu. Elle s’était juste volatilisée aussi subitement qu’elle était apparue, sans que je ne puisse rien remarquer. Le fait qu’elle puisse faire ça sans magie m’impressionnait assez. Au final, je ne savais toujours pas si elle jouait ce rôle de petite fille ou non. Toujours est-il que cette conversation avait permis de dissiper tout le fatras de pensées négatives qui tournaient en boucle dans mon crâne depuis plusieurs jours. J’allais devoir trouver quelque chose pour la remercier à notre prochaine rencontre.

***

Royal s’était finalement décidé à venir me rejoindre. L’aube était à peine levée qu’il était à la fenêtre de ma chambre, cognant du bec contre le verre en m’inondant la tête d’images de nourritures diverses et variées. De temps à autre, il lâchait de petit « rââaa crââaa ».

Bâillant, je m’étirais un peu, quittant mon lit pour lui ouvrir.

« Moi aussi je suis contente de te voir royal. »


J’essayais de démêler un quelconque sens des images avec lesquelles il me bombardait, retenant un nouveau bâillement jusqu’à ce que j’en arrive à la conclusion qu’il n’y avait rien à comprendre. Il avait dû voir tous ces plats quelque part, et il voulait juste y goûter.

« Désolé Royal, il n’y a rien à manger ici, mais laisse-moi me préparer et je nous trouve un petit déjeuner. »

Il sautilla de la fenêtre jusqu’au petit bureau placé dessous puis visita la chambre du regard en curieux, ponctuant sa recherche de légères vocalises. Quoi qu’il en pensât, il le garda pour lui. J’étais prête à partir avant même qu’il ne finisse d’explorer les lieux.

J’avais ajouté une pièce de cuir sur l’intérieur de la robe, au niveau de l’épaule, et je constatais lorsqu’il s’installa, que ce n’était pas du temps perdu, je ne sentais plus ses griffes me picoter la peau au travers du tissu.

En sortant, je fis passer un message pour Yreen. Royal venait d’arriver. Elle devrait bien avoir préparé quelque chose d’ici à notre retour.

Étape numéro une, l’auberge la plus proche pour un bon petit déjeuner. Comme un gamin, Royal désirait goûter à presque tous les plats qu’il apercevait sur les tables de la salle commune. Il semblait vouloir tout découvrir et tout expérimenter en même temps, au point de ne plus savoir ou donner de la tête. Non pas qu’il y avait beaucoup de variété, mais le simple fait de voir quelqu’un manger, titillait son instinct qui lui hurlait, « moi aussi ! », « À moi ! À moi ! ».

Ceci fait et l’oiseau reput, je passais par les bains publics ou Royal attendit dehors, en somnolant sans faire de commentaires, que je termine mon affaire. Le pouvoir d’un estomac plein est fantastique.

Alors que nous revenions vers l’autel du savoir, il commença à s’agiter un peu plus. Je pouvais toujours m’efforcer de vider mon esprit, de ne pas réfléchir, de ne penser à rien, l’animal sentait visiblement ma tension monter.

« Royal, nous allons voir Yreen. C’est une future dragonne, j’en profitais pour lui envoyer une image mentale de la maîtresse de maison dans son antre. Cela fait bien longtemps qu’elle veut avoir une conversation avec toi. »

En guise de réactions, il se contenta de quelques vocalises qui ne n’apprirent pas grand-chose et j’eus beau essayer de fouiller sous son crâne, je me heurtais à un mur, preuve s’il en faut, que c’était lui le vrai maître de ce lien magique.

Au moment où nous étions sortis, il avait la tête pleine de nourriture et n’y avait pas pris garde, mais maintenant que nous parcourions les allées où la seule chose qui croisait notre regard était des livres encore et toujours plus de livres, je le sentis se tasser un peu sur lui-même, impressionné. D’autant plus lorsque nous fûmes en vue de la pyramide et que la géométrie des lieux dans son gigantisme devint plus compréhensible.

Je lui envoyais une vague d’encouragement tandis que je passais l’arche servant d’entrée officielle à la demeure d’Yreen. Non que cela puisse faire une quelconque différence puisqu’en l’absence de murs, nous pouvions observer presque la totalité des pièces et ameublements divers et variés. Sans la présence de quelques tapisseries et autres mobiliers imposants, le mot intimité n’aurait eu aucun sens en ces lieux.



J’attendis patiemment qu’Yreen vienne nous accueillir. Si elle ne m’avait pas vu depuis là où elle se trouvait, elle avait certainement entendu ou senti mon approche depuis le moment ou nous avions passé la porte de ce monstre qu’est l’Autel du Savoir.

Quand Royal vit Yreen s’avancer, je le sentis se recroqueviller sur lui-même et se faire le plus insignifiant possible sur mon épaule.

Je lui envoyais une bonne dose de sympathie. Même si moi-même, je commençais à m’habituer et mes défenses à se fortifier, c’était toujours un choc que d’être mis en présence d’Yreen ainsi quotidiennement. Je ne me souvenais aussi que trop bien de notre première rencontre.

J’ajoutais une vague d’encouragement et je sentis l’oiseau essayer de se raffermir avant de se rengorger d’importance, se redressant, bouffi de fierté, s’emplissant d’arrogance, allant jusqu’à lâcher un croassement de défi, battant légèrement des ailes. Il réussit à se maintenir ainsi le temps que mit Yreen pour approcher, mais une fois à trois pas de distance, quand elle posa son regard sur lui, il se vida encore plus vite qu’un ballon qu’on éclate.

Il chercha alors à se soustraire à sa vue en interposant le tissu de mon manteau, entre eux deux. Se recroquevillant autant que possible contre mon cou, s’il l’avait pu, il se serait probablement faufilé sous mes vêtements plutôt que se tenir dessus, un pan de ma capuche dans son bec pour s’en couvrir.

Je lui envoyais une autre vague d’encouragement ainsi qu’une image montrant qu’elle ne mangeait pas de corbeaux.

On arrivait au moment le plus délicat de l’histoire, le plus dangereux aussi. Yreen m’avait longuement expliqué tous les détails de ce qu’elle escomptait faire, mais surtout, sur ce que j’allais, moi, devoir accomplir. En l’occurrence, ne pas repenser à cette conversation, voir même, ne pas cogiter du tout, garder la tête vide. Ne pas donner à Royal d’idées qu’il n’aurait pas pu concevoir lui-même. Ne pas réfléchir à ça non plus !

Cette bonne blague ! Le simple fait de ne pas vouloir penser à une chose provoque de suite l’effet inverse. C’est systématique. L’élément clé n’est pas de songer à quelque chose ou non, mais plutôt de faire un vide général en évacuant tout ce fatras-là de son esprit. Plus facile à dire qu’à faire en tout cas.

Nous suivîmes Yreen jusque dans son petit salon, celui qui désormais contenait un mobilier à ma taille. Dans un premier temps, chacun prit sa place, tranquillement. Puis j’entrepris d’expliquer à Royal que j’allais le laisser discuter avec Yreen en tête à tête, mélangeant mots et images. Sa réplique fut intense, un tourbillon de questionnement amalgamé à de la terreur pure avec, en fond, un soupçon de colère.

Comment pouvais-je le livrer à un dragon ? Et sa représentation du dragon était démesurée, faisant face à un Royal minuscule, tout trempé et maculé de boue. Comment pouvais-je l’abandonner ainsi ? Il me fallut dix bonnes minutes pour réussir à le calmer, lui redonner confiance, le remotiver par des promesses, que j’entendais bien tenir au passage.

Ce qui contribua probablement le plus à faire pencher la balance fut la création de notre image mentale d’Yreen, mélange de la sienne et de la mienne. Celle d’une dragonne agitant un duo de torches, éteintes, aux yeux démoniaques, mais devant se servir de lunettes avec des verres d’une taille grotesque, lunettes actuellement repoussées sur son front. Sans elles, elle ne pouvait plus effectuer un pas sans heurter le mobilier et jurer à chaque fois que cela arrivait.

Or il se trouvait qu’il y avait effectivement une paire de petites lorgnettes rondes sur le bureau qu’elle utilisait le plus à l’étage. Je les avais vues sans vraiment les voir. C’est Royal qui me le montra en extirpant cette image de ma propre mémoire. J’en eus des frissons dans le dos. Jusqu’où avait-il compris la situation et ses implications ? Non, ne pas y penser.

***

Je quittais les lieux sans un mot et allais même jusqu’à quasiment sortir du bâtiment, m’arrêtant sur un fauteuil dans la salle de lecture la plus proche de l’entrée. Cette image de la dragonne aveugle brandissant des torches éteintes ne voulait plus me lâcher, comme si mon inconscient exigeait que je prenne note des informations qu’il me livrait.

Cette torche, ce symbole, c’était celui de la guilde, du moins, la moitié. C’était aussi un signe que l’on retrouvait partout dans l’Autel du Savoir, la représentation de la divinité que servait Yreen. Emblème de la connaissance, de l’érudition, armes nécessaires pour résoudre les énigmes et problèmes que la vie plaçait sur vos pas. Le pouvoir de l’esprit, la force de l’âme d’un individu s’autodéfinissant comme la maîtresse du Savoir, statut en ce monde supérieur à celui de roi ou autre empereur. Un symbole divin identique aux armes personnelles de la dragonne, et en même temps, la moitié de celui de la guilde.


Parfois, j’ose me croire intelligente, plus que la moyenne en tout cas, mais là, cela faisait des semaines que j’avais ces éléments sous les yeux et je ne réalisais le lien que maintenant ? Je veux bien envisager que j’avais autre chose à penser au début, puis qu’avoir laissé probablement une partie de ma cervelle dans les plaines barbares pouvait aussi servir d’excuse, mais quand même !



De saisissement, je me redressais dans mon fauteuil, me cognant les jambes contre la table attenante sans que je m’en rende compte, cherchant fébrilement autour de moi jusqu’à ce que mon regard tombe sur un érudit/larbin peuplant les lieux.

Plusieurs têtes s’étaient relevées à mon geste et me fixaient désormais en dissimulant mal une pointe de colère derrière un air interrogatif. Sauf celui que j’avais ciblé, lui, il cachait difficilement son inquiétude d’être considéré comme objectif évident de mon attention. Rapidement, je le rejoignis et le questionnais à mi-voix.

« Dites voir l’ami, si vous deviez présenter la maîtresse Yreen à un total inconnu d’un pays très lointain, comme, mettons ceux du nouveau monde ? Que diriez-vous d’elle ? »

Surpris par mon interrogation, je le vis cligner plusieurs fois des yeux. Puis il me répondit, peu sûr de comprendre réellement ce que j’attendais de lui.

— Je vous dirais alors que vous êtes en présence de l’élue divine et maîtresse du savoir, Yreen d’Eryvenie. Qu’elle fût dans sa jeunesse, Reine de cette contrée de l’ouest aujourd’hui détruite. Elle est aussi la co-dirigeante de la Guilde.

Je restais cinq longues secondes ainsi à digérer cette réponse puis je le remerciais par le geste autant que la parole. Je le vis hésiter à poser des questions, puis finalement, reprendre son activité précédente en haussant des épaules.

Pas une déesse donc, mais une élue divine. Si je comprenais bien le terme, il s’agissait d’un titre consenti par le dieu à une seule et unique personne pour chaque coin et recoin du multivers. Cette personne était censée être l’incarnation parfaite du concept que représentait ladite déité à l’échelle locale.

Avec du retard, je me fis la réflexion que ce titre de « maîtresse du savoir », devait justement signifier l’octroie de ce statut d’élue divine dans son culte. Tout comme on appellerait… En fait non, je n’ai pas de formulations assez ronflantes en tête, là maintenant, pour symboliser l’élu d’un autre dieu. Mais ça finira bien par me revenir, genre au beau milieu de la nuit, quand je n’en aurai plus rien à faire.

Yreen, élue divine ! Non pas que je sois réellement étonnée, ça expliquait même beaucoup de choses, dont son talent particulier pour enseigner probablement d’origine divine lui aussi. J’étais plutôt inquiète de mon manque de jugeote alors que j’avais tous les éléments sous la main depuis des mois.

L’image de la folle à l’épée s’imposa à moi, gravissant les marches menant en haut de la pyramide. Par réflexe, je dirigeais mon regard vers la source de cette image, mais mes yeux ne rencontrèrent qu’une montagne de livres dans leur bibliothèque. Lâchant un soupir, je m’engageais dans le labyrinthe, laissant derrière moi des érudits soulagés de me voir enfin vider les lieux. Bien sûr, je me trompais plusieurs fois en chemin et mis presque la moitié d’une heure pour arriver en haut de cette fichue pyramide.



Évidemment, à chaque occasion, les sarcasmes de Royal m’accompagnèrent un moment, sans doute un moyen pour lui d’évacuer la tension après sa conversation avec la dragonne. Malgré tout, il m’envoya aussi à chaque reprise une image de ce qu’il pouvait apercevoir de là-haut, incluant mon emplacement approximatif pour m’aider à m’y retrouver. Brave bête.

Je m’engageais dans les escaliers menant au second étage quand j’entendis un battement d’ailes annonçant l’approche de Royal. Je m’arrêtais un instant, le temps pour lui de s’installer sur mon épaule, avant de résumer mon ascension. Il semblait bien plus serein, et content de me voir, vocalisant de très léger « craa », comme s’il se parlait à lui-même.

Au sommet, Yreen nous attendait et nous prîmes position face à elle.

— Bon, mettons-nous au travail sans plus tergiverser, essayons en premier lieu la méthode douce. Si votre lien était normal et né de l’équilibre, vous devriez l’un comme l’autre pouvoir le rompre par un effort de volonté conséquent. La situation étant ce qu’elle est, ça risque d’être un peu plus compliqué. Alors tous les deux, vous allez vous concentrer sur la relation que vous partagez ! Visualisez-la ! Puis brisez-la ! C’est aussi simple que ça, du moins exprimé par des mots. Si ça ne fonctionne pas, on passera à des méthodes plus violentes.

Sur mon épaule, Royal vocalisa quelques petits croassements de protestations. Ce qui lui attira le regard de tueur dont Yreen avait le secret. Aussitôt, il se recroquevilla sur lui-même, l’air un rien penaud.

— Commençons ! Concentrez-vous tous les deux sur le lien qui vous unit ! Visualisez-le, le plus concrètement possible.

Sans attendre, je fis ce qu’elle demandait, j’avais déjà longuement réfléchi à ce lien depuis quelques jours, sa nature, sa représentation, telle une solide cordelette de cuir qui nous ligoterait par le torse. Un fil robuste laissant peu de prises au temps. Durable par delà les années. Et ce fil-là, je m’imaginais le trancher encore et encore par tous les moyens qui me vinrent en tête, du couteau à l’épée, en passant par la paire de ciseaux, la faucille, ou la hache.

Encore et encore, je détruisais le symbole de cette relation, changeant d’instrument à chaque étape. C’était une nécessité, je ne pouvais plus supporter cette menace sur ma vie, il me fallait réduire à néant cette peur qui envahissait mon cœur sans que je me l’admette. Depuis qu’Yreen m’avait annoncé que j’avais déposé mon destin dans le bec d’un stupide piaf, je devais faire table rase, mettre en miette ce symbole de ma sottise.

Soudain, ce fut comme si une porte venait de s’ouvrir dans ma tête et j’eus la certitude d’avoir déjà éprouvé cela, au premier jour, à la création du lien. Et je sentis Royal, la manière dont il ressentait les choses, dont il voyait notre union.

Ce fut comme une succession d’images et de sentiments, déferlant dans mon esprit. La terreur et le plaisir sans borne de la plongée dans l’inconnue, l’insouciance d’un optimisme à toute épreuve. L’ambition démesurée d’atteindre les plus hauts sommets, d’être le premier tout en haut puis d’aller encore au-delà et toujours plus loin ! Le délice de la victoire totale et de sentir tous les regards posés sur lui lorsque j’avais vaincu le barbare dans l’arène.

L’ardeur infinie qui l’avait envahi à l’instant où j’avais gagné mon pari, au moment où il avait compris que nous venions de prouver notre supériorité sur toute autre forme de vie alentour.

Sa tristesse de me voir immobile sur une civière, puis son impatience de partir à l’aventure et son inquiétude de me savoir toujours inconsciente.

Ses frustrations qu’il évacuait en jouant des tours aux membres de l’expédition, mais aussi au bonheur qu’il y prenait malgré tout.

Sa joie sans bornes lorsque je m’étais réveillée et l’anticipation de nous imaginer nous lancer dans un voyage vers l’inconnu.

Son émerveillement devant la nourriture et le fait de pouvoir s’en gorger presque au point de s’en rendre malade.

La passion qui s’emparait de lui lorsqu’il se repassait le film de mes souvenirs concernant la dernière farce pendable que j’avais joué à PyuPyu avec les pâtisseries, la haute estime qu’il me vouait, persuadé qu’il n’aurait pas pu mieux faire.

Puis les semaines qui suivirent, testant ses capacités pour confirmer qui de nous deux était le meilleur, prenant pour cible PyuPyu, le rendant à moitié fou de rage.

Nos retrouvailles, puis son plaisir évident dans la taverne de ce matin.

Puis soudain, tout cet ensemble, cette insouciance bon enfant, cette joie de vivre furent impitoyablement douchés sous un torrent de haine, de peur et de rancœur. Ma haine, Ma peur, Ma rancœur. Et submergeant tout cela, un puits de colère sans fond. Alors, tout devint noir. J’étais de nouveau seule dans ma tête.

De saisissement, je fis quelques pas en arrière puis m’effondrais au sol. Dieux ! Que venais-je donc de voir ?

Loin, comme à une distance infinie, j’entendais un corbeau qui s’époumonait autant que faire se peut, avant de venir me picorer la main sauvagement. Je sentis la présence d’Yreen disparaître alors que me revenait en tête chaque image, une à une. Chaque sensation, chaque sentiment. « Royal ! Piaf de malheur ! Qu’as-tu fait ? Dieux ! Qu’ai-je encore fait plutôt ? »

Quel abîme ! Le fond de quel gouffre de stupidité crasse devrais-je donc atteindre avant d’admette que je suis une personne ignoble, d’une hypocrisie monstrueuse, malsaine au possible pour quiconque essayerait de partager quoique ce soit avec moi. Quand comprendrais-je à quel point je n’étais qu’une gamine minable, une sale gosse arrogante, passant son temps à détruire tout ce qui l’approchait ? Que je ne pouvais que détruire tout ce qui m’approchait !

Quel égoïsme, quelle stupidité ! Tout ce temps perdu à m’inquiéter pour un futur qui ne pouvait exister, dont j’aurais pu savoir d’entrée de jeu qu’il ne pouvait exister, qu’il n’y avait aucun problème malgré le sortilège incomplet, du moins largement moins critique que ce que j’avais en tête. Si seulement j’avais pris cinq minutes pour m’interroger, pour chercher à comprendre cet autre individu qui avait le potentiel pour partager une partie de ma vie.

Mais cela ne m’avait même pas effleuré l’esprit. J’avais préféré tourner en boucle, concentrée sur du vent, plongée dans un enfer tout personnel où j’étais à la fois, victime et bourreau. Un miroir ou ne se reflétait que la noirceur de mon âme. Ce torrent de haine final, cette colère, c’était la mienne, et cela avait dû tellement perturber Royal qu’il avait rompu le lien dans l’instant par pure autodéfense.



Royal me tournait le dos. Il se tenait sur le bord du niveau, le bout des griffes dans le vide et contemplait le dôme au-dessus de nous. Yreen avait effectivement disparu comme il me semblait l’avoir senti.

En silence, je sortis mon ardoise, ma craie, et recopiais ma petite punition sans interruption, refusant de réfléchir à quoi que ce soit d’autre, je voulais juste disparaître.
Combien de fois devrais-je encore vivre ce genre de scène ?

« Ne cherche surtout pas à déterrer cette merde-là ! Oublie ! idiote ! »

Lorsqu’à la nuit tombante je relevais la tête, j’étais désormais seule. Je gagnais ma chambre, sans un mot. Au matin, après une nuit plus qu’agitée et emplie de cauchemars, je constatais sans surprise que je m’étais griffée le visage au sang. Quatre vilaines zébrures sous mon œil dit aveugle. Je nettoyais les plaies sans plus y penser, avant de passer à ma main fautive, en particulier la zone sous les ongles.

Je me fis la réflexion que ces plaies-là allaient sans doute laisser une cicatrice. Puis je haussais les épaules. Quelle importance ?

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