Partie 3
Racourcis
Trois jours qu’elle me faisait attendre !
J’étais arrivé au QG de la guilde, il y a prêt de trois fichtrement longs jours. J’avais commencé par opérer un tour des lieux avant de louer une chambre dans la partie magique de la ville. De fait, la cité était divisée en trois secteurs bien distincts, et hasard ou non, il y avait comme une véritable séparation bien visible entre les différents morceaux. Le tout, contenu dans un trois-quart de cercle fortifié, le côté plat orienté vers la forêt elfique.
Sans aller jusqu’au niveau du Roc, une authentique forteresse. Les murs n’étaient pas non plus là juste pour faire de la décoration. Si la guilde avait des vocations politiques, alors nous serions une cité-État. La ville avait l’envergure nécessaire pour que ce titre ne soit ni ridicule ni usurpé. La taille de son enceinte ne pouvait pas manquer de rappeler à tous cette vérité.
Le secteur magique était le plus éloigné de la forêt elfique. J’ai cru comprendre que les elfes l’avaient imposé, refusant tout net d’avoir de ces fous d’humains jouant avec l’art, trop proche de leurs précieux arbres. Ce quartier spécial fut donc relégué le plus à l’écart possible, contre le mur est. Formant un losange aplati. Quelle que soit sa race, personne n’appréciait les explosions trop près de chez lui, en conséquence il y avait une démarcation évidente entre ce secteur et le reste de la ville.
La forêt elfique n’était pas fermée au monde, toutefois, sa population tenait à sa tranquillité et y pénétrer impliquait de suivre un nombre important de règles et le respect d’un certain protocole. En tout état de cause, la partie martiale de la guilde fut donc établie au plus près des arbres en un long rectangle englobant tout le mur ouest de la cité. Quiconque voulant voir le peuple des sylves se devait d’avoir l’aval de notre administration.
Il s’agissait là d’un contrat remontant presque aux origines de mon organisation qui permettait aux elfes de ne pas avoir à gérer la folie humaine dans toute son extravagance et de s’assurer que les lois soient observées. Quiconque s’essayerait à pénétrer leur territoire sans passer par notre juridiction, devrait déjà résister à la magie de labyrinthe défendant l’orée des bois puis, s’il continuait de s’obstiner, ne pourrait que regretter son stupide aveuglement quand viendra la pluie de flèches meurtrières sans plus de sommations. Les elfes prennent leur intimité très au sérieux. Ce que par ailleurs, je n’avais aucun mal à comprendre.
Il est à noter que les gens du commun semblaient ne pas vraiment apprécier de côtoyer des structures et individus à l’allure si fortement martiale. Comme de juste, une démarcation évidente existait entre ce quartier et le reste de la cité là aussi, il fallait toutefois avouer qu’elle était plus réduite. Entre ces deux secteurs opposés, on pouvait découvrir la ville proprement dite, florilège d’activités humaines disparates, même si l’aspect commercial de la chose était prépondérant.
En même temps, il n’y avait pas non plus de quoi imaginer un réel no man’s land séparant les différentes divisions de la Guilde. C’est juste que, comme par le plus grand des hasards, ce sont des zones où l’on va trouver, ici, un parc de promenade, là, un corral ou un bout de terrain pour chevaux et autres animaux de bâts. On y rencontrait la majorité des entrepôts, d’autant plus lorsqu’on approchait des portes nord et sud. C’est aussi là que l’on pourra voir le grand temple de la déesse de la magie et la plupart des structures religieuses. Enfin, le nouveau grand temple. L’ancien était dans la capitale du royaume, désormais en territoire mort-vivant. Dans cette zone, bien délimitée dans son imprécision, il n’y avait aucun logement d’habitation, c’était un fait bien établi.
En plus de leur position géographique, il était facile de remarquer d’importantes différences architecturales entre les quartiers de la Guilde. C’était de notoriété publique qu’il était impossible de s’y perdre.
Trois jours que j’étais arrivée, trois longues journées à attendre le bon vouloir de cette fichue dragonne miniature. Une fois installée en ville, je m’étais présentée à l’autel du savoir, un bâtiment de trois étages dont le toit était constellé d’objets, tous plus invraisemblables les uns que les autres. Je m’étais laissé dire qu’il s’agissait en premier lieu de mesurer les courants de magie et la densité planaire, ce qui signifie, l’épaisseur du voile entre ce monde et ceux qui le chevauchent ou y sont superposés comme l’astral, l’éthérée ou l’ombreux.
Alors que j’étais attendue, les gardes à l’entrée me refusèrent le passage. Par contre, j’eus le droit à quantité de courbettes de la part d’une novice qui me fit savoir que la maîtresse était présentement occupée et ne pouvait être dérangée. Elle me confia ensuite un message d’Yreen me demandant de patienter jusqu’à ce qu’elle m’envoie chercher.
Trois jours donc, perdus à attendre le bon vouloir de cette…
Quoique, je n’irais pas mentir non plus, je n’étais pas restée oisive. J’avais beaucoup à réfléchir sur la nature du lien que je partageais avec Royal et ce qui avait bien pu se passer au lancement du sort. Qu'avais-je réellement fait ? Il fallait que je retrouve les détails du schéma mental que j’avais utilisé pour le décortiquer jusque dans ses moindres retranchements.
Sur ce dernier point, je n’allais pas pouvoir y faire grand-chose. La plupart du temps écoulé dans le camp barbare ne m’était resté en mémoire que de manière fragmentaire. Je pouvais en parler, dire ce que j’y avais fait, car j’avais de nombreuses, on pourrait dire des images fortes, de ces lieux. Ce qui me faisait défaut par contre, c’était les liens existant entre elles. Tout me semblait inconsistant ou flou.
Alors je réfléchissais, j’extrapolais sur des possibilités, mais il y avait trop de vides.
Pour ce faire, je m’étais installé en terrasse de ce que l’on pourrait appeler un estaminet. Le premier en fait qui à mon entrée en ville, m’avait tapé dans l’œil du fait de son ameublement et son architecture.
Sans aller jusqu’à dire qu’il était agréable, le climat était plus doux qu’aux abords de la grande muraille où se situait le Roc. Il n’y avait pas non plus ce vent glacial provenant des montagnes. Les rues étaient donc bien plus animées ici que là-bas, et ô vision bienvenue, il n’y avait pas un seul mendiant ni aucun réfugié en haillons.
Oh, j’y pense, dans les environs il n’y a pas de distinction entre la ville et l’organisation, les deux portent le même nom.
La Guilde, puisqu’on parle d’elle, avait une politique qui pouvait sembler cruelle, mais elle refusait tout net d’ouvrir ces portes à cet afflux constant de personnes démunies dans son enceinte. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle ne faisait rien pour eux, mais que cette assistance était limitée et de surcroît, pas de sa responsabilité, mais de celle du royaume. Majoritairement, il s’agissait pour la Guilde de leur trouver une occupation même temporaire, ou de les aider à en dénicher une. Les gardes novices de la caravane pour mon trajet jusqu’ici étaient vraisemblablement d’anciens réfugiés par exemple qui, après quelques missions d’escorte, auraient pu gagner assez pour ne pas avoir à mendier un bon moment, puis refaire leur vie.
J’avais cru comprendre qu’au début, un camp s’était formé à l’extérieur de la cité. Compréhensible sachant que la Guilde est la dernière étape avant le Roc et le terrain est plutôt sauvage. Pour venir ici, depuis les montagnes, nous n’avions traversé que de grandes landes inoccupées, peuplées de monstres divers, où erraient des morts-vivants esseulés ou par petits groupes. D’immenses bancs de brumes, plus ou moins vaporeux, planaient au-dessus de ces terres d’un horizon à l’autre. Il devait bien exister quantité de villages dans la région, mais ceux sur notre route étaient vides, abandonnés depuis longtemps sans doute au profit de centres d’activités humaines plus conséquent.
Hmm, oui, le camp ! Il y eut bien un camp de réfugiés qui s’était construit au début de la guerre, mais il prit tant d’importance et devint tellement malsain qu’il fallût l’évacuer par l’épée et tout brûler pour éviter qu’épidémies et divers problèmes comme la criminalité grandissante ne prennent pas racine dans la ville. Évidemment, les pauvres gens ne se laissèrent pas bousculer sans réagir, pas à l’époque du moins. Sur le moment, ça n’avait pas dû être joli-joli.
J’étais donc sur ma terrasse. Écoutant les bruits provenant de l’intérieur, principalement des jeux auxquels s’adonnait la partie riche de la population. Mais pas n’importe quelle bourgeoisie, il s’agissait de celle dont l’activité était liée à la magie. Peu m’importait à moi, le court du blé dans le royaume, ce que je cherchais, c’était à prendre le pouls de la ville sur des sujets que je pouvais comprendre. Il faut l’avouer, c’était parfois impressionnant ce que l’on pouvait entendre sortir de la bouche de certains quand ils étaient lancés, surtout pour épater leurs pairs, et encore plus après plusieurs chopines. Et bien sûr, la magie est un thème qui fournissait toujours de quoi époustoufler la galerie, a fortiori lorsqu’on en savait plus sur le domaine que l’homme moyen.
Je réfléchissais donc à mes problèmes tout en me régalant des ragots de la salle. En même temps, j’en profitais pour observer les allées et venues, écoutant les gens parler, continuant d’améliorer ma maîtrise de la langue locale auprès d’une partie de la populace différente de celle que j’avais côtoyée jusque là. Bien située, non loin de la porte est, j’avais là aussi une place de choix pour surveiller l’activité de cette entrée, histoire de prendre le pouls de la ville. Même si, de ce point de vue là, j’aurais surtout eu plus de chance aux accès nord ou sud, bien plus liés au commerce avec le royaume. Il n’y avait que le Roc pour générer du trafic dans ce quartier de la Guilde, ainsi que les expéditions de peuplement et défrichement des nouvelles terres.
En parlant de ça, pourquoi ne pas renflouer en habitants ces grandes landes que j’avais traversées avec ma caravane ? Plutôt qu’aller chercher des ennuis en terrains inconnus ou remplis de barbares ? À ce que j’ai cru comprendre, c’est lié à cette brume nocive qui plane partout, je l’avais sentie aussi pendant le voyage, cette purée de pois avait quelque chose de magique sans que je puisse en dire plus. J’allais devoir approfondir le sujet, il y avait vraiment là une énigme d’importance.
Et vous me demanderez sans doute, mais pourquoi diable, Yuki, te donnes-tu autant de peine ?
Ma réponse sera simple. J’ai vécu avec ce que l’on pourrait appeler une troupe de saltimbanques pendant quelques années. En des lieux où l’on brûle parfois les étrangers sur le bûcher, car ils sont la cible privilégiée, le bouc émissaire idéal, pour leur mettre sur le dos tous les malheurs survenant dans la région. Vous n’imaginez même pas ce que l’on peut apprendre sur un village simplement en écoutant parler les habitants, encore plus quand ils ont un coup dans le nez.
Je voulais savoir qui était réellement ces gens, les membres de cette guilde dont je faisais dorénavant partie. En quoi croyaient-ils ? Concrètement, qu’est-ce qui les motivait ? Jusqu’où pouvaient aller leurs folies aussi ? Cette cité, le cœur de leur empire, devait être à leur image. Et ceux du Roc, alors, ils ne comptaient pas ? Le problème de cette ville forteresse, c’est que c’était une enclave, littéralement au bout du monde des hommes, à plus d’une semaine désormais de toute civilisation. On pouvait escompter des déviations importantes de comportement, un certain laxisme dans leur manière de faire. Or, ici, c’était le cœur de la guilde, nulle part on ne poussera les idéaux de cette organisation plus haut et aussi fort. Je voulais simplement savoir à quoi m’attendre pour ne pas être surprise le jour ou les poignards me frapperaient dans le dos.
Et puis, il y avait la gamine. Enfin, gamine, c’est un bien grand mot. Elle avait des formes plus que visibles, mais sa manière d’être, de s’exprimer paraissait indiquer un âge bien moindre que le physique pourrait souligner. Du moins, si les jeunes de ce monde sont comme ceux du mien, ce que jusque là, mon expérience dans le centre d’endoctrinement, pardon, l’orphelinat du Roc n’avait pas contredit.
La première fois que je la vis, elle semblait venir du cœur de la ville et longeait la rue, se déplaçant tranquillement le long des échoppes et autres devantures de commerce. Elle portait littéralement un carré de tissu bon marché dans lequel on avait fait un trou pour passer la tête. Il lui descendait jusqu’aux chevilles en maints plis divers et elle devait faire une bonne tête de plus que moi, une tête blonde qui plus est.
Ce qui avait attiré mon regard c’était sa manière de progresser, avançant toujours en ligne droite, mais se décalant de temps à autre vers les boutiques ou le milieu de la route à coup de petits pas chassés et autres glissades. C'était comme si elle effectuait des pas de danse aléatoires. Sauf que j’étais sure qu’il n’y avait rien de fortuit dans ces gestes.
Quand elle me vit, elle s’arrêta net, ouvrant de grands yeux exorbités puis remarquant que je la scrutais, elle se cacha le visage derrière ses mains. Au début, je pris cela pour un quelconque numéro de saltimbanque, mais au vu de son comportement, j’éliminais aussitôt cette idée. Elle resta ainsi deux bonnes minutes, commençant à attirer l’attention sur elle, enfin, encore plus que lorsqu’elle dansait. C’est là qu’elle se remit en mouvement, se dirigeant droit sur moi, tout en continuant d’esquisser ces étranges mouvements, mais de manière bien plus rapide au point qu’on pourrait l’associer à un ballet d’esquive. Cette idée n’eut pas le temps de germer dans mon esprit qu’elle était devant moi, m’adressant la parole, le visage toujours caché derrière ses mains, mais les doigts un rien écartés, me fixant, intriguée.
— Dis voir, tu as des crocs ?
J’esquissais un léger sourire. C’était bien la première fois depuis mon arrivée en ce monde que mon physique de monstre m’attirait plus qu’un regard. Pendant une seconde, j’ai failli me sentir comme à la maison.
— Pas de crocs, ni de cornes, ni de sabot fendu. Et toi ? Tu dois avoir un nez de cochon puisque tu le caches avec tes mains !
— Quoi ? Mais non ! J’ai un vrai nez ! Regarde !
Elle me toisait avec un petit air boudeur digne d’une gamine en bas âge, totalement déplacé dans ce visage presque adulte.
— Tu vois bien ! Même qu’il est joli !
— je vois oui, pas de nez de cochon
— Évidemment !
J’opinais doucement du chef.
— Dis, à quoi correspondent les pas de danse que tu effectuais ?
— Danse ?
— La manière dont tu marchais dans la rue ?
— Aah ! C’est pour suivre la ligne !
— La ligne ?
Elle fit oui de la tête d’un geste un peu démesuré.
— Oui, la ligne. Regarde ! D’un côté, il y a les gens de la rue et de l’autre ceux des magasins et entre eux, il y a une ligne ! Et moi, je suivais cette ligne ! Norni a dit qu’il en avait marre de m’avoir sur le dos, alors j’avais qu’a suivre la ligne jusqu’aux portes puis revenir et il faut toujours lui obéir !
— Je vois.
Alors que non, je ne voyais pas du tout, mais je devais bien lui répondre quelque chose. En fait, si, j’imaginais bien ce dont elle pouvait parler, en théorie. De cette limite qui faisait que les propriétaires des échoppes ignoreraient son passage, car elle serait assez éloignée pour qu’on ne la soupçonne pas de voler à l’étalage. Et en même temps suffisamment en retrait des bords de la route pour que les gens y circulant la remarquent. Enfin, si l’on oublie le fait qu’elle se baladait en esquissant régulièrement des pas de danses, ce qui ne pouvait qu’attirer l’attention sur elle.
Autant je pouvais concevoir ce dont elle parlait, autant je serais bien incapable de la tracer de manière concrète sur le sol. Ou alors se l’imaginait-elle, cette ligne, comme dans une espèce de jeu enfantin où elle s’amuserait à prétendre. Ou la suivait-elle réellement, la démarcation séparant le domaine des boutiques de celui de la rue ? Mystère. Tout comme cette gamine qui semblait être une énigme par elle-même. Toujours est-il que sans un mot de plus la voilà qui me tourne le dos pour repartir en sens inverse sur le même rythme qu’elle était venue. Je me retins de lui faire remarquer que son « Norni » qui qu’il soit, si tant être que ce fut une personne, avait précisé qu’elle devait aller jusqu’aux portes. Je suis sûr qu’elle l’aurait très mal pris.
Oh en parlant des rues. Contrairement au Roc et à son artère principale pavée grossièrement, voire à nue. Ici, on avait droit à une ébauche faramineuse de moyens pour avoir des routes parfaites.
Je ne saurais réellement dire comment ils ont bien pu procéder, mais la voie en elle-même était recouverte de carré de roches plates jointes entre elles par une sorte de mortier grisâtre. Ce qui faisait sourciller était la rigueur de la précision implacable avec laquelle tout cela était fait.
La rue elle-même était une surface plane d’une perfection divine et assez étendue pour permettre à deux chariots de se croiser en sens contraire. Pas une bosse, pas une pierre ne se tenait plus haute que l’autre. Un quadrillage à la précision mathématique qui ne semblait pas de ce monde. Les bords de la chaussée étaient surélevés d’une vingtaine de centimètres et larges d’environ deux mètres. Ce qui permettait le passage à pied de nombreuses personnes sans interruption. Je me fis la réflexion que c’était le même genre de chaussée que nous avions emprunté pour nous rendre chez les barbares, voilà donc de quoi cela devait avoir l’air pour peu qu’elle reçoive un entretien régulier.
Nulle part à la guilde on ne trouvait de routes sinueuses ou étroites. Chaque allée séparant des bâtiments avait cette précision mathématique. L’unique différence était la taille de la partie réservée pour le déplacement des chariots, à deux de rangs, un seul, voir aucun, soit une rue exclusivement pour les piétons. J’avais cru comprendre qu’il existait un code de circulation stricte, ou l’emphase était mise sur les règles de priorités de passage selon les situations. Théoriquement, cela devait empêcher à deux véhicules de se retrouver bloqués face à face, mais je ne suis pas allé vérifier.
Ce que j’avais pu observer par contre, c’était une quantité invraisemblable de nettoyeurs publique, dont le travail consistait surtout à ramasser les crottins de nos amis quadrupèdes puis récurer les pierres incluant ce qu’ils appelaient trottoir, la zone pour gens a pied. Une loi existait aussi pour forcer commerces et habitants à entretenir l’extérieur de leur demeure. Si je devais pointer un gros défaut, c’est le vacarme incessant que produisait toute cette pierre, frappée et inlassablement martelée d’une quantité invraisemblable de sabots, fer et bottes.
En l’absence de chariots ou cavaliers, je suis sûre que depuis l’une des quatre portes de la cité, on devrait pouvoir percevoir sa comparse à l’autre bout de la Guilde, quelques kilomètres plus loin. Une expérience potentiellement à donner le vertige que cette voie interminable, s’étendant depuis la pointe de ses guêtres jusqu’à l’horizon, avec une régularité mathématique hallucinante.
Le lendemain, j’aperçus deux fois la gamine, sauf qu’elle se maintint sur le trottoir d’en face et qu’elle garda la tête baissée et fit mine de ne pas m’avoir vu même si je me doutais bien du contraire.
Le surlendemain, elle répéta le même schéma d’action. Puis une bonne demi-heure plus tard, la clameur d’une course poursuite se fit entendre et je la repérai alors qu’elle approchait à grande vitesse de mon côté de la rue. Elle suivait toujours la ligne, mais cette fois à une allure qui n’avait plus rien d’un jeu, ni d’une danse. Il s’agissait au contraire de manoeuvres d’esquives, nettes et précises, mélangeant contorsions, sauts, pas chassés et gestuelles que je ne saurais définir par des mots, mais visiblement prévues pour garder une vitesse élevée tout en passant maints obstacles de tailles et positions diverses sans que ne survienne le moindre accroc ou autre bousculade.
Arrivant à deux mètres de moi, elle passa à un rythme de marche puis, dans un délié de mouvement qui me laissa pantoise, s’installa sur la chaise me faisant face. Elle termina sa manœuvre en s’emparant de la chopine en face de moi, et l’air de rien, elle donnait l’impression d’être à ma table depuis un bon moment à me faire la conversation.
Je fronçais un peu des sourcils, avant de me faire la réflexion qu’elle n’avait pas besoin de moi pour esquiver un ou plusieurs poursuivants, ni ne comptait sur moi pour cela. Qui qu’ils soient, ils n’étaient pas encore en vue, elle aurait aussi bien pu prendre une rue latérale quelconque pour les semer plutôt que s’installer en ma compagnie. Comme elle n’essayait pas de se servir de moi, je décidais donc de jouer son jeu pour le moment.
— Bonjour madame !
— Bonjour petite. T’as bousculé quelqu’un ?
Je lui indiquais son dos d’un geste, d’où provenaient cris et invectives typiques d’une course poursuite.
Elle me fit non de la tête.
— C’est parce que je préfère les chats ! Et les chiens, ben, ils le savent ! Dès que j’en croise un, il aboie et m’attaque ! Alors je fais attention, mais lui, je l’avais pas vu, le petit chien d’une dame, tenu en laisse. Quand il m’a sauté dessus, ça a surpris le serviteur qui le gardait et il a tout lâché. Du coup, je me suis fait mordre à la jambe et je suis tombée par terre. Tout le monde a cru que je volais à l’étal voisin, et que le chien m’avait attaqué pour ça. Et le serviteur il n’a rien dit pour pas se faire punir, alors voilà ! J’ai cogné le chien pi j’ai couru !
— Je vois
Et cette fois-ci, je le pensais réellement. Je gardais encore quelques réserves à savoir si son comportement était vrai ou juste un jeu d’acteur, mais ses mouvements en pleine course, eux, n’avaient en tout cas plus rien d’enfantin. Ce qui faisait fortement pencher la balance. Et puis, il y avait aussi l’autre possibilité, bien familière, celle d’un rôle si permanent, de tous les instants, qu’il finissait par devenir la réalité.
— Tes yeux font peur, mais en fait t’es pas un monstre !
— Je te l’ai dit, pas de crocs, pas de cornes ni de pieds fourchus. Ils font si effrayants que ça, mes yeux ?
— Ben y’en a un, on dirait qu’il va te lancer des éclairs de feu si on le regarde de travers, et l’autre, il te nargue comme ceux d’un poisson mort.
Je retins à grand-peine un sourire mêlé à une grimace de dépit. Ce n’est pas comme si je ne connaissais pas déjà la réponse avant même de poser la question.
— Effectivement, il y a de quoi faire peur. Mais ce n’est pas comme si je pouvais les faire disparaître ou en changer.
— Zani elle dit qu’avec la magie on peut faire n’importe quoi, c’est vrai ?
Elle pointait mon col côté droit en disant cela, ou j’arborais une petite broche au symbole de la torche. En vis-à-vis, j’avais mon emblème personnel du moment, un faucon en vol en argent, un minuscule éclat de citrine lui servant d’œil. J’étais curieuse de voir ce qu’en dirait Royal. J’acquiesçais à ce qu’elle venait de dire.
— Elle n’a pas tort, mais ce n’est pas vrai pour autant. Par la magie, je pourrais changer mes traits pour qu’ils apparaissent plus normaux, mais au final, ce serait comme mettre un masque. Mes yeux resteraient les mêmes sous le déguisement. Et puis, un jour, le maquillage tombera et la vérité se verra. Tout le monde alors hurlera au mensonge, à la tromperie. Surtout ceux qui auront cru que le faux visage était le vrai. Tu comprends ?
Elle se contenta d’opiner du chef après un moment de réflexion. Pendant que nous échangions, deux hommes, la trentaine bien tassée, étaient passés à côté de nous sans même nous accorder un regard pour continuer vers le centre-ville, sans s’arrêter, disparaissant rapidement dans la foule.
Sans un mot de plus, elle replaça ma chopine à l’endroit exact ou elle l’avait prise et dans le même geste, se retrouva sur la ligne, résumant sa route comme si de rien n’était.
Très curieuse enfant.
Enfin ce jour-là je reçus ma convocation.
Je suis intriguée par la gamine.