L'averse a poussé tout le monde à se regrouper à l'intérieur. Sans Elie, je me sens très seul. Je n'ai jamais eu autant l'impression de ne pas être à ma place.
Errant dans le couloir à la recherche d'un endroit où passer le temps, je pénètre dans la salle de repos pour m'assoir devant la TV. Les détenus sont regroupés autour de tables et de deux canapés en piteux états. Malgré un brouhaha constant, la plupart jouent aux cartes ou grignotent face à une vieille série policière. Un « enculé de flics ! » me fait sursauter.
- Qu'est-ce que tu fous là, branleur !
Un homme m'aboie dessus. Tous les regards se figent sur moi. Ma bouche s'ouvre, mais je n'ai pas le temps de prononcer un mot.
- Tire-toi !
Sur le point de recevoir une canette de coca en pleine figure, je recule et disparais dans le couloir. Je note, cet endroit m'est interdit pour le moment. Je souffle un coup. La bibliothèque sera plus accueillante pour moi.
Je m'aventure dans l'antre des lecteurs, soulagé d'y retrouver un peu plus de calme ; l'odeur des livres m'envoûte déjà. Une tiédeur agréable plane dans l'atmosphère, semblable à celle des salles d'études universitaires.
La bibliothèque n'est pas riche en ouvrages et nombre d'entre eux sont abimés, mais je trouverai bien de quoi occuper ma journée, calé au fond d'un fauteuil. Mes doigts glissent sur les bords poussiéreux des étagères alors que mon regard lèche les dos des livres. « Les bases de la législation carcérale » me passe sous le nez. Un fin sourire étire mes lèvres.
- Eh, toi.
Je relève la tête et tombe sur un quarantenaire aux cheveux gras. Inutile d'examiner son expression et ses pupilles de plus près pour deviner que c'est un drogué en manque.
- C'est toi qui... enfin, t'as compris.
- Pas vraiment, non.
- Putain, fais pas chier et donne-la-moi !
Un CHUT me hérisse le poil. Il se rapproche avec une démarche fébrile.
- Mec, j'ai payé, je...
- Je ne suis pas le gars tu cherches, désolé.
Ses yeux injectés de sang s'agrandissent, puis, la rage au bord des lèvres, il appuie son index sur mon torse.
- Tu m'as laissé parler alors que c'était pas toi ? Tu m'as laissé parler ? s'emporte-t-il. Putain, tu sais que j'dois pas parler, hein ?
Je le dévisage, stupéfait.
- Écoute...
- Non, toi, tu m'écoutes ! Va dire à Joe que je suis là, t'as compris ?! Si je te revois sans lui, je te...
Le hurlement de la bibliothécaire le contraint au silence. Je n'attends pas de recevoir de nouvelles menaces. J'attrape un livre au hasard et m'échappe au pas de course. Je lirai dans ma cellule, loin de tous ces fous. Existe-t-il un endroit où je ne m'attirerai pas d'ennui ?
- Détenu !
Je m'arrête à l'entrée et me tourne vers la bibliothécaire à la voix nasillarde, postée près d'une console qui répertorie les sorties et les retours des livres.
- Oui ?
- On n'emporte pas les bouquins.
- Mais j'ai vu des détenus qui...
- J'ai dit, on n'emporte pas les bouquins !
Je la dévisage, outré et agacé. Espèce de... Je pose le livre sur le meuble d'un geste brusque qui me vaut un regard noir et quitte les lieux, bredouille.
Une fois seul, je peste en mon for intérieur. Entre les sanguins, les cinglés et cette sorcière qui a choisi de ne pas m'encadrer... Ils me mettent tous les nerfs. Ai-je le droit de respirer en paix ?
- Détenu Pasquier !
Je m'arrête en entendant mon nom. Je reconnais la voix du gardien barbu qui m'a placé en cellule provisoire avec Yeux Bleus, après nous avoir expliqué le fonctionnement de la prison. Le quarantenaire ventripotent se plante devant moi.
- T'es attendu dans le bureau de monsieur Hamilton.
- Ah, pourquoi ?
- Qu'est-ce que j'en sais. Magne-toi, c'est tout.
Je presse le pas vers le bureau du directeur et toque à la porte. Avec tout ce que je sais sur lui, mieux vaut faire bonne figure avec cet homme. J'entre avec le sourire.
- Directeur Hamilton ?
- Ah, Pasquier, asseyez-vous, me dit-il en rangeant sa paperasse.
Le directeur, un homme à la moustache et aux cheveux grisonnants, retire ses lunettes rondes pour se pincer l'arête du nez. Il passe une main sur son crâne dans un soupir fatigué.
- Vous êtes un intello, n'est-ce pas ?
J'ouvre la bouche, étonné par le ton acerbe qu'il emploie pour prononcer ce mot.
- Si par intello vous parlez de ma profession d'avocat...
- Oui, notre intello de service. C'est comme ça qu'on vous considérera bientôt à Glenwood. Profitez-en, dehors, vous ne serez plus qu'un ex-taulard comme les autres.
Un homme charmant... Il me dévisage d'un œil bas, à moitié dans ses papiers.
- Pasquier... c'est pas québécois, ça ?
- Français.
- Sérieusement ? Ha ! Vous vous dites raffinés, mais vous bouffez des crapauds.
- À dire vrai, ce sont des cuisses de grenouilles, Directeur.
- Ouais, ouais, et des insectes.
- Des... escargots.
- Insectes, escargots, c'est pareil.
Je me pince les lèvres pour camoufler un sourire et hoche la tête pour ne pas le contrarier.
- Vous donnerez trois cours généraux dans la semaine sur le domaine de l'entreprise.
- Excusez-moi, directeur Hamilton, mais je ne pense pas être le plus qualifié pour ce genre de...
- Ce n'était pas une requête, mais un ordre, Pasquier.
Je baisse les yeux et referme la bouche. Bien sûr, rémunérer un formateur est moins attractif qu'utiliser un détenu. Et qui de mieux pour ça que « l'intello de service ».
- Pour mes visites...
- Tant qu'un responsable ne vous appelle pas, c'est que vous n'en avez pas.
Il m'a donc juste convoqué pour parler de mon affectation. Il me chasse de son bureau d'un geste expéditif et je referme la porte derrière moi en soufflant. Si l'on voit les choses du bon côté, les cours feront passer le temps plus vite. Et qui sait, je ferai peut-être la rencontre de quelques détenus civilisés.
En arrivant dans ma cellule, j'ai le plaisir de découvrir les camarades de Yeux Bleus. Trois hommes aux crânes rasés et à la peau pâle, tapissée de tatouages peu inspirants. L'un d'entre eux est assis sur mon matelas. Étrange comme, en prison, plus rien ne semble nous appartenir. Je m'éclaircis la voix. Je ne tiens pas non plus à m'écraser à tout bout de champ. Si je n'ai nulle part où aller, j'ai bien le droit de disposer de mon lit.
- Est-ce que je peux...
L'homme se lève et me bouscule brutalement contre un mur.
- Dégage !
J'aperçois derrière lui des sachets blancs, répandus sur mon matelas. Yeux Bleus et ses gentils collègues sont donc, eux aussi, dans les « affaires ». Tout compte fait, je préfère rester à l'extérieur qu'être associé à un trafic de drogue.
Dans la grande salle commune, les détenus sont en groupes ou tous en train de discuter ou de lire. Moi, je suis planté comme un idiot contre le mur, dans l'attente que le temps passe. Le brouhaha incessant, le bruit de la pluie battante sur le toit, aucune fenêtre, aucun refuge. Juste le froid et la solitude. Six ans comme ça... cette pensée suffit à me nouer la gorge. Elie, où es-tu ? Je me laisse glisser par terre, le regard rivé au sol.
Des éclats de voix m'interpellent ; du portugais. Je jette un oeil à ma gauche et aperçois le Loup Noir en compagnie d'un homme de plus petite taille, qui marche en faisant de grands gestes. Tous les deux semblent proches.
J'examine l'inconnu de la tête aux pieds : une barbe impeccable, des cheveux afros coupés très courts et un sourire confiant. Il possède l'aura sereine de ces meneurs d'hommes qui maîtrisent la situation en toutes circonstances. Le tatouage qu'il arbore sur la gorge m'interpelle : une dague en deux parties, comme si la lame lui transperçait la trachée. Je fronce un sourcil, quel dessin étrange...
Lorsqu'ils sont à quelques mètres de moi, je me relève d'un bond, prêt à réagir à un signe amical de la part de Rafael, mais dès que j'ouvre la bouche, il me jette une œillade glaciale et ils poursuivent leur route sans m'accorder la moindre attention. Je le suis du regard, dépité. Pourquoi son ignorance me déçoit-elle ?
- Eh, toi.
Un collègue de Yeux Bleus m'interpelle depuis l'entrée de la cellule.
- Moi ?
- Ouais, toi. Ramène-toi.
Allons bon. Ont-ils finalement décidé de me faire frire dans le réchaud de la chambre ? Je soupire puis les rejoins à contrecœur. Assis sur une chaise près de mon lit, Yeux Bleus me fait signe de m'installer sur mon matelas, entre ses deux camarades. L'un d'entre eux glisse un sachet dans la poche de ma veste.
- Pasquier, commence mon coloc', tu n'es pas sans savoir que personne ne s'en sort en taule sans amis bien placés. Et toi, je te trouve bien seul, je me trompe ?
- Eh bien, j'ai un ami...
Ils ricanent.
- Mon gars, t'es seul, reprend-il en posant une main sur mon épaule. Et à ce qu'il paraît, tu auras bientôt besoin de soutien.
Une chaleur soudaine m'inonde. Par pitié, ne me dites pas que tout le monde est déjà au courant...
- Tu entends quoi par « être aidé » ? Qu'est-ce qui te fait penser que... que j'aurais besoin d'...
La commissure des lèvres de Yeux Bleus remonte sensiblement.
- Dans cette baraque, y'a les mecs qui faut pas emmerder. Nous, on est de ceux-là. Toi, t'es de ceux qui ont besoin d'intégrer un groupe. Et vite.
Je déglutis, il se penche vers moi et s'accoude à ses genoux.
- Problème pour toi : les pédales personne n'en veut. Vous faites une sale image. Une chance pour toi, nous on n'a pas besoin d'image.
- Ah...
Un rictus mal à l'aise frémit sur ma bouche. Leur calme me terrifie. Serais-je en train de pactiser avec le groupe de sociopathes de cette prison ? Le feu écarte les ennemis, mais le feu brûle. J'expire un bon coup, le ventre noué. Ai-je réellement d'autres choix que d'accepter ?
- Qu'est-ce que je dois faire... ?
Mon coloc' se lève et m'accompagne à la grille.
- Va livrer ton petit sachet au surveillant qui est dans le bureau qui s'occupe du dortoir B. Toque six fois, pas plus, pas moins. Quand il t'aura demandé qui t'envoie, tu diras que tu viens de la part de L'Araignée.
Je tique sur le nom. Je suis certain de l'avoir déjà entendu... Je prends une profonde inspiration, prie pour ma vie et m'exécute. Une livraison. Ce n'est qu'une banale et rapide livraison... Le détail d'une affaire parmi tant d'autres...
Mes mains moites fourrées dans les poches, j'arpente les couloirs en récitant mes prières et finis par arriver au bureau de surveillance de l'immense et bruyant dortoir B. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je toque, livre mon colis et reprends sans un mot le chemin vers ma cellule.
Soulagement. Mon rythme cardiaque redescend peu à peu. Yeux Bleus salue ses camarades avant de les laisser partir, puis me tapote dans le dos en me gratifiant d'un petit « bien joué ». Enfin, j'ai accompli quelque chose qui va assurer ma protection. Car c'est ce qui m'est dû, n'est-ce pas ?
Le doute s'immisce en moi, mais je le refoule. J'ai besoin de souffler. J'ai le droit de croire que ça n'ira pas si mal pour moi, contrairement à ce qu'ils pensent tous. Ils me promettent l'enfer, à moi de faire mes preuves pour montrer ce que je vaux. Je compte bien faire ce qu'il faut pour être respecté.
Je m'allonge sur mon lit, fatigué, mais l'esprit plus léger. Du moins, un court instant, car l'anxiété revient au galop. Le doute persiste et je déteste ça. Je regarde mon coloc, en train de préparer son dîner sur son petit bureau avec la nourriture qu'il s'est lui-même achetée à la boutique de la prison. Le voir cuisiner comme n'importe quel être humain normal le rend soudain moins effrayant.
- Marc, c'est bon maintenant ? J'ai plus de raison de m'en faire ? Tu m'as pour ainsi dire... donné ta parole, pas vrai ?
Il se tourne vers moi et placarde un sourire glaçant sur son visage.
- Pour ainsi dire, oui.
Un frisson remonte le long de mon dos. Je me replace face au plafond, pris d'un sentiment désagréable. Pourquoi sa réponse me rassure-t-elle autant qu'elle m'inquiète ?