Orion soupira d’aise en rejoignant son observatoire. De loin, c’était le moment qu’elle appréciait le plus quand ses journées s’allongeaient. Cependant, ça l’inquiétait ces cristaux qui noircissaient. Du plus simple que chaque habitant possédait au plus grand pour maintenir l’irrigation, tous étaient frappés de cette affliction lente qu’elle ne pouvait pas expliquer. Du moment que le phénomène ne s’attaquait pas aux piliers protecteurs, elle pouvait maîtriser la situation. La moisson arrivait, ça allait au moins stopper un temps ce mal. En tout cas, elle tentait de s’en persuader.
Elle abandonna son manteau d’émeraude en le laissant glisser sur ses épaules après avoir déposé son sceptre. Un léger frisson la parcourut, mais elle ne pouvait que constater que les températures devenaient clémentes, un autre signe qui annonçait l’approche du solstice. La saison chaude arrivait, mais pour l’affirmer pleinement, elle devait lire les étoiles. Elle rejoignit son trône de coussins et d’étoffes en dessous de l’ouverture du toit pour s’assoir et croiser ses jambes en lotus. Cette large fente lui offrait un beau livre dénué de la moindre trace lumineuse. Elle s’installa confortablement avant de frapper dans ses mains pour faire résonner toute la pièce et éteindre les quelques sources qui allaient la gêner.
La brise qui sifflait à travers les fenêtres sonnait comme une mélodie pendant qu’elle laissait ses yeux s’habituer à la noirceur. Après plusieurs minutes, elle découvrit le ciel, toujours avec le même émerveillement. Il n’y avait pas le moindre nuage, la trainée laiteuse parée de myriade de points lumineux et coloré se montrait parfaitement claire. Orion leva les mains et plaça ses doigts en fonction de cette étoile bleutée dont la position restait fixe. Puis, elle les décala au fur et à mesure en profitant de ses phalanges pour maîtriser les distances.
Un sourire lui fendit le visage. Elle les déchiffrait depuis si longtemps, qu’elle n’avait plus besoin d’utiliser ses instruments de mesure. Cela arrivait parfois qu’elle les reprenne si elle détectait une anomalie qui pourrait impacter sa lecture et pouvoir les reporter sur ses cartes. Doucement, elle glissa ses doigts pour trouver la constellation qui lui servait de calendrier. En quelques secondes, ses mains s’arrêtèrent sur plusieurs points lumineux. Cantaridas s’élevait de plus en plus, mais c’était Medusa qu’elle attendait. Elle dénicha ses premières étoiles avec facilité.
Orion baissa les bras pour commencer à compter en joignant ses doigts. Une lune et demie environ, calcula-t-elle en quelques secondes. Son regard se reporta sur le ciel. Tant que Cantaridas n’était pas sur le point de disparaitre, elle ne pouvait pas encore faire une estimation vraiment précise. Ses nuits s’annonçaient courtes pour les temps à venir, mais c’était loin de lui poser un quelconque problème. Le sommeil ne voulait pas d’elle. Cependant, elle devait prévenir les Cardinaux et leur indiquer qu’ils devaient commencer les préparatifs de la moisson.
Maintenant qu’elle s’était occupée du plus important, elle tendit à nouveau les mains vers le ciel pour le lire plus largement. La ligne du zodiaque ne constituait pas l’unique page du livre. En faisant danser ses doigts d’étoile en étoile, Orion s’arrêta subitement en constatant que celle qui suivait avait disparu. Elle demeura un instant songeuse, mais ça ne la surprenait pas pour autant. C’était juste une autre étoile éphémère qui s’était éteinte. Ça ne signifiait qu’une chose à ses yeux. Au-delà des astres, les Dieux œuvraient, même si cela restait énigmatique pour la simple mortelle qu’elle était. De toute manière, celle qui se trouvait aussi éloignée de la ligne du zodiaque n’impactait pas sa lecture.
« Les étoiles sont des mondes Orion… »
Ses épaules s’affaissèrent et ses bras retombèrent sur ses cuisses. Sa gorge se noua et avec peine, elle retint les larmes qui montaient. Cette voix dont elle ne parvenait plus à distinguer clairement les intonations, les vibrations… Les paroles du Voyageur. Celui-là même qui avait concrétisé par son existence les légendes des mondes éphémères. Orion serra des dents en posant les mains sur la tête. Elle était la seule à ne pas douter de sa réalité alors qu’elle n’arrivait plus à se souvenir de lui. Il n’avait laissé que des mots et de la peine qui ne voulait pas guérir ! Si les Cardinaux n’avaient pas gardé quelques traces de cette étoile effacée, ils pourraient très bien dire que son esprit était malade.
Désespérément, Orion leva les doigts vers le ciel pour reprendre sa lecture. Elle devait à tout prix détourner son attention de cette douleur qui lui comprimait la poitrine et sécher ses yeux qui s’embrumaient. Depuis quand était-il parti ? Elle n’arrivait pas à le savoir. Progressivement, elle fit danser ses mains d’étoile en étoile tout en se focalisant sur leur forme, leur connexion, leur nom… Elle se stoppa avec un air incrédule. Ce qu’elle venait de découvrir la laissait perplexe. Comme elle le put, elle essuya ses larmes sur ses bras pour ne pas perdre la position qu’elle ciblait. Elle réalisa qu’elle s’était décalée dans sa lecture, qu’elle observait une partie du ciel dont elle ne se préoccupait pas généralement. Ses doigts pointaient une constellation tertiaire qu’elle ne reconnaissait pas, du moins, pas entièrement.
À tâtons, elle chercha d’une main ses instruments de mesure et ses loupes tout en prenant soin de ne pas perdre sa localisation. Elle devint de plus en plus songeuse alors qu’elle alternait ses appareils. Ce fragment n’était plus complet. De tête, il était composé de huit étoiles froides. La moitié avait disparu et la couleur la laissait sceptique. Elle n’avait jamais observé une telle nuance violette.
Orion décida d’arrêter sa lecture en claquant légèrement ses mains. La lumière revint sans être trop vive pour ses yeux habitués à la noirceur. En prenant son sceptre pour dégager son plateau de cartes, elle fouilla parmi les nombreuses feuilles pour trouver celle qui l’intéressait. Elle la lissa avec précaution. Elle devrait peut-être songer à faire recopier certaines d’entre elles. Elle n’était pas la première prêtresse à lire les étoiles. Après une recherche fastidieuse, elle repéra enfin la constellation qui l’intriguait, mais elle resta muette devant sa découverte.
Ce fragment de ciel, en plus d’être devenu partiel, n’avait plus du tout la même position. Sa carte avait presque quatre cents ans, mais un aussi grand décalage, c’était impossible ! Les astres dérivaient progressivement, mais pas autant ! Dans la précipitation, elle attrapa une feuille un peu translucide qu’elle plaça sur la configuration stellaire et gratta d’un bout de bois la surface pour indiquer qu’elle n’existait plus. Elle s’en saisit d’une autre pour signaler son nouvel emplacement ainsi que sa forme et ses détails. Quand elle termina, Orion roula le tout et la rangea dans un tube pour la protéger. Demain, elle la transmettra aux cartographes.
Orion resta pensive en pressant l’objet contre elle. Encore une fois, elle allait devoir trouver une explication. Encore une fois, on allait lui demander de justifier ce qu’elle ne comprenait pas elle-même. Ses yeux se relevèrent sur l’ouverture de l’observatoire. Dire que quelque chose se tramait dans la strate divine au-dessus de leur tête était le choix de simplicité, mais peut-être aussi la seule vérité. Elle ne doutait pas en ses croyances, mais elle cherchait tout de même la logique qui s’y cachait. Devait-elle craindre un « effet papillon » ? Elle chassa vivement cette théorie qui n’appartenait pas aux Atlantes.
Elle déposa la carte en reprenant son sceptre. Son esprit restait embrumé par des pensées, des sensations qu’elle ne pouvait pas maîtriser, des données dont elle avait perdu le contrôle et qui se jouaient d’elle. Orion frappa le sol une première fois avec la base de son manche. L’observatoire avait une bonne capacité de résonance malgré ses ouvertures. Doucement, elle se hissa en équilibre sur ses orteils. À nouveau, elle percuta la pierre et elle jeta son sceptre en l’air pour attraper son extrémité. Prier, c’était son exutoire. Avec souplesse, elle entama ses pas tout en faisant danser son symbole autour d’elle. Prier, pour transformer sa douleur en quelque chose de positif. Prier, pour s’oublier. Peu importe si ses mots n’atteignaient pas le Créateur.
— Ô Ouranos, entendez mon chant, appréciez mes louanges…
Son orichalque entra en état de résonance. Orion se laissa vibrer de tout son être comme lorsqu’elle faisait durant les moissons. Tenu ainsi, à bout de bras, son sceptre devenait lourd et décrire des cercles entrainait son pas. Esprit clair. Cœur serein. Elle devait atteindre cet état de transe pour sa délivrance.
« Tu es si belle quand tu danses… »
Ses lèvres se pincèrent. Ses paupières devinrent lourdes. Elle devait se fermer. Oublier qu’elle n’était pas une femme parmi tant d’autres. Elle était la prêtresse d’Atlantis ! Une reine qui veillait sur un peuple millénaire ! Son cristal vibra avec plus de force. Elle sentait que l’énergie qu’elle partageait avec lui se touchait, s’entrelaçait. Avec plus de voix, de ferveur, elle continua :
— Ô Créateur ! Ayez pitié de mes faiblesses et de mon errance !
Orion accéléra ses pas. Ses gestes devinrent plus amples et souples. Doucement, elle débuta un chant de gorge pour accompagner ses mots et faire davantage réagir ce qui tournoyait avec elle. Un petit vertige si significatif la prit. Elle entrouvrit les yeux. De longs et fins filaments colorés dansaient mollement autour d’elle. L’Essence se densifiait et se révélait à elle. Son cœur s’allégea. Un sourire innocent s’étira sur ses lèvres.
— Nous choyons depuis l’aube des temps votre Création !
L’ivresse de la force et de ses pas la rendit hermétique à tout ce qui l’entourait. Seule la beauté de l’Essence la ravissait et sa ferveur à offrir cette danse au dieu primordial. Cependant, à travers son exaltation, elle entrapercevait parfois que l’énergie révélait un comportement curieux, mais subtil. Certains filaments variaient anormalement en taille et changeaient de couleur alors qu’ils demeuraient fixes habituellement. Leurs ondulations se saccadaient de temps à autre.
— Bénissez mon peuple ! Écoutez ma dévotion !
Une forme floue apparut brièvement dans son champ de vision. Son pied vacilla un instant, mais elle ne s’arrêta pas. Cependant, Orion avait soudainement un étrange sentiment. On l’observait. Elle devint attentive, mais elle n’apercevait personne. Un regard était pourtant posé sur elle, mais elle ne parvenait pas à cerner ce qu’il suscitait en elle. Peu importe, elle ne stoppera pas sa prière !
— Que l’Atlantis vous divertisse ô Our…
Orion vit clairement une forme passée sous ses yeux, à la fois humaine et floue, aussi éclatante que les étoiles. Une pensée osa s’insinuer en elle et ses pas s’arrêtèrent. Voyageur ? Elle n’avait plus la moindre idée de son apparence et ce qui lui fit face la fit vibrer de tout son être. Un être drapé, caché sous un grand manteau à capuche. Son vêtement s’illuminait comme des aurores boréales et scintillait de constellation alors que son regard brillant ressortait d’un néant insondable. Quand elle frappa à nouveau la pierre, l’Essence ne se dispersa pas. Au contraire, elle devint de plus en plus dense. Orion resta silencieuse en ne pouvant pas se détourner devant une telle magnificence. Son esprit s’apaisa. Elle n’avait pourtant pas respiré d’encens, mais la réponse lui semblait claire :
— Ouranos…
Doucement, elle se mit à genou tout en gardant son sceptre ancré au sol, les mains jointes sur son manche. Orion demeurait muette devant ce qui devait constituer un rêve. Avec lenteur, l’être se déplaça autour d’elle, comme s’il l’observait sous tous les angles. Son regard n’osait pas se lever jusqu’à ce qu’elle entende :
« Mon véritable nom est Akhenn, prêtresse des cieux. »
Orion écarquilla les yeux en n’étant pas certaine d’avoir entendu cette voix déformée de ses propres oreilles. Des intonations douces et si lointaines. C’était comme si tout son être avait vibré à chaque syllabe. Progressivement, elle vit cette présence surréaliste s’approcher d’elle. Elle se sentait figée, pétrifiée par cette soudaine lourdeur, mais d’esprit et de cœur, elle restait étonnamment sereine. Pourtant, elle ne comprenait pas ce qui se tramait.
« Ta voix m’atteint, c’est inédit. »
À nouveau, elle se sentit irradiée. Les filaments d’Essence continuaient de flotter autour d’eux, mais elle n’en était plus maîtresse. Le flux se maintenait alors que son orichalque n’était plus actif. Malgré tout, elle osa lever les yeux sur lui, ébahie devant ce qu’elle découvrit. Son regard ressemblait à des étoiles aux couleurs changeantes. Le dieu approcha un doigt de son cristal comme s’il paraissait intrigué. De nouveau, elle entendit :
« C’est bien de l’Essence… Mais elle est curieuse. Pure. »
Orion restait tout simplement fascinée par l’être qui se tenait devant elle. Son drapé hypnotique ondulait avec douceur et l’énergie résiduelle semblait gagner en force à son contact. Puis, elle réalisa d’un coup ce que pouvait aussi signifier cette apparition : ses prières pour noyer ses pleurs n’étaient pas silencieuses. Sa foi prit une tout autre dimension. Bien qu’elle n’avait jamais douté, à l’égal de toutes ses prédécesseurs, elle n’avait en aucun cas espéré un tel miracle. Celui qu’elle appelait Ouranos possédait un nom bien différent. Un nom qui sonnait comme une vérité absolue.
« Tes murmures m’intriguent, mais mon temps est limité. »
Chacun de ses mots soulevait une surprenante exaltation. Orion avait le sentiment que Chronos même leur avait offert une bénédiction, mais la réalité se révélait pourtant frappante. Là où elle pensait que le temps s’était figé, la silhouette d’Akhenn s’effaçait. À l’égal des constellations qu’elle lisait, son drapé se transformait doucement en poussière d’étoiles. Elle le regarda avec stupéfaction poser le doigt sur son orichalque.
« Une goutte suffira pour entendre pleinement tes chants. »
Sa pierre trembla et résonna avec violence. Ses veines s’embrasèrent et le flot d’Essence qui la traversa fut si étourdissant qu’Orion se sentit faillir. Ce toucher la marquait jusqu’à son âme. Puis, telle une vague qui emporte tout, son ivresse se concentra dans son orichalque. Quand elle retrouva ses sens et que son esprit quitta cette sorte de transe qui l’avait frappée, elle réalisa qu’elle était seule. Durant de longues minutes, elle resta inerte. Est-ce que ce qu’elle venait de vivre n’était qu’une illusion ? Un mirage ? Elle examina sa pierre et resta dubitative. Malgré le peu de lumière, elle arrivait à discerner un léger reflet bleuté et surtout, la nature de l’Essence qu’elle contenait n’était plus la même. Son cœur sonna et son être frissonna :
« Une vérité pour une vérité. »
— Mais qu’est-ce qui m’arrive…
« Tel est mon jeu, prêtresse des cieux. »