J'ai décidé de suivre Léo. Le laisser dépérir sans rien faire n'est pas envisageable. Ça fait déjà trente minutes que je patiente près de chez Miller, adossé à un mur. En échange d'un paiement, un gardien m'a autorisé à sauter le repas de midi.
Les éclats de voix qui résonnent depuis le bureau depuis dix minutes ne m'inspirent pas. Léo a-t-il poursuivi sa mission en tant qu'informateur ? Auquel cas, pourquoi lui crier dessus ? Trente secondes après, la porte finit par s'ouvrir brutalement. Ce que je vois me laisse bouche bée : Léo sort de la pièce dans la précipitation, débraillé, décoiffé et dans tous ses états. Miller lui hurle dessus.
— C'est ça, tire-toi !
Il s'enferme à nouveau dans son bureau. Je quitte aussitôt ma planque pour m'élancer derrière Léo et me fige en bas des escaliers en le trouvant assis sur une marche, le visage enfoui entre ses bras.
— Léo ?
Il relève la tête vers moi et dévoile ses yeux rouges et ses joues inondées de larmes.
— R-Rafael ?! Pourquoi tu es ici ? Tu ne devrais pas être là !
Dès que je m'approche de lui, il s'écarte pour aller se caler entre une marche et le mur avec un air fuyant. Je m'agenouille devant lui et pince son menton entre mes doigts pour l'obliger à se montrer, mais il se dégage d'un mouvement bref.
— Va-t'en !
— Certainement pas.
Lorsque je découvre la marque fraîche d'étranglement autour de son cou, les hématomes pourpres sur ses pommettes, ainsi que sa lèvre fendue, l'évidence me saute au visage. Comment n'ai-je pas pu y penser plus tôt...
— Laisse-moi seul.
Je dois connaître les raisons.
— Pourquoi ? Dis-moi pourquoi il te fait ça ?
— Je ne dirai rien.
La tension monte. Je prends une profonde inspiration et réprime les pulsions de violence qui engendreraient une discussion mouvementée avec Miller.
— Léo, je dois savoir pour te...
— Pour me protéger ? s'écrie-t-il d'une voix aussi forte que chevrotante. Me protéger durant le temps qu'il te reste et ensuite, me laisser affronter les cinq ans tout seul ? Endurer ce que les autres me réservent après ta sortie ?
— C'est pour ça... c'est pour ça que tu t'es éloigné...
Ses lèvres se mettent à trembler. Au bord des larmes, il me pousse plusieurs fois pour me chasser.
— Je refuse ! Tu m'entends ? Je refuse ! Laisse-moi gérer ma vie comme je l'entends ! Oublie-moi !
— Ta vie, à ce rythme, elle est foutue d'ici un an.
Ces mots, crus par leur réalité, l'achèvent. Il tente de me gifler, mais je saisis son poignet au vol et le fixe droit dans les yeux. Ma main remonte jusque dans la sienne et j'entremêle nos doigts.
— Léo, je ne les laisserai pas te détruire.
Je l'attire entre mes bras, enfouis son visage dans mon cou et l'étreins fort contre moi.
— Je ne te laisserai pas partir. Jamais...
Il éclate en sanglots contre moi. L'entendre pleurer me déchire le cœur... Cela faisait si longtemps que je n'avais pas ressenti cette douleur... Je pose le menton sur le haut de son crâne et caresse son dos. Quel que soit le prix, je ne l'abandonnerai pas.
Sans jamais le lâcher, je m'installe à sa place, m'adosse contre le mur, écarte les jambes et l'assois de côté entre mes cuisses afin de le bercer dans une étreinte protectrice. Peu à peu, l'intensité de ses pleurs diminue et son souffle ralentit. Je fourre ma tête dans ses cheveux cendrés pour y appliquer un doux baiser.
Un long silence s'installe dans le couloir. Il glisse son nez dans mon cou, sans doute à la recherche de mon odeur, et ses mains se resserrent autour de ma taille pour mieux me sentir contre lui.
Les mots ne sont plus nécessaires, désormais. Nous savons tous deux quel genre d'affection nous lie, la vérité est sous nos yeux. Et pour l'instant, cela nous suffit. Il n'a pas la force d'en parler, en ce moment. Son corps et son esprit doivent être soignés. Malheureusement, il a aussi grand besoin de douceur et de tact et je suis le dernier à maîtriser ces domaines. Je suis même un expert pour tout foutre en l'air. Mais pour lui, j'apprendrai. Je corrigerai mes torts.
— Rafael.
— Mmh ?
— Les faux espoirs me tueraient plus vite que les coups. Je t'en supplie, ne m'en donne pas.
Je prends son visage entre mes mains et essuie ses joues du bout des pouces.
— Je ne sais pas encore comment, mais j'honorerai mes promesses. Toutes les personnes auxquelles je tenais m'ont été enlevées. Je ne permettrai pas que ça arrive avec toi.
— Donc, tu tiens à moi...
Je le fixe, étonné.
— Tu en doutais encore ?
Il pousse un soupir soulagé.
— J'avais... j'avais besoin de te l'entendre dire...
Je le redresse entre mes cuisses pour replacer ses habits de manière décente.
— Explique-moi.
Il baisse les yeux avec une expression de honte.
— Pas maintenant, s'il te plaît...
— Léo, si tu ne...
Une traînée d'écorchures m'interpelle, entre son cou et son oreille. Cette blessure-là n'est pas due aux coups. En l'analysant de plus près, je comprends que c'est une griffure. Une griffure... Mon regard descend sur ses clavicules et s'insère entre les pans de sa chemise. Je dois savoir ce qu'il s'est passé, ce n'est même plus une question.
Je le tourne vers moi et déboutonne son vêtement.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'affole-t-il.
En le voyant aussi angoissé, je réalise que j'ignore encore beaucoup de choses et que son unique crainte est que je sois au courant de tout. J'ai peur de comprendre ce qu'il s'est produit dans mon dos, durant toute une semaine...
Malgré ses protestations, je réussis à ouvrir la chemise.
— Rafael, arrête !
Mes yeux s'écarquillent. La peau de son buste est lacérée de tous les côtés, comme si Miller l'avait fouetté avec des lanières de cuir, mais, surtout, des traînées rosâtres – mélange de sang et d'un fluide séché – sillonnent son torse, de la poitrine au pubis, et ses mamelons sont meurtris par de nombreuses brûlures de cigarettes. Je le fixe, choqué par ce qui ne m'avait pas encore effleuré. La haine s'injecte dans mes veines.
— Parle.
Il déglutit.
— Promets-moi de ne pas t'emporter...
— Je ne peux pas.
— Je t'en prie !
— ... Je promets de ne pas le tuer. Pas maintenant.
Son angoisse diminue à peine. Il soupire.
— Miller me voit comme... un exutoire. Je suis la copie conforme du mec qui l'a harcelé et il se venge de lui en se défoulant sur moi.
— Comment ?
— Avec... sa ceinture... répond-il d'une voix faible. Il me frappe, la sangle autour de mon cou pour m'étrangler et m'attacher comme un chien pendant qu'il me frappe ou... m'humilie.
— Sois plus clair.
Il lève un regard implorant vers moi, puis se résigne et baisse les yeux.
— Il utilise sa... chose.
Il tourne la tête, honteux.
— Tout à l'heure, il a tenté d'aller plus loin. Il voulait pousser l'humiliation à son paroxysme. J'ai pris peur, j'ai réussi à sortir et...
Sa respiration s'accélère. Je prends sa main dans la mienne et la serre fort. Je ne lui en demanderai pas plus. La rage au ventre, je me remets debout et redescends les marches. Il me saisit le bras.
— Où vas-tu ?
— Tu sais où je vais.
— Si tu t'en prends à lui, tu iras au trou ! Sais-tu ce qu'il me fera quand je serai seul ?
Je me fige sur place.
— Ne me laisse pas, je t'en prie... murmure-t-il d'une voix chevrotante. Reste auprès de moi...
Nous nous fixons de longs instants. Comment pourrais-je choisir de ne rien faire ? En plus d'avoir violenté Léo et des femmes détenues, ce connard névrosé est un danger public. Tôt ou tard, il s'en prendra aussi à des gens de l'extérieur, si ce n'est pas déjà fait. Quelqu'un doit le neutraliser, mais abandonner Léo n'est pas envisageable. Le jour viendra où cet homme paiera. J'en fais le serment.
Je lui tends une main pour l'aider à se relever, puis l'enlace avec tendresse, les doigts enroulés autour de sa nuque.
— Je reste avec toi. Je te l'ai promis, je n'ai qu'une parole.