Une odeur de lessive et de linge humide imprègne la laverie. Pendant que je jette des chemises et des pantalons sales dans une machine, Andres ronchonne, encore. À certains moments, il me donne la migraine. À d'autres, comme aujourd'hui, j'apprécie qu'il m'occupe l'esprit.
Un poing. Ce mec m'a vraiment collé un poing, sans que je ne le lui rende... Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Est-ce qu'il me fait pitié à ce point ? Impossible. Les petits snobs dans son genre m'ont toujours agacé. Mais celui-là... il a quelque chose de spécial. Ce petit Français à la trop grande bouche, maladroit, ignorant et caractériel, mais sensible... il est l'auteur parfait du guide de la non-survie en taule.
Quoiqu'il en soit, il m'énerve. Pour m'avoir mal parlé, rejeté alors que je lui apporté mon aide (qui oserait le faire ?) et provoqué pour ensuite me frapper. Un poing, à moi. Je cherche toujours la vraie raison pour laquelle je ne lui ai pas cassé un bras.
Je prends une longue inspiration et enfourne avec plus de hargne les vêtements dans la machine.
— Pourquoi t'es sur les nerfs, Martinez ? C'est moi qui devrais l'être.
— J'ai mes raisons.
— Ramos nous dit tout, autant me le dire maintenant. Et pis, on s'fait vraiment trop chier.
— Parlons de toi et de tes clopes perdues.
— Eh, je t'emmerde ! J'avais besoin de tunes pour rembourser ma dette à Marco.
Je me retourne et le regarde, sidéré. Là, par exemple, j'ai envie de l'encastrer. Je referme violemment la porte de la machine et me plante devant lui.
— T'as emprunté à Marco ? Ce gars n'attend qu'une chose c'est une raison de nous niquer et toi tu t'endettes auprès de lui ?!
— Ferme-là ! J'avais pas le choix !
— T'as tout Glenwood à disposition, me dis pas que t'avais pas le choix ! Même emprunter à un gardien aurait été moins con. Maintenant, c'est tout le gang qui va peut-être avoir des ennuis par ta faute, caralho ! T'es vraiment une tâche.
Il approche son visage du mien et brandit un index entre nous avec un air qui se veut intimidant.
— Redis-moi ça quand on sera dehors !
— Pourquoi pas maintenant ? J'ai un poing à rendre. À moins que tu sois trop petit pour m'atteindre, comme au basket.
Il écarquille les yeux, piqué au vif.
— T'as dit quoi ?!
— Trop pe...
— Toujours un plaisir de t'entendre engueuler Andres.
Une voix me coupe. Nous nous braquons vers l'entrée de la laverie et découvrons Ash et son toutou au crâne tatoué, tous deux les bras chargés d'un sac de linge qu'ils déposent sur une table de tri. L'expression d'Andres change du tout au tout. Il relève le menton et vise Davis avec une moue méprisante.
— Comment va le chien-chien ? Wouaf ! Wouaf !
Davis l'assassine du regard. Si le pire pour Andres est d'être dénigré au basket ou qu'on parle de sa taille, Davis, de son côté, ne supporte pas d'être traîté comme un vulgaire clébard fidèle à son maître.
— Un jour... un jour, je t'exploserai, Andres, grogne-t-il en avançant vers nous. Je vais retapisser tous les pavés et les murs de Glenwood avec ton sang et me faire un collier avec tes tripes.
— Un collier pour le toutou ? Je veux voir ça !
Davis se jette sur lui mais Ash le retient à bout de bras.
— On n'est pas là pour ça, fait-il en me dévisageant.
Je sors leur linge des sacs en toile et le balance dans un plus grand bac. Davis s'approche de moi en roulant des mécaniques. Je sens déjà la tension monter. Ce type m'horripile. Son attitude supérieure, son mépris constant et sa brutalité gratuite sont tout ce que j'exècre chez un homme. Malheureusement, j'ai déjà pris un avertissement à cause d'eux et si un gardien de mauvais poil nous tombe dessus il m'enverra à l'isolement.
— Comment ça va, Martinez ?
Andres s'interpose entre nous et agite son index sous son nez.
— Cherche-lui la merde, cabrão, et je jure devant dieu que j't'enferme dans c'te putain de machine pour te laver les poils du cul à 90° !
Dès qu'un mec me chauffe un peu trop, Andres rapplique pour me défendre et m'éviter des ennuis. Je souris en coin. Cet idiot a une gueule aussi grande que son cœur. Un petit frère pipelette et irritant, mais protecteur. Ash soupire, blasé, et dévoile la toile d'araignée sur son coude en retroussant ses manches.
— Il est où Ramos ?
— Pas là.
— OK. Alors, je vais te le demander à toi : lequel d'entre vous nous l'a mis à l'envers ?
— De quoi tu parles ?
— Le sachet de coke.
D'autres membres de leur gang débarquent. Ça s'annonce mal. En plus d'être de très mauvaise humeur, Ash semble nous accuser d'un sale coup dont j'ignore tout et Andres est prêt à sauter à la gorge de Davis. Si mon ami prend un coup, je rentrerai dans la mêlée sans hésitation. En priant pour qu'aucun surveillant ne se pointe. Tentons d'abord de calmer le jeu...
— Si on est impliqués, je suis pas au courant. Tu demanderas à Ramos quand tu le verras. Andres, la lessive va pas se faire seule !
Toujours à l'œuvre, je lui jette un paquet de linge à la figure. Il me fixe et nous nous entendons d'un bref regard. Il roule les vêtements en boule tout en s'éloignant sans un mot vers les machines. Ash se plante derrière moi.
— Je t'admires, Rafa, tu le sais. C'est toi qui aurais dû être le chef, à l'époque, pas Ramos. Regarde ce que ça a donné depuis que le gang est sous ses ordres : une pendaison, trois transferts en niveau 4, un envoi en psy et trois déserteurs. Ramos est une catastrophe. Et vous ne serez plus que quatre une fois que Ferreira sera sorti.
Il s'appuie contre la table pour me faire face et me regarde en souriant.
— Mon offre tient toujours, tu sais...
Davis lâche un pouffement irrité à ces mots. Moi, je continue le linge, imperturbable. J'ai déjà répondu à sa proposition de les rejoindre et je ne compte pas changer d'avis. Je connais très bien les intentions vengeresses de Ash et son intention de me récupérer pour viser mon ami.
— Je lâcherai pas Ramos. Ni demain ni plus tard.
— Pourtant, la trahison, ça le connaît, siffle-t-il, mielleux.
— C'est pas mes affaires.
— Oh, je t'assure que si. Luiz Ramos est un opportuniste. Il prend ce qu'il veut quand il veut et si t'as le malheur de te plaindre, il lèvera les mains en jouant les victimes innocentes. Il l'a toujours fait... ricane-t-il, irrité. Mais un jour, tu le verras de tes propres yeux.
Ash fait quelques pas dans mon dos. Ces paroles me font tiquer un instant, mais je sais que je ne suis pour lui qu'un moyen d'arriver à ses fins. Il tient à faire payer Luiz, son ex-meilleur ami, pour l'avoir envoyé en taule et il n'a que moi pour l'atteindre. Je lui souhaite bien du courage pour trouver comment me retourner contre lui.
La loyauté est primordiale chez moi, quelle que soit la relation. Et je hais les coups bas. Luiz, Andres et Da Silva ne sont pas juste un gang pour moi, ils sont ma famille de Glenwood. Je sais que Luiz ne me trahira pas.
— Détenus, au travail ! hurle une surveillante métisse.
Pour une fois, je suis content de l'entendre, celle-là.
— J'y arriverai, Rafael, me lance Ash en se dirigeant vers la sortie. Tôt ou tard, tu verras son vrai visage et ce jour-là, tu comprendras...
— C'est ça...
La porte claque, le silence entre les ronronnements des machines revient enfin. Je pose un instant les mains sur la table de tri pour réfléchir. Dans quoi Luiz nous a-t-il embarqués ? La coke ne l'a pourtant jamais intéressé...
Andres revient bosser à côté de moi.
— Un jour, tu vas te réveiller avec l'Araignée dans le cul, c'est moi qui te l'dis.
Je siffle entre mes dents, amusé. S'il y en a un bien un qui ne toucherait jamais à un mec, c'est bien ce macho de Ash. Il suit le régime sec des hétéros depuis plusieurs années, comme nous tous. Du moins, comme Andres et moi.
En ce qui concerne Luiz, je n'en suis plus si sûr. Après des années entre ces murs, la faim charnelle est telle qu'elle aveugle et transforme une grande partie des hommes. Et comme on dit : ce qui se passe en prison, reste en prison...
Je referme la porte de la machine.
— Fous ça à laver et on se tire. Je dois aller m'entraîner avec Ramos.
— Du sport, toujours du sport... le sport, moi, je le mate pépère devant la TV avec un bon match. Gonfler comme des bœufs et courir après le vent... Ha ! Bande de fous.
— C'est dommage, ajoute une troisième personne, à défaut d'être beau, tu perdrais au moins ta bouée.
Je souris en entendant la voix de Luiz. En réponse, Andres lui crache sa classique série d'injures. Le malmener est notre passe-temps favori.
— Il voulait quoi, Ash ?
— On en parlera dehors.
Je lance une œillade méfiante aux alentours. On ne sait jamais qui traîne dans le coin. Les éclats de voix de deux nouveaux détenus attirent notre attention. Je monte déjà en tension. Jusqu'à voir le petit Français et son camarade, Elie Simon.
— Oh, désolé...
Ramos hausse les sourcils en découvrant le Français.
— Pourquoi tu t'excuses, mon gars ? lui fait-il, rieur. Laissez votre linge ici.
Simon murmure à son ami un « Léo ». C'est donc comme ça que tu t'appelles, Léo...
Sans que je ne sache pourquoi, connaître son prénom me fait plaisir. Dès l'instant où il croise mon regard, il baisse la tête et dépose le bac sur la table en prenant soin de m'éviter des yeux. Je rêve où il est gêné de me voir ? Après m'avoir frappé, il agit presque comme s'il était... timide ? Ce garçon ne cesse de m'étonner.
En fin observateur, Luiz les détaille tous les deux, mais s'attarde sur Léo. Il s'approche avec un regard amusé et l'examine sous toutes les coutures.
— Je connais le nom de ton pote, mais le tien, c'est quoi ?
— Pasquier.
— Pasquier ? Ça vient d'où ?
— Mes parents sont d'origine Française.
— Un Français ? Ma foi, c'est pas tous les jours qu'on en croise, ici.
Cette information fait grimper l'intérêt de mon ami en flèche. Cet idiot a toujours aimé les perles rares. Il le dévisage de plus en plus près. Intimidé et mal à l'aise, Léo recule. À en voir son attitude, il a déjà eu vent de notre réputation. Seul Simon reste calme – les anciens savent qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Du moins, depuis que je tempère Luiz. Néanmoins, l'angoisse de Léo divertit beaucoup Luiz.
— Le p'tit a peur !
— Ne m'appelle pas « petit », s'offusque ce dernier, j'ai vingt-six ans.
— Vingt-six ans ?
Luiz et Andres éclatent de rire.
— J'en ai dix de plus, gamin. Andres et Martinez en auront bientôt trente-quatre.
— Microbe... persiffle Andres.
Léo baisse les yeux, affecté par leur mépris. Si le moindre échange qu'il a avec quelqu'un est un lynchage ou une insulte, je comprends qu'il se sente abattu. Je fronce les sourcils.
— Foutez-lui la paix. Il vient d'arriver.
Luiz me dévisage, ahuri.
— Madre mia ! Que Dieu nous vienne en aide ! s'écrie-t-il, moqueur, en embrassant son pendentif en croix. Rafael Martinez prend la défense du nouveau !
Je lève les yeux au ciel et pars récupérer ma veste au fond de la laverie, un peu vexé. C'est lorsque je me retourne que j'aperçois le sourire discret de Simon. Comme tout le monde, il sait ce qu'on dit de moi. Un mec placide qui ne s'intéresse à personne d'autre que sa famille, un loup en meute, mais solitaire...
Simon annonce qu'il est temps pour eux de partir, mais Luiz n'a pas l'air de cet avis et continue son petit jeu. Cette insistance commence à m'énerver. Lorsque je reviens vers eux, je trouve Luiz en train de toucher les cheveux de Léo, s'extasiant sur leur blondeur. Je l'attrape par l'épaule et lui fais signe qu'il est temps d'aller courir, non sans une certaine crispation dans la voix. Luiz acquiesce et le suit du regard jusqu'à les voir tous deux quitter la laverie.
— Ce petit là...
— Y'en a d'autres qui passeront avant toi, rétorque Andres. Et pis merde, Ramos ! Arrête d'agir comme un pédé, bordel de merde !
Luiz balaye cette discussion d'un revers de main puis nous nous dirigeons à notre tour vers la porte. Cette rencontre m'a mis à cran. Non pas que le « Frenchie » m'intéresse, je n'aime simplement pas voir les gens être traités comme des objets. Depuis Nina. Et Emilia.