Je me réveille avec le ventre noué. La nuit a été courte... Nous faisons nos lits respectifs et un ménage sommaire de la chambre, puis le surveillant jette un œil dans la cellule avant de nous autoriser à sortir.
À partir d'aujourd'hui, tous les matins, je ferai un détour rapide pour passer chercher mon médicament, fourni à travers une vitre par une personne en blouse blanche. Un traitement qui, je l'espère, ne sera qu'un moyen de me rassurer.
Une fois la pilule avalée grâce à un petit gobelet d'eau en plastique, je me dirige vers la salle de bain. La pièce est déjà enfumée par les vapeurs de douches et un agréable parfum de savon plane dans l'air. Pour une fois, l'odeur de la cigarette n'a pas encore totalement imprégné les lieux.
— Elie !
En le voyant sur le départ, je cours vers lui.
— Léo, me sourit-il, je m'en vais à mes soins, on se retrouve après ?
Je hoche la tête, enthousiaste, et dépose ma trousse de toilette sur le lavabo. Je passe les doigts dans les mèches qui caressent mes cils et contemple mon reflet dans le miroir. La fatigue me creuse de jour en jour. J'ai l'impression d'avoir déjà perdu du poids ; moi qui n'étais pas bien musclé à mon arrivée... Pourrais-je aller chez le coiffeur, rien que pour me détendre un moment ? Aussi faudrait-il que j'ai les moyens de me payer une coupe de cheveux.
Je relève le menton, résolu à ne pas me laisser abattre. Ils me croient tous incapable de survivre, mais je vais leur montrer qu'ils se trompent.
La chaleur de la salle de bain me pousse à retirer mon t-shirt. Alors que je sors ma brosse à dents, une main se referme sur mon bras. Je me retrouve projeté au milieu des détenus qui se lavent, dans les flaques mousseuses des douches communes, et mange le mur de plein fouet. Sonné par l'impact et aveuglé par l'eau, je n'ai pas le temps de reprendre mon souffle.
On me tire par la cheville pour me traîner sur le carrelage trempé, puis des coups de pied s'abattent sur moi. Mon ventre et mes côtes s'enfoncent sous les talons qui s'y plantent. Un craquement. Ma respiration se coupe. Je réalise à peine ce qu'il m'arrive. Je roule sur le flanc gauche et me recroqueville pour protéger l'avant de mon corps, offrant, malgré moi, mes reins et ma colonne vertébrale. La douleur me cisaille.
Lorsque la violence cesse, je lève les yeux vers mes bourreaux. Derrière les mèches plaquées sur mon visage, je distingue des membres du gang de la veille, ceux qui se battaient contre celui de Rafael.
— Tu vas payer, merdeux.
Je réussis à marmonner :
— P-pourquoi ?
Des doigts s'agrippent à mes cheveux pour me redresser. Un homme à la peau hâlée et au crâne parcouru de tresses s'accroupit devant moi. Une toile d'araignée recouvre son avant-bras.
— Qui est-ce qui t'a filé ce sachet ?
La drogue d'hier, le surveillant du bureau B, ce tatouage... Mes yeux s'agrandissent. Cet homme est L'Araignée...
— Si tu te dépêches pas de cracher le morceau, ça va mal se finir pour toi.
Je garde le silence, les lèvres frémissantes. Entre être poignardé ici et terminer aux urgences ou me retrouver directement à la morgue demain matin, le choix est fait. Je dois manipuler la vérité pour tenter de sauver ma peau. L'adrénaline pulse dans mes veines, mais la peur embrouille mes pensées. Concentre-toi, concentre-toi...
— Je ne le connais pas, bégayé-je, il m'a dit que j'avais l'air d'avoir besoin d'amis et que... que si je lui rendais service je serais protégé... ! Il a dit qu'il y a ceux qu'on emmerde et ceux qu'on n'emmerde pas, que lui, il est de ceux qu'on n'emmerde pas, mais que moi je suis seul et...
Je reprends mon souffle.
— Il m'a collé ce sachet dans la poche et m'a envoyé voir un gardien que je ne connaissais pas, je...
— Le nom du gardien.
Je tourne les yeux vers la gauche, revois le surveillant dans mon esprit et visualise son uniforme pour réfléchir à son nom ; nom que je n'ai délibérément pas lu sur le badge pour ne pas en savoir plus.
— Je ne l'ai pas vu, je ne voulais pas me mêler de ce genre d'affaires alors j-je suis reparti comme une flèche.
Je déglutis à nouveau, focalisé sur ses réactions. Son regard me transperce. Mon estomac se noue et mon cœur m'arrache la poitrine. Je commence à perdre mes moyens...
— À quoi il ressemble, ce type ?
Je m'oblige de toutes mes forces à penser à l'un des camarades d'Elie. Physique banal, nom inconnu...
— Il est clair de peau, il a les yeux marron, il est brun, les cheveux un peu ébouriffés, je... j'ai du mal à cerner ses origines...
Il me dévisage, jauge mon discours. C'est le moment de vérité. La peur de mourir me liquéfie sur place. Au bout de quelques instants, il lance une œillade à celui qui m'empoigne par les cheveux et hoche la tête.
L'autre me relâche et je retombe sur le carrelage. Du sang goutte de mon menton jusque dans l'eau et slalome entre les bulles de savon. Cette scène insignifiante se grave dans ma mémoire. Le type qui me maintenait m'assène un dernier coup de pied dans les reins, puis le groupe quitte les lieux.
— Pasquier, me lance l'homme aux tresses, je m'appelle Ash. Retiens bien mon nom et mon visage.
Leurs pas s'éloignent, mais je reste bloqué sur le carrelage. Mon cœur bat-il toujours ? Un détenu qui se douchait me pousse la cuisse pour sortir, un second m'enjambe après avoir coupé l'eau. Tout ça est ordinaire pour eux. Une routine de violences qui rythmera bientôt ma vie ; à nouveau. Mon regard se perd dans le vide.
En entendant de nouveaux grognements, je me traîne avec peine contre la paroi d'une cabine pour ne plus gêner le passage et risquer d'énerver quelqu'un d'autre. Chaque mouvement, chaque respiration est un coup de poignard dans le thorax. Au-delà de la souffrance, la peur de mourir me fait suffoquer.
— Eh, merci, Frenchie ! Se faire tabasser dans la première quinzaine par Ash, ça compte double.
Je lève le nez vers l'homme au tatouage de dague que j'ai vu avec Rafael, hier. Est-ce donc réellement leur chef de gang ? Un large sourire aux oreilles, il se penche vers moi :
— J'gagne deux clopes de plus grâce à toi, continue comme ça.
Gagner ? La porte s'ouvre sur trois autres gars en joggings, Rafael parmi eux. Il se poste au lavabo.
— Rafa, t'aurais dû parier toi aussi, Rafa ! Avec Da Silva, on vient de plumer Andres !
— Allez au Diable, crache ledit Andres en payant ses deux collègues en cigarettes. Cabrão...
J'ouvre de grands yeux. Ils ont parié sur moi... Sur combien de temps je mettrai à me faire brutaliser. Je suis atterré.
Alors que Rafael se brosse les dents, je croise son regard qui roule sur mon corps, à travers le miroir. La seconde d'après, il se désintéresse déjà de moi. Il crache dans le lavabo, se jette un coup d'eau sur le visage, l'essuie, puis prend ses affaires et trace vers la porte avec une terrible indifférence. L'homme à la dague lui emboîte le pas en riant, un bras autour de son cou. J'ai l'impression d'être un déchet.
D'un geste agacé, le ronchon nommé Andres sort sa tondeuse pour tailler sa barbe d'une semaine, puis plaque ses cheveux en arrière à l'aide de gel. Il fait volte-face vers moi et me pointe avec l'engin.
— Toi ! Si tu tiens pas deux jours de plus, je te jure que tu me devras un pack de bières. Putain de pédé... grommèle-t-il en s'en retournant à son reflet.
Encore sous le choc, je me relève sans un bruit, malgré mes membres endoloris, et me dirige vers la porte.
— Et tes affaires, Ducon ? C'est moi qui vais les ramasser ?
Son ton incisif me fige sur place. Mes affaires... Je pars récupérer mon t-shirt et ma trousse de toilette d'un geste machinal et quitte les lieux, le regard rivé devant moi. Je ne m'étais jamais senti aussi humilié.
Les détenus qui passent autour de moi me dévisagent, mais c'est à peine si je les vois. Mes oreilles bourdonnent, j'ai froid.
« Pasquier ! »
Une voix me somme de m'arrêter, ce que je fais sans même le réaliser. Le garde barbu se plante devant moi.
— Tu fous quoi torse nu ? Rhabille-toi ! Tu t'es cru où ?
Son regard court sur mes ecchymoses. C'est pour ça que j'avais froid ? Je renfile mon t-shirt en grinçant des dents puis bredouille des excuses avant de reprendre mon chemin. Il m'arrête à nouveau.
— Va à l'infirmerie. Le directeur Hamilton tient à ce que tu donnes un cours aujourd'hui, fais en sorte d'être en condition.
Tel un chiot docile, j'obéis sans ciller. Je ne sais pas si c'est l'humiliation cuisante que je viens de vivre ou si c'est la peur qui me comprime encore les entrailles, mais j'ai l'impression de flotter hors de mon corps.
______