Elle tira une nouvelle fois son grand manteau d’or et d’émeraude pour se cacher des rayons de lumière qui la gênait. À plusieurs reprises, elle roula sur les côtés en espérant trouver une meilleure position, en vain. Avec peine, elle finit par admettre que le sommeil ne voulait plus d’elle et se redressa pour s’assoir. En levant les yeux sur le toit de l’observatoire qui était resté ouvert, elle pesta après elle-même pour avoir oublié de le refermer. Les étoiles l’avaient encore une fois bien trop captivée. De toute manière, aujourd’hui, elle n’avait aucune obligation. Les Cardinaux lui avaient enfin accordé ce jour de solitude qu’elle réclamait tant.
Sans réellement se presser, elle réajusta les larges bretelles de sa tunique et se gratta le cou. Elle avait dû s’effondrer de fatigue puisqu’elle avait oublié de retirer ses colliers. Doucement, elle remit en place les longues mèches noires qui s’étaient échappées de sa tresse. Le miroir dans un coin de la salle la rebutait. Se confronter à son reflet sans sourire et meurtri ne l’emballait guère, encore moins à ses yeux verts cernés. Au moins, aujourd’hui, elle n’avait pas à être la prêtresse reine, mais juste Orion, la femme dont le cœur ne voulait pas se soigner.
Elle se redressa en remettant son manteau et en l’époussetant un peu. Miline n’hésiterait pas de lui rappeler que l’observatoire n’était pas son lieu de vie. La Cardinale ne pouvait tout simplement pas comprendre. Même ce lieu sacré demeurait affreusement vide à ses yeux. Son regard se posa sur la large fenêtre. Une boule lui noua la gorge. Quelqu’un manquait dans ce tableau. « Le Voyageur ». Cette personne qui disparaissait de ses souvenirs comme les étoiles qui s’effaçaient dans le ciel qu’elle lisait. Seules les émotions restaient.
Orion s’en approcha en chassant cette peine dont la source était devenue un fantôme. Sans la moindre crainte du vide, elle grimpa sur le rebord pour admirer ce qu’elle considérait comme son exutoire. La capitale de son peuple : Atlantide. La matinée était déjà avancée et elle pouvait voir que les cristaux structurels étaient pleinement actifs. La ville circulaire, découpée en ceinture par les rivières aménagée, grouillait de vie et d’effervescence.
Son regard se porta au-delà des doigts de Gaïa disséminés dans la mer, ces îles-falaise qui protégeaient leur petit continent. Le temps se révélait clément. Depuis sa position, elle pouvait apercevoir à l’horizon cette autre terre que les Atlantes n’osaient pas explorer car les orichalques perdaient leurs forces. Orion détourna son attention vers la montagne sacrée qui dominait tout Atlantis. Pourquoi lorsqu’on s’éloignait des joyaux qu’elle contenait, ces derniers se désactivaient ? Elle n’avait pas encore réussi à percer ce mystère. En tout cas, sa végétation se montrait toujours aussi riche sans que quiconque intervienne.
Orion soupira bruyamment quand son ventre gronda de faim. Il la rappelait à l’ordre d’avoir encore une fois sauté un repas. D’un pas traînant, elle récupéra son grand sceptre qu’elle avait déposé sur son bureau, sur ses nombreuses cartes du ciel. Dès qu’elle le prit en main, la gemme blanche qui trônait au centre d’une étoile rayonna un instant. Elle leva un sourcil perplexe. Enfin, elle ne s’en préoccupa pas davantage. Parfois, elle se resynchronisait pour une raison qui lui échappait. Elle retourna vers le cœur de la pièce pour s’installer sur la large dalle de roche circulaire. Puis elle tapa légèrement dessus avec la base de son sceptre.
Un cercle blanc lumineux se traça autour d’elle avec plusieurs runes avant que la plaque n’entame lentement sa descente pour rejoindre l’étage inférieur. Elle grimaça devant son lieu de vie quand la pierre s’ancra au sol. Il y avait toujours quelqu’un pour remettre en ordre ce qu’elle défaisait pour oublier. Un repas l’attendait, mais elle préféra se contenter des quelques fruits qui se trouvaient là. En croquant sa pomme, elle se demanda ce qu’elle pourrait bien faire de sa journée. Dormir à outrance peut-être ?
— Orion ! Tu es là !
Elle sursauta presque en manquant d’échapper son fruit. Elle se retourna avec agacement vers cette voix qu’elle ne connaissait que trop bien : Miline. Orion n’afficha pas sa façade habituelle devant cette femme qui pourrait être sa mère. De toute manière, les Cardinaux savaient la lire à travers ses sourires. Elle nota qu’elle portait aussi son grand manteau carmin au tissage doré. Elle était venue ici en tant que Cardinale Ouest donc. Elle grommela avant de croquer une nouvelle fois dans sa pomme :
— Quoi ? Je croyais que vous étiez tous d’accord pour me laisser tranquille aujourd’hui.
— Je sais, je sais, tempéra Miline en levant les mains. Mon orichalque n’aura pas assez d’énergie pour régler le problème, il n’y a que toi qui peux le recharger à nouveau.
Orion releva les yeux sur la femme avec un air surpris. Elle n’avait pas besoin de la questionner pour comprendre que c’était une pierre structurelle qui se trouvait en difficulté. Un gros qui plus est pour qu’elle admette qu’elle ne pouvait pas s’en occuper. Elle déposa son trognon de pomme en demandant :
— Lequel s’est vidé ?
— Le purificateur d’eau à Solis.
— Encore ? soupira-t-elle sans vraiment que ça la surprenne. C’est la troisième fois cette année qu’il perd son Essence. Tu es certaine que ce n’est pas le circuit de flux qui pose problème ?
— Non, les constructeurs me l’ont assuré avant que je vienne ici. Sonéïs est en train de bloquer les puits par mesure de sécurité.
Orion se frotta le front un instant, puis prit une longue inspiration. Pas le choix, elle devait s’y rendre. Son peuple passait largement avant ses caprices. Elle attrapa une de ses mèches folles et l’enroula autour de sa tresse qu’elle ressembla en chignon. Quitte à être tirée du lit, elle devait au moins se montrer présentable devant ceux qui allaient l’accueillir. D’un pas assuré, elle se dirigea vers la rampe extérieure. Du coin de l’œil, elle vit Miline la suivre en resserrant les galons de son manteau. Elle fit de même lorsqu’elle grimpa sur la planche à voile qui se trouvait là. Non sans offrir à sa Cardinale un grand sourire espiègle, elle lui précisa :
— C’est moi qui prends le contrôle, on ira plus vite.
Miline devint aussitôt pâle et Orion se retint de rire devant cette petite vengeance. Parmi les quatre Cardinaux, elle était bien celle qui supportait le moins la vitesse en plein air. La machine n’était pas réputée pour son accélération, mais savoir que son cristal mère décuplait la poussée l’amusait toujours. La femme prit place derrière elle avec dépit et prit soin de chercher le plus d’accroches possible en plus du système de sécurité. Elle lui offrit cette fois-ci un véritable sourire :
— Prête ?
Orion n’attendit pas le « non » suppliant de Miline pour activer la planche avec son sceptre, sans même toucher à la console devant elle. Aussitôt, une forte gravité cloua leurs pieds au métal et la machine s’éleva doucement. Solis se trouvait au nord-ouest et un purificateur d’eau ne pouvait pas longtemps contenir le salage de la mer sans son cristal. Il n’y avait pas que les habitants qui allaient en souffrir, mais aussi toutes leurs récoltes. Les vibrations à travers son manche se firent sentir et il ne lui fallut qu’une pensée pour mettre l’appareil en mouvement.
De plus en plus, elle gagna en vitesse, au point de ne plus entendre les supplications de Miline derrière elle à cause du vent qui la fouettait. Ça l’amusait d’autant plus ! Parfois, dans des instants comme celui-ci, elle oubliait tout. Cependant, son attention restait focalisée sur son objectif. Bien plus rapidement que si c’était la Cardinale qui l’avait conduit, elle contourna la montagne sacrée et commença à apercevoir la ville en question.
À l’approche, elle décèlera plus doucement qu’a l’accélération. Elle se dirigea aussitôt vers la structure qu’elle avait remise en fonction plusieurs fois. En entamant sa descente, elle put entendre Miline lui souffler :
— Soit forte Orion, n’oublie pas que tu es plus que la prêtresse reine…
— Je sais, coupa cette dernière. Arrête de me le rappeler. Je connais mon devoir et je ne le négligerai jamais. Par contre, toi, garde tes tripes à l’atterrissage, ajouta-t-elle joyeusement.
La Cardinale grommela dans sa barbe, mais il lui sembla bien entendre une « petite peste » tout de même. Orion ne fit que sourire encore plus. C’était vrai qu’elle ne se montrait pas toujours tendre avec ses hérauts, mais elle n’était jamais méchante pour autant. Son expression devint sincère lorsque la planche se déposa au sol. Miline restait silencieuse et elle savait très bien pourquoi. D’un pas ferme et assuré, droite et digne, elle se dirigea vers l’énorme structure contre le flanc du cours d’eau. Elle pouvait déjà constater que le deuxième marchait encore correctement.
La population s’y était accumulée, mais dès qu’ils remarquèrent sa présence, leur crainte fit place aux acclamations. Cependant, cette fois-ci, elle ne leur répondit pas. Ses yeux restèrent rivés sur la massive pierre blanche qui n’émanait plus la moindre énergie et qui se striait de ligne noire. Il y en avait bien plus que la dernière fois, nota-t-elle en gardant sa façade pour masquer son inquiétude. Orion n’avait pas besoin de l’observer plus longtemps pour savoir qu’elle était en fin de vie. Sans avoir besoin de se frayer un chemin, elle retrouva Sonéïs, son Cardinal le plus âgé et diplomate. L’homme s’exclama :
— Orion ! Vous êtes arrivée vite !
— Cardinale Ouest a bien voulu m’accorder le contrôle de sa planche, indiqua-t-elle en laissant ses yeux afficher un autre sourire. Il est vide depuis combien de temps ? demanda-t-elle aussitôt en prenant tout son sérieux.
— Quatre heures environ. Les stockages d’eau ne sont pas encore affectés pour le moment.
— Bien, monte-moi là-haut, ordonna-t-elle en grimpant sur la machine de Sonéïs.
Ce dernier s’exécuta sans attendre pour élever Orion au niveau de la pierre quelques dizaines de mètres plus haut. Elle s’en approcha pour poser la main dessus. Le joyau avait bel et bien perdu toute son énergie encore une fois. Elle examina la surface en la frottant. Aucune imperfection, toujours aussi lisse malgré les lignes noires à l’intérieur. Étant donné qu’ils ne se trouvaient plus à portée d’oreille, Orion demanda à son Cardinal :
— Est-ce que tu sais depuis quand ce cristal est en fonction ?
— J’ai déjà vérifié, il a trois cents ans. Ce ne sont pas les moissons qui ont l’air de l’abîmer.
— Il est juste en fin de vie, souffla-t-elle. Je trouve ça inquiétant qu’il n’ait pas tenu autant que les autres. Je peux le recharger une dernière fois, indiqua-t-elle après un moment de silence en observant la pierre. Cependant, s’il se vide encore trop vite, mon orichalque ne tiendra pas avant la prochaine moisson. Avec Miline, allez voir les Tailleurs, il faut le remplacer.
— Bien. Tu as besoin que je t’accompagne pour la résonance ?
— Non ça ira, refusa-t-elle avec amusement.
Orion recula de quelques pas sur la planche pour prendre un peu de distance. En levant la pointe de son sceptre vers le ciel, elle ferma les yeux pour se concentrer. Ce joyau ne nécessitait pas d’une grande quantité d’Essence et la difficulté était là pour elle. Doucement, elle ajusta son pouvoir en se fiant aux vibrations qui traversaient sa main. Elle murmura sa prière :
— Que Chronos t’accorde une nouvelle goutte de temps. Que Gaïa te donne la force de briller à nouveau. Ô Ouranos, bénissez votre Création une dernière fois avant qu’elle ne retourne au néant…
Elle prit une longue inspiration avant de débuter son chant résonnant. Une note unique et continue qu’elle montait en gamme progressivement. Les tremblements qui agitaient son sceptre cessèrent après quelques secondes. Elle avait trouvé le point d’équilibre. Sans perdre la force de sa voix alors que son souffle commençait à s’amenuiser, elle déposa avec précaution l’une des pointes de son étoile contre le cristal.
Le flux d’Essence l’enivra, une infime partie d’elle se mêla à cette énergie qui animait chaque chose en ce monde. La pierre se réactiva en devenant lumineuse lorsqu’Orion releva son sceptre. Elle entendit en même temps que les mécanismes du purificateur se relançaient. Tout en retrouvant son souffle, elle put remarquer que le mal dans le joyau reprenait aussi très lentement son chemin. En se tournant vers Sonéïs, elle lui précisa :
— Il doit à tout prix être changé avant la moisson. L’activer suffira à le faire fonctionner au rendement minimum jusqu’au solstice.
— On s’en occupe le plus vite possible. Je te dépose pour que Miline te ramène. Je sais qu’aujourd’hui on devait ne pas te déranger…
— Ça ira. Les Atlantes avant mes caprices, souffla-t-elle en agitant la main pour balayer ses mots. Je pense que c’est mieux que ça soit toi qui me raccompagnes… J’ai un peu secoué Miline en venant.
— La pauvre, soupira-t-il de dépit. Je me pose cinq minutes pour qu’on se mette d’accord. En attendant…
— Je sais, je garde le sourire…
Son regard se perdit dans le vide en dépit de l’expression qu’elle offrait. Comment pouvait-elle ne pas le faire devant tout ce monde qui croyait en elle ? Un doux sourire s’étira sur son visage fatigué. Ce n’était pas la femme qu’elle était qu’ils vénéraient presque comme un dieu, mais ce qu’elle représentait, la prêtresse reine qui veillait sur eux.