Andres nous noie sous un flot de paroles alors que nous arpentons les couloirs pour nous rendre dehors. Je me demande s'il lui arrive d'être fatigué, par moments. En chemin, j'aperçois Léo, posté dans un coin, près d'un gang hispanique connu pour son importation de coke dans la prison. J'ai peur de comprendre... Dès que le groupe se disperse, il jette un œil autour de lui et repars l'air de rien. J'hallucine. Voilà donc pourquoi Miller l'a défendu, à midi. Il l'a transformé en informateur...
Je me pince l'arête du nez. Comment Miller peut-il imaginer qu'un nouveau soit en mesure de travailler pour lui ? Même les hommes les plus craints n'interfèrent pas dans leur trafic ! Cherche-t-il à le faire tuer le plus vite possible ? Deux types du gang se retournent pour désigner Léo. Mission accomplie, ils le soupçonnent déjà. Je secoue la tête, dépité. Lui en vouloir serait idiot, il suit juste les conseils qu'on lui donne : trouver un moyen de se protéger. Et quoi de mieux, en apparence, qu'un surveillant ? Miller me sortait déjà par les yeux avec ses pulsions d'autorité, mais maintenant qu'il fait prendre d'aussi gros risques à Léo... Une fois qu'il aura obtenu son augmentation, la vie de l'informateur lui sera bien égale.
— Je vous rejoins.
Sans attendre de réponse de la part de mes amis, je trace un crochet pour passer près de Léo et le bouscule. Perdu dans ses pensées, il relève la tête et s'excuse par automatisme avant de réaliser qui est face à lui. Je lui lance sur un ton acerbe :
— Tu peux pas faire attention ?
J'appuie sur lui un regard insistant, me détourne, puis lui jette une œillade base pour l'inciter à me suivre discrètement – invitation qu'il comprend aussitôt. À défaut de savoir survivre, il est vif d'esprit. Je file dans un petit couloir et me glisse dans un minuscule débarras dédié à l'entretien, dont je laisse la porte entrouverte. Dès l'instant où j'entends ses pas, je sors une main pour le saisir par le bras et le tire vers moi avant de nous enfermer dans le réduit. Il atterrit contre moi, coincé entre deux sceaux et les étagères, et prend appui contre mon torse. Même dans la pénombre, je devine son air ahuri et ses joues rosies.
— P-pourquoi tu...
— Tu ne peux pas faire ça.
— Pardon ?
— Être l'informateur de Miller. Tu vas te faire planter avant même que Davis ne s'occupe de toi.
À l'évocation de ce nom – et d'une potentielle nouvelle agression –, il se décolle de moi et tourne la tête. Je lève les yeux au plafond et soupire. La délicatesse et les sentiments humains n'ont jamais été mon fort.
— Tu m'as dit de me débrouiller pour être protégé.
— Oui, mais pas comme ça. Deux gars de Suarez t'ont déjà dans le viseur.
— Si je ne peux pas être informateur, qu'est-ce que je dois faire ? Je fais de mon mieux, mais rien ne va jamais !
— Moins fort... !
Il grommèle.
— Vous me dites tous de ne pas me laisser m'écraser, ensuite que je dois me taire... dois-je te rappeler que je suis ici depuis à peine deux semaines ? Tout ce qui est acquis pour toi ou pour Elie est une découverte pour moi.
— Je sais.
Le tourment s'inscrit sur ses traits.
— Certaines nuits, je me réveille encore en pleurant quand je me souviens d'où je suis... murmure-t-il. J'ai envie de hurler, de me terrer dans un coin sans un malade capable de me trancher la gorge en plein sommeil, de pouvoir exprimer mes émotions comme un être humain. Mais je ne peux rien faire de tout ça ou je me ferai tabasser.
Sa voix se fragilise.
— On connait les prisons au travers des séries, des reportages et des actualités, derrière un écran... mais la réalité est tellement pire quand on s'y retrouve soi-même confronté... Je savais, pour les agressions. Je le savais comme tout le monde. Mais le vivre... le vivre et cinq minutes après devoir faire comme si...
Son silence trahit la souffrance derrière les mots. Son menton retombe. Être passé à tabac est déjà un traumatisme pour les nouveaux venus, mais se faire en plus agresser sexuellement, en si peu de temps, mène à une tout autre gravité. Rien ne prépare à ça.
— J'ai l'impression que tout le monde est solide, ici... Que je suis le seul à être fragile, le seul à avoir peur...
— Ce ne sont que des façades.
Il lève un regard désemparé dans le mien.
— Dis-moi quoi faire pour ne pas devenir fou, dis-le-moi, je t'en prie...
Sa voix s'étiole dans un souffle épuisé. Mon cœur s'alourdit. Je le dévisage de longs instants, puis le prends contre moi et loge sa tête au creux de mon cou.
— Chaque fois que tu auras besoin de te confier et de t'isoler en toute sécurité, viens me voir. Je suis peut-être nul pour parler, mais je sais écouter et rassurer. Quand je suis là, tu as le droit d'être toi.
Ses bras s'enroulent autour de moi. Je pose le menton sur le haut de son crâne et le berce lentement. Dans ce moment, je nous revois, Emilia et moi. Elle, soucieuse de notre avenir et moi, aveuglé par notre idylle, jusqu'au jour de sa perte.
Mon étreinte se rigidifie. Rien de bon ne peut découler d'une telle relation, ni pour moi ni pour lui. À plus forte raison avec le gang. Quels que soient mes véritables désirs, je dois les enfouir. Une nouvelle faille s'est créée, je dois la consolider.
— Rafael... pourquoi est-ce que tu es si gentil avec moi ?
Je serre les dents. Je ne dois pas alimenter ce lien... Je ne le dois pas. Mes bras se relâchent.
— Ne cherche pas à comprendre, répliqué-je sur un ton plus sec que prévu.
La confusion se lit dans ses yeux. Je sais très bien ce qu'il ressent à mon égard, ce matin n'a fait que confirmer mes doutes. Mais ce genre de sentiments n'est pas fait pour les hommes tels que moi. Mieux vaut la solitude que la mort.
Il acquiesce, un rictus grinçant aux lèvres, puis se retourne pour saisir la poignée.
— Trouve un autre moyen d'assurer ta sécurité. Un moyen qui ne te fera pas tuer.
— S'il y en a un...
Je n'ai pas le temps de répondre qu'il a déjà ouvert la porte. Il tourne la tête vers moi et me sourit avec une tendresse chagrine.
— Merci...
Lorsqu'il disparaît dans le couloir, je pousse un profond soupir. Cette histoire ne s'arrêtera pas là, je le sais. À mon grand dam...
L'heure du match approche. Pendant que les autres discutent, je fais quelques paniers pour essayer de calmer mes nerfs. À l'idée de respirer le même air que Davis, je sens déjà la tension monter. Faute de pouvoir m'atteindre par la menace ou me vaincre par la force physique, il se venge en me provoquant à la moindre occasion. Après nos échanges hostiles du jour, le match s'annonce houleux.
Luiz se poste devant moi et me dérobe le ballon alors qu'il rebondissait à mes pieds.
— Rafa, t'es en train de dérailler.
— Arrête un peu.
— Je suis sérieux. Ce gamin te fait perdre la boule. Saute-le rapidement et passe à autre chose, me dit-il en envoyant le ballon à un collègue.
— Putain ! Je veux pas le sauter !
— Alors c'est quoi ton problème ?
— Question de principe.
— Y'a pas de principes, nom de Dieu ! Fous la paix à Davis et laisse-le le baiser, qu'on n'en parle plus !
— Hors de question.
Il grogne dans sa barbe.
— Mon frère, si ce mec t'intéresse pas, tu dois le laisser aux autres. Va te branler en pensant à une jolie fille, oublie tes instincts de grands sauveurs et remets-toi en selle.
La rage me monte à la gorge. Je ne supporte pas la manière dont ils parlent tous de Léo ; un chien recevrait plus de respect... J'arrache le ballon des bras de notre collègue et le jette en direction du panier. Trop de hargne dans le geste. Il rebondit contre la paroi métallique dans un bruit assourdissant et nous revient en quelques rebonds. Luiz secoue la tête.
— T'es vraiment...
La porte s'ouvre sur les membres de L'Araignée. Ma lèvre se retrousse dès que j'aperçois l'insupportable rictus de Davis.
— Rafa.
— Quoi !
Lorsque nos adversaires nous rejoignent sur le terrain, Luiz vient se planter devant moi.
— Tiens-toi à carreau, m'ordonne-t-il. Je veux cette putain de bouteille, tu m'entends ?
— Tu me gonfles.
— Je m'en fous. Si on la perd par ta faute...
Je plisse sur lui un regard aiguisé.
— Je veux cette foutue bouteille, vous m'entendez ? reprend-il en s'adressant à tous les membres de notre gang. Celui qui me fera perdre ce putain de whisky, je lui arrache les yeux !
Luiz et Ash échangent quelques joutes verbales tandis que les autres se saluent et se placent sur le terrain, sous la vigilance du gardien Harris. Moi, je me retrouve face à la sale gueule de Davis, ravi à l'idée de jouer avec mes nerfs. Je ferme les yeux, mâchoire contractée. Il va tout faire pour me faire perdre mon sang froid. Tout. Moi qui suis connu pour démarrer au quart de tour quand on touche la corde sensible... conserver mon calme va être un supplice. Qui a eu la fabuleuse idée de ce match, rappelez-moi ?
— Eh, Martinez, c'était comment ? me lance Davis. Je vous ai vus, tu sais, dans la cabine...
L'ignorer. L'ignorer...
— C'est le genre à jouer les durs devant tout le monde, mais en secret, il attend qu'on lui mette bien profond, renchérit-il. Comme ce midi, il en redemande encore.
— Ferme-là.
— J'y suis pas allé assez fort avec lui. Je vais rectifier l'tir demain.
Luiz me harponne au moment où je fais un pas vers lui.
— Martinez !
Une ribambelle d'insultes en portugais s'ensuit. Davis lâche un petit rire insolent.
— Davis, tu veux mon poing dans la gueule ? s'exclame Ash. Pour une fois, écrase et ferme-la.
Irrité, Davis crache à mes pieds. Je jure de lui faire manger un mur avant de me tirer d'ici.
La partie commence à peine et déjà, je me fais bousculer. Ma tension joue aux montagnes russes. Chaque fois que je me reconcentre sur le match, Davis est là pour me rappeler qu'il n'est ici que pour jouer avec moi. La jalousie qu'il nourrit envers moi est indescriptible. Et au fond, je le comprends. Savoir que ton chef n'aspire qu'à te remplacer par quelqu'un de meilleur que toi est une bonne raison pour haïr cette personne, surtout quand ladite personne rejette cet honneur. Jusque-là, je m'en foutais. Jusque-là... Ce connard m'a découvert une faiblesse et il compte bien s'y engouffrer à bras le corps. Comment Léo a-t-il pu prendre tant d'importance pour moi ? Je m'étais pourtant juré de ne plus commettre les mêmes erreurs...
Je récupère le ballon, le lance avec nonchalance et marque un panier. Les gars m'acclament, Ash me félicite, mais je ne réagis pas. Mon esprit est ailleurs et ça m'agace. Le fait de détester la façon dont Léo est traité ne justifie pas une telle implication de ma part. Les vrais gays, ceux qui aimaient déjà les hommes à l'extérieur, ont toujours été réduits au rang de sous-merde en prison, ce n'est pas nouveau.
Quelque chose a changé en moi. Je ne supporte pas de le sentir menacé ni de lire la peur dans ses yeux. Et par-dessus tout...
Le ballon me frappe en plein visage. Je fais un pas en arrière, sonné par l'impact.
— Davis !
La voix de Ash. Je relève la tête, une main à la joue. Davis a-t-il réellement osé me viser ? Ash s'approche de moi.
— Martinez, ça va ?
— Bien sûr que ça va, rétorque Luiz, agacé par son paternalisme.
— Excusez-moi, je ne suis pas aussi doué que Martinez, au basket, se défend Davis avec un faux air innocent.
Je le fusille d'un regard noir. Trop c'est trop. Je récupère le ballon, dribble en tournant sur moi-même, prends mon élan et, dans un saut magnifique, l'explose dans son visage. Davis en tombe à la renverse et s'étale par terre, le nez et les lèvres en sang. Quand on me cherche, on me trouve. Et je ne fais pas dans la dentelle.
Je lâche le ballon et lève les mains avant même que le gardien n'accoure.
— Qui a fait ça ? lance le surveillant.
— J'ai raté mon panier.
— Tu me prends pour un bleu, Martinez ?
— Surveillant Harris, c'était vraiment un accident, je vous assure ! ajoute Ash.
Harris nous toise l'un après l'autre au milieu des beuglements de Davis, toujours cloué sur le bitume. Moi, je garde les yeux rivés au sol. Etant en ligne de mire de certains, je sais que Luiz comme Ash prendront ma défense. Une mauvaise nuit, un café trop chaud ou une dispute conjugale suffit aux gardiens pour passer leurs nerfs sur le premier détenu qu'ils jugeraient en tort.
— OK, le match est terminé, rentrez dans vos cellules !
Dès que Harris a le dos tourné, je crache sur la poitrine de Davis et repars à l'intérieur, ma serviette de sport jetée sur l'épaule. La guerre vient de commencer entre lui et moi. Reste à savoir qui la perdra. Et pour la première fois, je remets en doute ma victoire.