La nuit tombe sur la prison. Les détenus affluent dans les couloirs en direction du réfectoire dans un brouhaha incessant, j'entends à peine Elie qui me parle. Si l'on oublie les insultes homophobes, personne ne m'a menacé depuis sept heures, un progrès considérable.
— Pasquier !
Je me retourne sur Miller, posté devant son bureau. D'un signe de tête, il me fait comprendre qu'il veut s'entretenir avec moi. Timing parfait, il doit savoir que je compte arrêter.
Elie me jette un regard soucieux.
— Qu'est-ce qu'il te veut ?
En ce qui concerne ma mission d'informateur de contrebande, j'ai choisi ne pas impliquer Elie. Ici, moins on en sait, mieux on se porte.
— Rien, ne t'inquiète pas. Je te retrouve au réfectoire.
Je lui tapote sur l'épaule et rejoins le surveillant. Miller referme la porte derrière moi et m'invite à m'assoir devant son bureau.
— Bon, t'as appris quoi ? J'ai besoin d'infos. Hamilton est sur notre dos H24 pour la coke. Les sanctions vont bientôt pleuvoir si on fait rien.
— En fait, j'ai quelque chose à vous dire.
Changer les termes de l'accord ne sera pas si aisé, en fin de compte...
— Je risque de m'attirer de gros ennuis en espionnant les hommes de Suarez. Et je voudrais éviter de me faire égorger dans mon sommeil...
Un silence, puis Miller émet un rire nerveux.
— Je te pensais pas comme ça, Pasquier, et pourtant, je te suis depuis le premier jour. À peine arrivé, tu te sens en mesure d'utiliser un gardien.
— Quoi ? Non, vous n'y êtes pas !
— Vraiment ?
Il s'appuie à deux mains sur le bureau, face à moi.
— Je vais te dire, moi, ce que je crois. Je crois que tu as fait en sorte de neutraliser le gars qui te faisait chier, que tu as joué les intouchables devant tout le monde et maintenant que tu dois faire ta part du marché, tu te retires comme une fleur.
Je sursaute lorsqu'il cogne le bois avec son poing.
— Tu m'as pris pour un con ? Y'en a des dizaines avant toi qui m'ont fait c'coup-là. Avec des yeux doux, des histoires émouvantes et même des idées suicidaires. J'ai donné des ordres pour faire surveiller Davis et tenir mes engagements. Toi, qu'est-ce que tu as fait en retour ?
J'inspire lentement pour garder mon sang froid.
— Je cherche juste rester en vie, surveillant Miller. Je ne pensais pas être repéré aussi vite...
Il se redresse, croise les bras sur sa chemise trop serrée et me toise de haut. Je sais qu'un surveillant contrarié peut pourrir la vie d'un détenu, et j'ai ouï dire que leur imagination était débordante...
— Ta dette s'étale sur le long terme, Pasquier. Comment tu comptes la régler ?
— Je suis avocat, je pourrais peut-être vous aider sur quelque chose ou...
Il s'esclaffe.
— J'ai aucun problème avec la justice, moi.
Mon cerveau tourne à plein régime. Que pourrais-je faire de plus ?
— Ce que je peux te dire, c'est que tu tiens pas à te mettre les gardiens à dos, en plus du gang de Ash.
— Dites-moi quoi faire qui ne mette pas ma vie en jeu ?
Une lueur rieuse brille dans ses yeux.
— Tu sais, j'ai appris ce qu'il s'était passé avec Davis. Absolument tout.
— Qu'est-ce que vous entendez par... tout ?
— Davis te plaît pas, mais Martinez, c'est une autre affaire, hein ? sourit-il. J'comprends. Apparemment, il en a fait craquer plus d'une en taule.
— Il n'y a rien entre Martinez et moi.
— Ce n'est pas ce que d'autres ont vu dans les douches.
Je lève les yeux au ciel. Rien ne sert de nier, les gens ne croient toujours que ce qu'ils veulent.
— Je sais que tu es gay.
Je prends une lente inspiration silencieuse. La tournure que prend cette discussion commence à me déplaire...
Miller fait quelques pas dans la pièce.
— Tu as déjà entendu parler des épouses de prison ? Un mec est sous la protection d'un détenu en échange de se faire sauter.
— Qui n'en a pas entendu parler...
— C'est une relation brutale et assez instable, mais tant que ton protecteur est là, normalement, tu ne crains rien. S'il n'est pas envoyé au trou, à l'infirmerie ou libéré. D'ailleurs, tu savais que Martinez sera libéré cette année, après quinze ans de détention ?
Ma poitrine se serre, mais pas pour la bonne raison. Je devrais me réjouir de sa libération. Rafael a passé les meilleures années de sa vie en prison. Mais je ne peux ignorer la peine immense que je ressens. Et mon angoisse. Je vais devoir survivre sans lui à Glenwood pendant six ans. Le stress me comprime l'estomac.
Je secoue la tête, en plein déni. Je n'entends plus Miller qui me parle. Je ne m'entends plus moi-même. Rafael, je veux voir Rafael...
— Un gardien, en revanche, possède tout pouvoir et ne te quittera jamais des yeux.
Les mains de Miller se posent sur mes épaules et commencent à me masser les trapèzes. Un frisson glacé remonte le long de mon échine.
— Je... ne comprends pas.
— Je vais être plus clair.
Il me tourne brusquement face à lui et je me retrouve à hauteur de son ventre, les mains agrippées aux accoudoirs. Des femmes. Ce sont des femmes qu'il a touchées, pas des hommes...
Lorsqu'il déboucle sa ceinture, mon cœur rate un battement.
— Vous êtes un surveillant ! Vous... vous n'êtes pas censé...
— Je vais te raconter une histoire, celle d'un petit nouveau. Ce garçon s'imaginait pouvoir vivre tranquille sous la protection d'un homme important dans une prison. Chaque jour, des gars enrageaient, se battaient, affrontaient leur manque d'amour et leurs frustrations pendant que lui vivait comme un prince choyé par son roi.
La ceinture sort du pantalon dans un geste vif et il en enroule une partie dans sa main.
— Puis un jour, le roi finit par partir. Le prince était triste et se retrouva tout seul tandis que son roi refaisait sa vie loin de lui avec une jolie fille.
Il sangle la ceinture autour de mon cou et la resserre d'un coup. Mon souffle se coupe.
— Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Tous ceux qui avaient enragé étaient toujours en prison avec le prince, eux. Sais-tu ce qu'ils lui ont fait ?
Je plante les ongles dans le cuir pour tenter de me libérer, mais il saisit ma mâchoire entre ses doigts et me relève le menton.
— Ils lui ont fait des choses atroces. Bien plus atroces que celles que le gentil surveillant lui aurait fait.
Mes yeux se figent dans les siens. Je n'ose plus faire le moindre son.
— Quel genre de fin vas-tu choisir, petit prince ?
Je déglutis.
— Qu'est-ce que vous attendez de moi...
— A vrai dire, tu es le portrait parfait de quelqu'un qui hante mes nuits depuis bien longtemps.
Il tire d'un coup sec sur la ceinture. Une décharge douloureuse m'électrise de la tête aux pieds.
— Un petit avocat, venant d'une famille riche qui l'a couvé toute sa vie... marmonne-t-il en se penchant vers moi. Tu n'as rien vécu de dur dans ta jeune existence.
— Vous ne connaissez rien de moi.
— Je connais tout de toi !
Sa lèvre se retrousse. De l'autre main, il défait sa braguette. L'horreur me saute au visage. Je suis en plein cauchemar... Je plaque mes paumes sur ses cuisses pour l'écarter de moi malgré l'étranglement. Je sais mieux que quiconque que des hétéros utilisent le sexe comme moyen d'humiliation et je refuse de servir d'exutoire à un pauvre type frustré !
— Ne projetez pas vos démons sur moi, je ne suis pas votre tortionnaire ! protesté-je en le repoussant.
— Que tu le veuilles ou non, t'as une dette à payer. Et tu vas la payer ou je te jure que tu passeras pas la nuit.
Je le fixe, l'angoisse clouée au ventre. Lorsque sa chose se retrouve à quelques centimètres de mon nez, mon estomac se soulève. La vision me répulse autant que son odeur âcre. Mon cœur s'accélère. Je secoue la tête, les lèvres tremblantes.
— Je vous en prie, pas ça...
— Fais pas comme si t'avais pas l'habitude, t'es une tapette.
Je ferme les yeux, révulsé.
— Jusqu'à ce que j'estime que ta dette soit payée.
Le bruit de sa main glissant sur son sexe me provoque un haut-le-cœur. Il se masturbe près de mon visage, délecté par mon infériorité. Il me gifle, me cogne jusqu'à ce que ma peau s'enflamme, retenant chaque mouvement de fuite par l'étranglement. Je sens les veines de mes tempes et de mon cou enfler au-dessus de la ceinture.
Chacun de ses bruits, chaque coup, me déconnecte un peu plus du réel. Par pitié, achevez-moi. J'ai l'impression de sombrer dans la folie. À défaut de pouvoir m'échapper, je prie le ciel pour que le temps s'accélère, que l'instant qui suivra soit celui qui sonnera la fin du cauchemar. Il déballe une suite d'injures et de noms qui n'ont pour moi aucun sens, mais je les ignore.
Je me moque de son histoire, je me moque de son vécu. Mon sentiment d'humiliation n'a d'égal que ma haine pour lui. Là, tout de suite, je tuerais pour un couteau. Je vendrais mon âme pour trancher l'arme qu'il braque contre ma joue et l'achever en lui plantant dans le dos. Pour la première fois, je comprends certains prisonniers. Et je réalise ma terrible erreur de jugement. Dans d'autres circonstances, j'aurais pu être enfermé tout comme eux pour m'être rendu justice, à moi, comme à ces femmes dont il a abusé.
Mon supplice prend fin dans une apothéose odorante et un crachat en plein visage. Les larmes perlent au coin de mes yeux.
— C'est tout c'que tu vaut.
À partir de ce soir, mon unique fantasme sera la mort de cette ordure. Je n'attends pas sa permission pour essuyer mon visage avec mes manches. Plutôt mourir que de garder cette horreur sur ma peau. Malheureusement pour moi, ce geste le met hors de lui.
— N'enlève pas, sale fils de... ! C'est moi qui commande maintenant, moi ! Toi, tu n'es plus rien !
Il retire la ceinture de mon cou et me colle son pied dans le ventre. Je tombe de la chaise et finis plié en deux sur le sol.
— Toi qui es toujours si parfait et supérieur, je vais te faire vivre l'enfer que tu m'as infligé.
La ceinture s'abat sur mes reins à m'en arracher un cri. Puis une seconde fois, et une troisième. Après la quatrième, je ne compte plus. Mes bras, mes flancs et mes cuisses sont cinglés avec force, mon pantalon s'en voit même déchiré. Je me couvre le visage, gémissant et suppliant malgré moi pour que la torture s'arrête.
Au bout de peut-être une dizaine de flagellations, le cuir retombe. Seuls nos halètements perturbent le silence. Je veux partir d'ici... pitié, sortez-moi d'ici ! De cette pièce, de cette prison, de ce monde... de mon propre corps.
— Debout. Allez, bouge ton cul !
Mes membres sont tétanisés, je peine à me relever. A chaque mouvement, ma peau brûle sous mes vêtements et mes muscles me font souffrir le martyr.
— Sois tranquille, personne te fera chier.
Personne à part un homme névrosé et violent, caché derrière l'uniforme d'un gardien censé nous protéger...
— Demain, même heure. Maintenant, dégage.
Je me retourne et me dirige vers la porte, du plus vite que mon corps meurtri peut avancer. Une fois dans le couloir, je m'appuie contre le mur pour ne pas m'écrouler et prends un instant pour récupérer mon souffle. Ne pas tomber. Surtout, ne pas tomber. Rester droit, toujours rester droit...
— Détenu, qu'est-ce que tu fais encore là ? hurle une surveillante. Va au réfectoire ou je te colle un avertissement.
J'acquiesce et lutte contre un vertige pour marcher plus vite sans trop vaciller. D'ici peu, je serai dans ma cellule. Encore un peu de temps, juste un peu de temps...
Mon plateau en main, j'avance un pas après l'autre en direction des tables. Tenir debout me demande un effort inhumain et je dois me mordre la joue pour me garder en éveil et ne pas m'effondrer. Je dépasse l'emplacement habituel et choisis la première place libre qui tombe sous mes yeux, tout au fond de la salle, près d'un groupe de solitaires. Les appels d'Elie parviennent à mon cerveau, mais je les ignore et m'assois sur le banc. Trouver une excuse me coûterait trop d'énergie.
Je contemple d'un air hagard la nourriture insipide, vomie par une louche dans le plat.
— Léo ?
Elie vient de s'installer à ma droite. Je sens ses yeux se balader sur moi.
— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, bordel ?
Je secoue la tête, incapable d'émettre le moindre son. Ma conscience semble avoir disparu. Rester de marbre, c'est la seule pensée qui martèle mon esprit. Être assez rigide pour que mes jambes me reconduisent à ma cellule sans m'écrouler en chemin.
— Ton cou... ! Et tes mains, tu saignes !
Je lève mes mains devant moi et découvre deux écorchures à vif, sur le dessus. Pourquoi n'ai-je pas mal ?
— Qui t'a fait ça ? Tu étais chez Miller, non ?
— C'est rien.
— Léo, ne me dis pas que c'est rien, reprend-il, inquiet. Tu dois...
— Léo !
Le corps de Rafael apparaît à côté de moi, en bout de table. Il se plante devant moi.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande-t-il à Elie.
— Il était...
— Elie, tais-toi.
Mon ami, stupéfait, se musèle à mon ordre. Rafael se penche vers moi et m'oblige à lui faire face en me tournant la tête.
— Tu te fous de moi ?
Même si j'avais eu la permission de lui en parler, je n'en aurais jamais eu la force. Quelque chose au plus profond de moi s'est éteint. Nos regards se figent l'un dans l'autre.
— Je te parle !
Son autorité me fait à peine frémir.
— Simon, explique.
— Non, le coupé-je avant qu'Elie ne parle. N'insiste pas, c'est non.
Les yeux de Rafael s'agrandissent, puis ses sourcils se froncent.
— Comment veux-tu que je t'aide si tu ne me dis rien, hein ? grommèle-t-il entre ses dents.
Malgré une parfaite impassibilité, le chagrin me noue la gorge. Pardonne-moi, Rafael, mais je ne serai pas ce petit prince qui jouira d'une courte paix avant de mourir entre les mains de démons. Car bientôt, tu ne seras plus là. Et moi, je veux sortir en vie de cet endroit. Respirer à nouveau l'air de la liberté et fuir loin, très loin d'ici.
Mon menton retombe. Il cogne sur la table, hors de lui.
— Pasquier !
— Martinez ! beugle un gardien. Retourne t'assoir !
Après quelques secondes, il secoue la tête, dépité, et finit par regagner sa place.
— Léo, me souffle Elie, tu ne peux pas rester comme ça...
— Il faut faire ce qu'il faut... pour survivre...
Sous le regard impuissant de mon ami, je me lève, me dirige vers le bac afin d'y jeter le contenu intact de mon plateau, puis prends le couloir en direction de ma cellule. Faire ce qu'il faut pour survivre. Ou plutôt, pour continuer à respirer, quitte à en ressortir ravagé. Glenwood n'aura pas raison de moi.