Je m'assieds dans un angle d'escaliers, le regard figé dans le vide. Pour la première fois depuis que je suis ici, je ressens l'envie de me supprimer. Supprimer, un mot qui me va à la perfection. Le suicide est pour les gens désespérés, la suppression, elle, corrige une erreur. Car c'est ce que je suis, une erreur. Un enfant trop délicat, un fils décevant, différent. Honteux. Je me suis battu depuis toujours pour faire la fierté de mes parents. Aujourd'hui, ma mère dépérit par ma faute et mon père me haïra pour le restant de sa vie. J'ai causé du tort à ma famille, un tort indescriptible.
Je me décroche des marches et me dirige vers la salle commune. Je dois aller dehors. M'oublier, m'effacer. Disparaître.
Je pousse la porte extérieure et m'arrête sous l'auvent. La pluie frappe la tôle au-dessus de ma tête et dégouline en filets d'eau depuis les toits. D'un pas machinal, j'avance jusqu'au centre de la cour et lève le nez vers les nuages. Mes paupières se ferment et mes sens s'éveillent. Les gouttes dansent sur ma peau et ruissèlent sur mon visage. Le bruit blanc de l'averse m'apaise.
La douleur et le temps se mettent en pause, anesthésiés quelques instants par la nature. Mes cheveux s'écrasent rapidement sur mon front et mes vêtements imbibés me collent au corps. Serait-il possible de m'évaporer ? J'aimerais partir sans un mot. Sans violence ni souffrance, pour moi comme pour le reste du monde. Disparaître serait un soulagement. Après la vie, le néant. Et les erreurs appartiennent au néant.
« Pasquier. »
Je rouvre les yeux. Rafael.
— Qu'est-ce que tu fous là ?
Mes lèvres restent closes, je ne réagis pas.
— Qu'est-ce que tu fous là ? reprend-il plus fermement.
— Va-t'en.
Il pose sur moi un regard stupéfait. L'offenser m'est égal, désormais. Tout comme cette maudite prison et ses habitants. Il se rapproche, agacé.
— Bordel, c'est quoi ton problème ? T'es un...
— Une erreur.
Mes yeux roulent vers le bas. Mon cœur se comprime, mais je le remarque à peine ; ai-je mal au point de ne plus le sentir battre ? L'idée me vient de repousser Rafael, mais je n'en ai pas le courage. Je veux juste rester seul dans ce froid. Attendre que le temps s'écoule, que quelque chose m'emporte et m'empêche de revenir.
Je me laisse glisser sur le bitume et finis à genoux devant lui, à bout de forces. Mon esprit est vide. Je suis vide.
Il s'accroupit face à moi et s'apprête à parler quand je le devance.
— Je sais ce que je suis. Si tu es là pour m'enfoncer, vas-y. Ça me donnera peut-être la force de me...
Je laisse planer un long silence. Nul besoin de mots, il a très bien compris.
— Tu vas tomber malade et te faire engueuler. C'est ce que tu veux ?
— On peut aller à l'infirmerie quand on est malade ?
Du coin de l'œil, je le vois froncer les sourcils.
— Quand t'es en sale état comme tout à l'heure, ouais. Quoi, c'est ça ton but ? Te reposer à l'infirmerie ?
— Me reposer...
J'émets un rire léger. Mon regard se hisse dans le sien. Le bleu orageux de ses iris me magnétise, si profond que, de loin, il paraît aussi sombre que ses cheveux. La pluie dégouline entre les poils drus de sa barbe de trois jours, redessinant les traits de sa mâchoire anguleuse. La beauté de cet homme n'a d'égal que ma fascination pour lui. Pourtant, tout ce qui me vient en tête est de le rejeter.
— Rafael Martinez, qu'est-ce que tu fais ici ? Laisse-moi tomber malade si j'en ai envie. Fiche-moi la paix.
J'attends le poing, mais il ne bouge pas d'un pouce.
— T'as raison. De nous deux, ça doit être moi le plus con.
Il se lève et s'en va dans la foulée. Je serre les dents, mon cœur se déchire. J'accuse ma stupidité, mais je me réjouis du mal que je m'inflige. Souffrir, c'est là tout ce que je mérite. Je ne terminerai pas mes six ans en un seul morceau, je le sais d'ores et déjà.
La chaleur me monte aux joues et les larmes coulent à flots. Je suis seul et en bout de course, je peux enfin pleurer. Me délivrer d'une éternité à refouler mes sentiments. La pluie s'occupera de noyer ma peine.
Je suis brusquement soulevé de terre, traîné vers l'entrée, puis balancé contre un mur. Mon crâne heurte douloureusement la façade. Avant de comprendre ce qu'il m'arrive, Rafael me gifle. Je reste abasourdi. Je porte une main à ma joue et le fixe, en totale confusion. Pourquoi maintenant ? Et surtout, pourquoi une gifle quand les détenus se collent des poings comme ils se disent bonjour ? Une gifle retenue, qui plus est, de la part d'un homme qui pourrait me mettre K.O d'un simple revers de main...
Je lis sur son visage une flopée d'émotions contraires. Des tics nerveux tressaillent sur ses joues, ses poings sont crispés et une rage étrange brille dans son regard. Il applique une main sur le mur, près de ma tempe et se rapproche de moi. Étant plus petit d'une tête, je me sens forcé de rentrer le menton. Son parfum m'embaume. Une fraîcheur mentholée et poudrée qui correspond à merveille à son charme froid.
Il m'attrape par le t-shirt pour m'obliger à le regarder.
— Tu cherches la merde parce que ton papa t'a lâché, c'est ça ? Tu cherches à te faire frapper ? À avoir mal ? T'inquiète, pour souffrir, tu vas souffrir. Mais ce sera pas de mes mains.
— Et pourquoi pas toi ? Parce que t'es au-dessus des autres, c'est ça ?
— Ne me pousse pas à bout...
— J'en ai rien à faire, tu comprends pas ça ? Je n'ai personne qui m'attend dehors, personne ! Pire, mon existence cause du tort à mes proches ! m'écrié-je, fou de rage et de chagrin.
— Tes parents t'en veulent, OK et alors ? Tu peux pas te recréer une vie à ta sortie ? T'es pas assez grand pour ça, hein ?
J'imprime mes mains sur sa poitrine et le bouscule avec force.
— Tu ne sais rien de moi ! Rien !
— Ah ouais ? Je ne pense pas qu'un gamin bourgeois comme toi ait connu grand-chose dans sa vie.
La rage fulgure. Toute l'injustice, la violence et l'humiliation que j'ai endurées me reviennent en pleine face. Je me rue sur lui, le pousse jusqu'à le faire reculer et m'acharne en lui hurlant dessus. Puis, dans ma fureur, je lui colle un poing dans la mâchoire. Il s'immobilise, je me pétrifie. Mon geste me choque moi-même. Je fais un pas en arrière, puis trois. La rage vient de s'envoler. Je n'avais jamais brutalisé quelqu'un auparavant, comment ai-je pu le frapper, lui...!
Je regarde mes mains tremblantes et recule contre le mur, le cœur battant à tout rompre. La crainte et la confusion embrument mon esprit, mais, curieusement, la haine s'est évaporée. Je ne me reconnais pas. Ni dans les sentiments que j'ai pu ressentir ces dernières minutes ni dans cette agressivité envers autrui. Mais surtout envers moi-même. Je me suis longtemps battu pour ma vie et, aujourd'hui, voilà que j'aspire à mourir. Je me laisse glisser au sol et fonds en larmes.
— Ce n'est pas moi, ce n'est pas ma faute ! Je n'en savais rien ! Je... je ne savais pas que ça irait aussi loin ! Je ne le savais pas !
Les pieds de Rafael s'approchent. Cette fois, c'est sûr, je n'échapperai pas aux coups. Il s'arrête devant moi.
— Relève-toi.
Je m'exécute, les membres grelottants. Son regard noir me glace le sang. Je n'ai plus envie de souffrir. Tout ce que je désire est de survivre en paix, d'être épaulé par quelqu'un, d'être...
— T'as osé... t'as putain d'osé...
Il écrase son poing sur le mur, à deux centimètres de ma joue. Je déglutis, incapable de soutenir son regard un instant de plus.
— Et maintenant, t'as peur ? siffle-t-il entre ses dents.
J'acquiesce, aussi honteux que fébrile.
— Parfait.
À ma grande surprise, il retire sa main et s'écarte.
— Tu... pourquoi tu...
— Le désespoir, il tue. La rage, elle forge.
Je le dévisage, abasourdi. M'a-t-il vraiment... incité à le frapper pour ne pas me laisser ronger par la douleur ? J'en reste sans voix. Je ne peux pas croire que celui qu'on nomme le Loup Noir se soit montré bienveillant envers une personne qui n'est rien pour lui.
— Est-ce que... est-ce qu'il y a un quelqu'un à Glenwood qui t'a déjà frappé sans que tu ne le battes en retour ?
Il me fixe en silence durant ce qui me semble être une éternité, puis se détourne. La réponse est évidente, mais elle reste inconcevable...
— Un microbe comme toi volerait en poussière sous mes poings. J'ai pas envie de me retrouver au trou.
Il se dirige vers l'entrée, mais je referme ma main sur son avant-bras. Nos regards se croisent. Je ne sais pas quoi dire... Pourquoi ce geste ? Je ne veux pas qu'il parte. Quelle sera sa réaction si je prononce un « merci » ? Pour éviter de froisser son égo, je lui adresse un bref hochement de tête orné d'un léger sourire, assez éloquent pour un homme tel que lui. Malgré son impassibilité, son expression s'adoucit sensiblement. Il se dégage et disparaît à l'intérieur avant de claquer la porte.
Je me replace contre le mur. Mon corps se relâche et la tension retombe. Peut-être n'est-ce qu'une simple impression – après tout, je me suis toujours fait des films –, mais j'aime à croire que mon malheur ne le laisse pas indifférent...