Si à un moment j’ai pu croire le laboratoire du Roc grandiose de par la diversité des sciences y étant étudiées, ce lieu en imposait tellement plus que j’en eus des vertiges. Déjà pour commencer, il était à son échelle à elle, du coup, j’eus l’impression d’être une gamine qui passe son temps dans les jambes de moman. Qui plus est, la qualité et la rareté de tous les objets dans cette pièce étaient d’un tout autre ordre de grandeur. Il s’agissait réellement de son antre personnel, l’Autel du Savoir tout entier. Un bâtiment aux dimensions vertigineuses.
De l’extérieur, on pouvait supposer que l’édifice faisait trois étages de cinq mètres de hauteur chacun, mais en fait, il n’y en avait qu’un, et la construction dans son intégralité n’était quasiment qu’une seule et même pièce. Toute la partie centrale, un carré parfait de 50 m de côté, était surmontée pour moitié d’un dôme dont la matière m’était inconnue et vraisemblablement magique. Ce que je pouvais en dire, c’est qu’elle laissait passer la lumière sans l’altérer d’aucune façon, était quasi transparente et n’était ni du verre ni une de ses roches, comme le quartz, ou une autre pierre précieuse. Oui, je fais sûrement là un amalgame abusif, peu importe. Le reste du toit, en sus du dôme, était empli d’instruments de mesure ésotériques ainsi que je l’ai déjà mentionné.
À gauche de l’entrée, à l’angle du bâtiment, on avait ajouté une extension au carré parfait. Celle-ci contenait de petits logements pour la domesticité et les invités. Enfin, petit, c’est relatif. Les chambres faisaient cinq mètres de plafonds au niveau du rez-de-chaussée et étaient adaptées aux individus de très grands gabarits. Les niveaux supérieurs possédaient en fait un sous-étage interne et alternaient, pièces à taille humaine et dortoir pour personnes de plus modeste stature. Collé au mur, un escalier desservait ces logements avec un palier tous les cinq mètres, puis à son fait, permettait d’accéder au toit dans sa portion scientifico-magique.
Vous avez déjà dû le deviner, mais quant au contenu de cet édifice hors norme, c’était pour trois quarts une vaste bibliothèque. Un véritable dédale aux allées bordées de livres sur quasiment quinze mètres de hauteur sur la partie périphérique, mais diminuant progressivement alors qu’on en approchait du cœur, situé sous le dôme. Les murs extérieurs ne possédaient pas de fenêtres, tout l’éclairage provenait de ce dôme. Une quantité invraisemblable de miroirs surmontaient les murs-livres pour ensuite réfléchir les rayons lumineux jusque dans les moindres recoins du bâtiment en passant par toutes les petites salles de lecture parsemant le labyrinthe de papier et parchemins.
Avec les années, j’ai appris à copieusement détester ce lieu. Ces dimensions vertigineuses me faisaient perdre tout repère et je ne comptais plus le nombre de fois où je m’étais retrouvée à errer encore et encore jusqu’à déboucher contre un mur, un vrai en pierre. Me réorientant grâce à lui, pour m’égarer à nouveau aussitôt de retour au milieu de ces satanés fichus bouquins. Et pas question de hausser la voix, du moins, pas si vous vouliez éviter de devoir faire face au regard furieux d’une maîtresse du savoir très à cheval sur les règles, qui plus est, au beau milieu de son antre le plus privé et personnel.
Le cœur du bâtiment était une pyramide carrée, sur trois étages, mais à laquelle on aurait retiré, comment dire, les flancs ? Les murs ? Ne laissant que les plaques épaisses servant de base aux différents niveaux, chacune plus petite que la précédente alors que nous gagnions en hauteur. La plus élevée avait une extension, normalement dépliée et rangée, mais qui, une fois érigée, permettait de se jucher à l’intérieur du dôme au point de pouvoir toucher cette matière qui en formait la voûte. Si vous pouviez supporter la grimpette et le vertige, vous aviez une splendide vue sur la ville alentour.
De là-haut, vous aviez sous les yeux une grande partie du labyrinthe de livres qui enclavait la pyramide. Celle-ci était nimbée dans un halo constitué de l’entrelacs des rayons lumineux, traversant dans un premier temps la substance du dôme avant de se diffuser dans toute la pièce via les miroirs, se croisant et s’entrecroisant, composant des motifs inconcevables.
À première vue, la gestion des lieux, de la captation de la lumière au classement des livres dans les rayonnages ou encore la position des zones de lectures, tout semblait être le fruit du hasard et l’on pourrait croire l’ensemble fondamentalement chaotique. Toutefois, après une longue période d’observation, on finissait par noter un ordre sous-jacent, ou chaque objet était à sa place avec une organisation dont je pouvais sentir la présence même si sa compréhension m’échappait totalement.
Oh ! Et bien sûr, les étages de la pyramide ne flottaient pas dans les airs par eux-mêmes. Des colonnes circulaires et ouvragées, situées toutes les deux mètres, soutenaient la base du premier degré. D’autres piliers, disposés sur ce même degré, remplissaient une tâche identique pour le suivant. À l’instar du labo de l’enclave du Roc, la face des colonnes tournées vers l’intérieur était creusée pour servir de zone de rangement.
Visuellement, ça donnait comme une pyramide à deux échelons, mais dont l’intimité serait à nue si l’on peut dire.
Le rez-de-chaussée, Yreen l’utilisait surtout comme lieu de vie, alors que le premier était son laboratoire de recherche, magique principalement, mais pas seulement. Le second au sommet, c’était l’aire réservée à la pratique.
Vous me direz, ce n’était pas un peu risqué de s’exercer à l’art alors que depuis l’intérieur de la demeure, il suffisait presque de tendre le bras vers l’extérieur pour attraper un ouvrage dans une allée ? Un incendie serait si vite arrivé pour rester sobre dans les conséquences possibles. Et bien si totalement, on pourrait le penser, jusqu’au moment où, adaptant votre vue à la magie, vous constatiez la densité extrême des multiples couches des sorts protecteurs imbibant la zone. Si j’avais une crainte, ce n’était pas qu’une expérimentation dérape et entraîne des dégâts, mais plutôt que l’accumulation de magie présente dans la pièce en vienne à faire fondre son contenu par simple pression.
En temps normal, celle-ci était déjà étouffante dans l’antre du savoir, comme lorsqu’on se retrouve en haute montagne où respirer est difficile, où l’on cherche toujours de l’air. Mais les jours où Yreen s’exerçait de manière intensive, c’en était plus qu’assommant, de quoi tourner de l’œil au moindre défaut de concentration. Ce qui avait le don de m’énerver en sus, c’est que les personnes avec une piètre affinité à la magie ne semblaient pas affectées. En un sens, c’est compréhensible, mais voir tous ces vrais mages aller et venir sans souci quand j’avais l’impression de porter trois montagnes sur mes épaules tout en étant en permanence à la limite de l’inconscience par manque d’air. C’était plus que frustrant, et je pense être plus que modéré en me tenant au mot frustrant et non d’autres qualificatifs plus… Agressifs. Heureusement, le temps passant, je m’habituais à cette contrainte et pus agir plus librement, mais quand même !
Je savais qu’Yreen était une sommité sur ce plan. Qu’on pouvait vraisemblablement la classer au niveau des dirigeants de ce monde voir au dessus. Mais entre le savoir, comprendre et accepter cette vérité puis voir cet édifice qui lui appartenait en propre et qu’elle avait construit et empli par elle-même. Ce n’était pas là le travail d’une organisation ayant financé un projet, mais l’ambition d’un individu. Un joli rappel à la réalité. Comme quand je parlais des serviteurs, n’allez pas imaginer quelque chose d’aussi commun qu’une simple soubrette. Il s’agissait en réalité des maîtres érudits de tous les coins et recoins du monde qui se sont pliés en quatre pendant des années pour avoir l’honneur de passer la porte de cette demeure et de pouvoir poser les yeux sur son contenu. J’en ai même aperçu, versant des larmes de joie à l’idée de faire la poussière tout au long des allées. Et je n’exagère pas. Je crois que c’est bien ça le pire. En quelque sorte, j’aurais préféré grossir le trait et faire dans la démesure.
Maintenant, imaginez-moi dans ce cadre, monstre mendiant d’un autre monde, et contemplez combien je n’y étais vraiment, mais vraiment pas à ma place. Sacrilège, insulte et hérésie permanente, ne trouvez-vous pas ? Au début, je passais même mon temps en courbette à m’excuser d’être là auprès de tout être vivant que je pouvais croiser, ayant eux, mérités leurs positions. Souris et mouches incluses. Et puis, il m’est venu à l’esprit que ma façon de voir les choses était surtout une injure faite à la décision d’Yreen de m’inviter en ces lieux. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, mais quand on questionne l’oracle, remettre sa parole en doute est plus que stupide. Or je ne me considère pas comme étant stupide, du moins la plupart du temps, à d’autres moments…
Pour être honnête, il faudrait aussi ajouter que plus je passais de temps ici et plus mon niveau de fatigue allait crescendo au point que réfléchir autant que faire des courbettes devenait une tâche de plus en plus insurmontable. Je n’ai donc aucun mérite pour avoir pondu un raisonnement m’épargnant ces efforts. Peut-être. Sans doute. À vous de voir.
***
« Alors, qu’en tires-tu comme conclusion ? »
Plutôt que lui répondre, je laissais échapper un long, très long soupir. Nous étions dans son petit salon, un carré fermé sur trois côtés par le dos du mobilier des pièces voisines. Pour masquer l’aspect disgracieux des meubles, des tapisseries pendaient du plafond. Un ruisseau en forêt sur ma gauche, un volcan déchaîné derrière moi. En face, la silhouette d’Yreen s’encadrait devant la représentation fictive de la déité patronne d’Yreen, Le dieu de sagesse, du savoir et de la connaissance.
Au début, elle m’avait placé dans un fauteuil grand format prévu pour ces dimensions à elle. La bonne blague. Elle me lâcha un de ses très rares sourires. Rare, car elle connaît très bien l’effet produit sur les autres. En même temps, il faut avouer que voir une gueule comme la sienne, garnie de crocs (et pas des petiots hein), vous faire un joli rictus plein de dents, ça a de quoi en faire frémir plus d’un. Si je savais qu’elle s’amusait, c’est grâce à ses yeux, eux ils étaient au-delà du sourire, ils riaient aux éclats.
J’étais donc désormais dans un fauteuil à ma taille, mais pour le coup, ma tête dépassait à peine au-dessus de la table. Une version plus réduite vint alors la remplacer. Elle faisait ça aussi facilement que certains claquaient des doigts. En fait, elle devait avoir plusieurs éléments de mobiliers en attente dans une poche dimensionnelle personnelle, et elle intervertissait les meubles selon les besoins. Quelque chose comme ça. Énervant.
Jalouse ? Moi ?
Cela faisait une bonne heure qu’Yreen m’examinait sous toutes les coutures, lançant de nombreux sorts de divination. Oh, n’imaginez pas une boule de cristal ou similaire, digne d’une bohémienne. Il s’agissait là de l’école de magie de la divination, domaine de l’art lié au questionnement, à la recherche de réponses et de vérités. Un sortilège pour voir ce qui est invisible était souvent rangé dans cette école par exemple.
Sa question posée, elle continuait de me fixer en silence alors que je réfléchissais. L’expérience m’avait appris qu’elle ne bougerait pas d’un cil tant que je n’aurais pas prononcé quelques mots. Bien sûr, nous parlions de Royal et du lien.
Je poussais un nouveau soupir. Pas le premier ni le dernier du jour.
— À la vérité, je n’en ai aucune idée, ma mémoire est floue. Je sais grossièrement ce que j’ai fait, pourquoi et comment, mais j’ai eu beau essayé de reconstituer le schéma du sort, pas moyen d’arriver à quelque chose d’utile. Ce jour-là, j’ai dû suivre des courants de pensée si étrange que je suis bien incapable de les retrouver. Je sais que je ne souhaitais qu’emprunter les yeux d’un oiseau pour une durée limitée, mais qu’il y avait tellement de trous dans mon tissage final que Royal semble avoir accès à bien plus que prévu.
— C’est un euphémisme ! Et pas qu’un peu gamine. Je me demande bien ce que nous allons faire de toi ! Je te lâche du regard un moment alors que tu vas pique-niquer en campagne et tu trouves le moyen de devenir l’esclave d’un corbeau pendant ce laps de temps. Avoue que ce n’est pas banal !
— Pardon ?
Je voyais bien qu’elle ne riait pas et pour le coup j’en eus des sueurs froides, amplifiées par sa manière désincarnée de s’exprimer.
— Ne t’y trompe pas Yuki, le pacte que tu as passé, c’est ton Royal qui en est le maître absolu. Tu serais son esclave obéissante s’il lui en prenait l’envie et tu n’aurais aucun moyen de lutter puisque vous avez accepté le lien de façon volontaire. Il n’est vraisemblablement pas plus conscient que tu ne l’étais du pouvoir qu’il a sur toi sinon il l’aurait déjà utilisé, probablement. Espérons que cela reste ainsi. Mais qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête ? Et quand bien même tu créerais un sort à demi fonctionnel, ton construct aurait dû inclure des notions d’équilibres de base ! Des mesures de sauvegardes ! Mais même pas, comme une gamine sautant à pieds joints dans une flaque puis qui pleure ensuite parce qu’elle est mouillée !
— À ma décharge, j’ai probablement laissé un morceau de cervelle dans l’herbe des plaines
— Comme si ça pouvait te servir d’excuse !
— Un peu quand même ? Non ?
— Non, n’essaye pas de faire la maline, sale gosse !
Elle se pencha vers moi, sa tête à un bon mètre au-dessus de la mienne, me faisant les gros yeux, vraisemblablement exaspérée.
Je préférais me faire toute petite dans le fauteuil sans plus rien ajouter. Et qu’aurais-je bien pu dire dans tous les cas ?
— Alors tu vas appeler ce corbeau, je vais lui parler en tête à tête, puis on va casser ce lien. Et si vous le souhaitez toujours, on vous liera ensuite de la bonne manière. En attendant, gamine ! On va rectifier cette propension à l’idiotie que tu sembles cultiver. Tu as quelque chose à ajouter ?
Sur le coup, je me contentais de secouer la tête, penaude. Ooh, par la suite, j’allais copieusement l’insulter, c’était certain, j’allais probablement ne pas décolérer de la journée et l’agonir d’injures à répétition. Puis sans doute aussi le lendemain, voire le surlendemain inclus. Mais face à elle ? Il aurait déjà fallu que je puisse me redresser et me tenir droite pour commencer, et ça, ça ne risquait pas d’arriver avant encore un bon moment.
***
« je suis un être intelligent doué de raison, je suis consciente de cet état de fait. Je ne suis pas une sale gosse arrogante ni une gamine sans cervelle. »
J’avais des crampes dans les doigts à force de recopier ce petit texte. Yreen m’avait mis une ardoise dans les mains, et depuis j’y inscrivais cette phrase encore et encore et encore. Enfant, j’aurais préféré le bâton à ce genre d’humiliation. Ça n’avait pas changé. Rien que d’y penser, j’en avais les joues en feu.
Je vivais désormais à demeure, dans un coin de son laboratoire, y passant l’intégralité de mes journées. Ce n’est que lorsque je dormais littéralement debout, ou que je commençais à par trop embaumer l’air qu’Yreen consentait à me laisser filer pour gagner une des chambres du personnel pour me décrasser et surtout, me reposer. Cette fichue dragonne semblait pouvoir se passer de sommeil et ne pas ressentir la fatigue, ce qui bien sûr n’était pas le cas de nous autre, simples créatures biologiques inférieures. Ce que je n’arrivais pas à décider encore pour le moment, c’est si elle avait conscience du temps qui s’écoulait et agissait ainsi par calcul ou si elle ne s’en rendait réellement pas compte et ne comprenait cette notion que par son effet sur le reste du monde.
Toujours est-il que mes nouvelles journées à durée indéterminée commençaient toujours par quelques heures où je m’acharnais à recopier ce petit texte très agaçant. À la suite de quoi, Yreen s’évertuait à vouloir faire entrer dans mon crâne quantité de théorie magique. Elle passait son temps à combler mes très nombreuses lacunes en la matière. C’était très étrange. Je savais qu’elle avait une formation dans la tradition purement académique. Tout comme les professeurs que j’ai pu avoir dans mon ancien monde. Pour autant, la connaissance qu’elle me dispensait ne l’était pas, pas réellement.
C’est plutôt comme si elle essayait de me transmettre un condensé de vérités en s’assurant d’en prouver la validité par le biais d’un minimum de piliers, mais sans s’arrêter sur tout ce qui pouvait accompagner ce pilier. Et pas n’importe lesquels, mais sur des bases que j’avais déjà acquises. Ce qui aurait pu prendre quelques mois additionnels de cours pour que je comprenne ce dont elle me parlait, se voyait ainsi ramené à une poignée d’heures. Je le sais, je suis passé par là, à écouter un vieux poussiéreux déblatérer sa leçon jusqu’à s’en casser la voix, pendant des journées entières, interminables. Et bien sûr, ils espéraient tous que je puisse retenir chaque mot d’un discours s’étalant sur quelques semaines et qui a mes yeux n’avait en plus aucun sens. Comme ce blabla n’éveillait rien en moi, les apprendre par cœur n’aurait constitué que la première étape, il aurait encore fallu derrière que je m’acharne à les relier à quelques éléments plus concrets de ma réalité.
Tout cela pour dire qu’Yreen semblait savoir exactement ce qui me ferait réagir, au mot prêt, pour que je puisse assimiler sa leçon sans plus tergiverser. Si c’était plus que bienvenue, c’était en même temps très inquiétant. Comme si elle adaptait sa connaissance pour faire face à un individu unique, moi, Yuki. Alors forcément se posait la question du comment. Comment pouvait-elle avoir une telle compréhension de mon être intime ? Ce n’est pas comme si je lui avais déjà parlé entre autre chose, de la manière dont j’utilise les raccourcis.
Je vais devoir développer un peu cette notion qui m’est personnelle, c’est la façon dont je visualise mon talent que j’associe au concept de raccourcis. La base, c’est l’éternel clivage entre les mages académiques et ceux qui, comme moi, vont bien plus fonctionner à l’intuition par affinité magique. C’est l’histoire de l’architecte qui va passer trois mois à calculer les forces de tension, la solidité des matériaux et qui vérifiera dix fois ses chiffres pour ensuite valider son projet. Tandis que l’autre, lui, va gribouiller quelques additions dans la poussière avant d’ordonner aux ouvriers le début des travaux. Tous les deux fournissant par ailleurs des plans parfaits, le premier, en comparaison, aura juste quelques mois de retards. Certains parlent de talents, de génies, ou de fraudes.
Toujours est-il qu’à un moment, sur le sentier du savoir magique, je me dis qu’il y a bien plus efficace que cette fichue route sinueuse, pleine de lacets, et que je pourrais tout aussi bien prendre ce passage-là, ou celui-là. Autrement dit, emprunter un raccourci. Mais qu’est-ce qu’un raccourci ? Et par extension, qu’est-ce qui fait que l’on puisse parler de bons ou mauvais raccourcis ? Je ne pense pas avoir besoin d’un discours interminable, vous connaissez ces choses. Le chemin le plus direct entre deux points n’est pas forcément le meilleur. Le terrain peut être plus tortueux, hostile, il peut y avoir des monstres, son accès interdit le cheval ou les chariots et ainsi de suite.
Il existe quantité de voies possibles, bonnes comme mauvaise, et si je ne remets jamais en question mes intuitions fulgurantes, mes certitudes absolues que ce sentier-là est un véritable raccourci. Il y a toutes ces autres fois, où cette conviction d’avoir raison, s’accompagne quand même de quelques doutes, que malgré le fait que le chemin soit sûr, dans certaines circonstances il pourrait s’avérer dangereux, mais sans que je ne puisse définir plus de détails utiles.
Ce que m’enseignait actuellement Yreen, c’était la théorie académique qui me permettait de comprendre les écueils éventuels de ces raccourcis un peu grisâtre. De changer les probables en convictions, incluant la nature des embûches et la manière de procéder pour les éviter. Comme si elle pouvait prévoir exactement les notions, les moments où j’allais buter sur un problème que mon affinité à la magie ne pourrait résoudre en claquant des doigts. Ce qui est bien sûr impossible n’est-ce pas ? Et pourtant c’était ce qu’elle faisait.
Quand, je lui ai posé la question, elle s’est contentée de hausser les épaules, enfin ce qui passe chez elle pour un haussement d’épaules. « Je sais, c’est ce que je suis, je suis la maîtresse du savoir, donc je sais les choses. »
Je n’ai toujours pas trouvé ce que je pourrais bien répondre à ce genre d’affirmation donc si vous avez une idée, je suis preneuse. Surtout qu’elle ne fit qu’énoncer la plus pure des vérités au final.
J’ai bien dû passer des mois à vivre à ce rythme-là, difficile à dire quand les journées ne sont plus séparées entre cycle de jour et nuits, mais entre éveil et épuisement complet.
Quand Yreen estimait que j’avais retenu sa leçon, elle me laissait souvent accéder au sommet de la pyramide, l’aire d’expérimentation, ou je m’efforçais de transformer ce savoir en pratique. Développer de nouveaux sorts. Me préparer à survivre à cette guerre quasi perdue d’avance en quelque sorte.
Yreen m’avait autorisé à puiser dans ses grimoires personnels si je voulais apprendre certains des classiques. Après tout, cela restait la méthode la plus simple pour accroître sa connaissance, copier ce qu’a fait le voisin. C’est bien aussi pour cela que l’on parle de « classiques ». Il y a des millénaires, un vieux croulant quelque part passa des mois et bien plus encore à élaborer toute la théorie, la tester, la modifier, jusqu’à aboutir à un effet viable. Par la suite, dans les siècles qui suivirent, quantité de mages ont décortiqué ce sort, l’ont perfectionné, ou imposèrent leur variante, plus efficace pour le même effet. Jusqu’au moment où le sortilège atteignit sa plénitude. On parle alors de classique.
On trouve parfois des versions de ces magies-là, ni réellement supérieures, ni véritablement inférieures, mais basées sur une logique différente, et donc souvent, cela signifie qu’ils appartenaient à une école de magie distincte du classique.
Ce qui me fait penser que je n’ai jamais vraiment parlé des écoles n’est-ce pas ? Ce n’est guère compliqué, il existe ce que l’on définit comme une école de magie, chacune ayant sa logique et une approche personnelle du monde. De la sorte, on a l’école de nécromancie, axée sur l’antagonisme entre énergie négative et positive ainsi que l’utilisation desdites énergies. Vous avez aussi la divination dont j’ai brièvement parlé, dont le but premier est d’acceder aux vérités du monde. L’invocation qui traitera de la manière d’appeler et de contrôler des créatures, de formuler un pacte magique, l’évocation qui se concentre sur le maniement des forces naturelles pour en faire une arme ou une armure et tant d’autres.
L’idée, c’est que certains mages se spécialisent dans un domaine particulier pour avoir une chance de laisser quelque chose de leurs travaux derrière eux, ça concerne surtout les vrais mages. Après tout, ils ont qu’une vie, et la théorie magique est trop vaste. Déjà qu’ils en passent la moitié pour apprendre à lancer un tour de magie. Du coup, il est compréhensible qu’ils se concentrent dans une seule école. C’est là qu’est l’intérêt d’avoir des sortilèges aux effets identiques, mais dont les bases mêmes font appel à des concepts radicalement différents plus facilement accessibles pour le spécialiste dudit domaine. Pour résumer, c’est comme en artisanat, un maçon n’est pas un charpentier, ils peuvent connaître deux ou trois trucs et les bases du métier de l’autre, mais ça ne va pas plus loin. Et chacun utilise des outils et techniques (sortilèges) adaptés à sa profession.
Je pense à un sort qui sert souvent d’exemple pour ce genre de chose, car il existe quantité de moyens pour arriver à ce résultat au point qu’il n’y a pas de classique le concernant. Il s’agit de l’écorché. Objectif final, la cible n’a plus de peau. On comprend vite que l’effet psychologique est ici prédominant sur le reste. En évocation, on submergera la cible de lames de vents pour la taillader comme on le ferait avec un couteau. En invocation, une nuée d’insectes pourrait obtenir le même résultat. En transmutation alchimique, on pourrait faire bouillir la graisse sous-cutanée pour que la peau se détache naturellement, ou encore changer l’essence de ladite peau pour la séparer du corps. Et ainsi de suite.
Mais bon, personnellement, je refusais de ne compter que sur les sorts d’autrui. Pas au-delà des classiques.
C’était en fait un problème intrinsèque lié à la création d’un sortilège. Pour avoir la certitude d’obtenir le résultat recherché et seulement celui-là, il fallait éliminer toutes les variables aléatoires, tout les peut-être, toute interprétation possible. Forcément, le bilan était rigide et la magie peu maniable à l’utilisation. Ce n’était pas gênant quand on voulait avoir un effet simple et direct. Toutefois, l’art ne consiste pas juste à se lancer des boules de feu à la tête. Et c’est pour toutes les situations où l’on apprécierait un peu d’adaptabilité (qui par nature ne peut pas exister) que je m’efforçais de développer moi-même ma propre magie incluant nombre de variables prédéfinies.
Je ne pensais pas être meilleure ou pire qu’un autre, mais je savais que, plutôt qu’emprunter certains sorts dont je regretterais toujours de ne pas pouvoir les manier à ma convenance, je préfèrais et de loin mettre au point une manière de faire toute personnelle. Une manière dont je connaîtrais tous les tenant et aboutissant, tous les secrets de fabrication, plus proche de ma façon de faire les choses que celle d’un inconnu.
En dehors des leçons d’Yreen qui me permettaient de bâtir mes théories, c’est donc à ça que j’utilisais mon temps libre, leur trouver une application pratique, construire mes outils. J’avais l’impression de tricher, les cours impossibles d’Yreen me fournissaient presque des solutions avant même de rencontrer les problèmes les concernant. J’étais bien consciente que si j’avais dû faire tout cela seule, j’y aurais probablement passé une dizaine d’années, et ce, à condition que je ne perdis pas ma motivation en chemin vu la durée impliquée.
Histoire de bien enfoncer le clou et afin de le garder bien à l’esprit, tous les « matins » j’avais droit à ma piqûre de rappel quotidienne avec mon ardoise de ce qu’il ne fallait surtout jamais faire en matière de développement magique. Juste au cas où j’oublierais. Encore.
Et puis, il y avait mon projet d’envergure, ma spécialisation personnelle pourrait-on dire. Celle qui serait le plus à même d’utiliser mes talents naturels au maximum de leur potentiel. Je n’en étais qu’au tout début, mais j’avais une bonne idée de l’objectif à atteindre et j’entamais l’ébauche des techniques qui me seraient nécessaires pour y parvenir. Je commençais à peine à appréhender la complexité de la chose, surtout parce que je voulais des sorts adaptables en nombres aussi limités que possible.
Je n’espérais pas fabriquer l’outil ultime multifonction universel, mais j’escomptais quand même réussir à passer sous la barre de la dizaine, histoire que mon répertoire de manière générale ne soit pas intégralement composé de cette spécialisation personnelle, ce qui serait le comble de l’inadaptabilité.
Je ne partais pas non plus de rien puisqu’il existait déjà des classiques répondant à certains de mes besoins. Mais plus je les étudiais, plus je me rendais compte que ce que je voulais faire tenait de l’exploit pour n’importe qui d’autre que moi. Plus j’examinais leur théorie et plus je me laissais influencer par la manière de réfléchir des vieux mages d’antan ce que je n’appréciais pas des masses. Certains jours, je me disais que je ferais mieux de recommencer totalement de zéro pour construire un ensemble cohérent plutôt qu’essayer d’assembler des éléments disparates en un tout unique. Créer ma propre école de magie à une échelle réduite en quelque sorte. Arrogante ? Moi ? Si peu. Et en même temps, pourquoi pensez-vous qu’une personnalité comme Yreen accepterait de perdre son temps à m’enseigner ce qui me manquait pour développer cette magie ?