Orion déroula à nouveau un rouleau de feuille à même le sol. Elle ne parvint pas à se retenir de grimacer encore une fois à cause de ses doigts. La plupart de ses brûlures avaient disparu, mais ses mains restaient brunies et sensibles jusqu’aux poignets. Doucement, elle posa des poids à chaque coin des manuscrits pour les tenir. Les archives des prêtresses se révélaient bien plus denses qu’elle ne l’avait imaginé ! Elle avait autorisé Miline à l’aider dans ses recherches étant donné qu’elle était considérée comme l’héraut de la sagesse, mais même à deux, elle n’en voyait pas la fin. Son observatoire s’était transformé en une sorte de bibliothèque chaotique, presque une lune d’études sans le moindre résultat !
Elle leva les yeux sur le ciel bleu à travers la fente du toit. Cette constellation venue de nulle part continuait d’agir étrangement, trois de ses étoiles étaient même devenues visibles en plein jour, à l’égal de la lune par période. La peur lui nouait la gorge car contrairement à l’astre nocturne, elles ne s’effaçaient pas. Elle commençait à croire qu’elle était la première prêtresse à rencontrer autant de difficulté durant son règne.
Non sans un effort, elle se concentra sur la lecture des traces de la neuvième reine : Evalys, aussi appelé la prêtresse-chamane. Orion avait déjà entendu parler d’elle. Omisse qui l’avait éduquée avant de rejoindre son réceptacle lui avait conté une histoire à son sujet. Un récit pour la mettre en garde contre un fléau qui avait touché quelques prêtresses et dont Evalys avait été la première à le manifester : le mal de l’esprit. Grossièrement, même si elle avait assuré son devoir sans la moindre faille, le passé avait aussi retenu qu’elle n’avait plus toute sa tête à la fin de son règne. Elle devait reconnaitre qu’avec l’apparition et les murmures du Créateur, elle s’était remise en question également. Elle ne put s’empêcher de lancer un nouvel appel à Akhenn en chuchotant pour que Miline ne l’entende pas :
— Ô Akhenn, je refuse de croire que vous nous avez abandonnés. Je sens toujours votre Essence coulée dans mes veines…
Orion tâcha de reporter son attention sur les manuscrits plutôt qu’espérer avoir un quelconque signe en retour. Au fil des cunéiformes, deux d’entre eux la stoppèrent dans ses recherches. Elle maitrisait très bien l’écriture et la lecture, mais ceux-là, elle ne les reconnaissait pas. Elle tenta de les déchiffrer par elle-même avant de prévenir Miline d’une possible découverte, surtout que le texte faisait référence aux enfants du Créateur, Gaïa et Chronos. En jouant avec la phonétique, elle parvint à former « Akhenn ». Elle resta tout simplement bouche bée devant sa feuille. La neuvième prêtresse connaissait cette vérité ? Mais comment ? Le Créateur lui avait pourtant indiqué qu’il n’était jamais intervenu avant dans ce monde qu’il nommait « Originem ». Ses déductions la saisirent d’effroi. Et si ce deuxième signe correspondait à ce nom divin qu’elle n’avait pas réussi à obtenir ? Avec peine, elle parvint à déchiffrer « Nithysse »… La déesse Innommable.
Une violente décharge parcourut son corps. Des images éparses s’imposèrent à elle. Un être à l’égale d’Akhenn, féminine et parée d’étoiles violettes, mais aussi terriblement cruelle. Encore des disputes, plus virulentes les unes que les autres. « Résignation. L’équilibre est brisé ». Deux mondes qui se ressemblaient comme des gouttes d’eau au milieu de la discorde. Une main. Celle de la Destructrice…
Orion porta aussitôt ses doigts à la bouche, d’effroi et de malaise, en levant les yeux sur ces étoiles qui persistaient dans le ciel. Ce n’était pas la première fois que ces instants fugaces la traversaient, mais cette fois-ci, c’était bien plus puissant. Comme si elle avait été soudainement emportée dans une tempête. Là, ça s’imposait, elle devait prendre l’air. Quand elle se releva, Miline sembla remarquer son trouble :
— Orion ? Ça va ?
— Oui, oui, j’ai juste besoin de m’aérer un peu, rassura-t-elle comme elle le put.
En évitant minutieusement les feuilles ici et là, elle rejoignit la fenêtre à laquelle elle s’assit, les pieds ballants dans le vide. Comme toujours, Atlantide autour de son observatoire vivait au même rythme, mais si elle baissait les yeux, elle pouvait voir les habitants devenir de plus en plus nombreux devant les portes d’entrée. Elle plaignait ses Cardinaux, la situation devait être compliquée à gérer étant donné qu’elle restait enfermée dans une quête chimérique de réponse. Au loin, au sommet de la montagne, son pilier protecteur brillait d’une lumière bleutée. Ses doigts tremblèrent et son cœur se serra. Les Tailleurs l’avaient pris au mot en plaçant la nouvelle colonne à cet emplacement pourtant sacré, « elle est l’étoile qui les unit toutes »…
Orion releva le regard sur ses étoiles et du pouce, elle estima leur grosseur. Un frisson d’horreur la parcourut de la tête aux pieds. Elles devenaient de plus en plus lumineuses, comme si elles s’étaient enflammées, leur diamètre grandissait vite, à vue d’œil même… Que faire ? Elle ne savait pas. Est-ce que le prochain monde éphémère qui allait s’éteindre était le leur ? Elle priait inlassablement chaque jour sans avoir la certitude que ses mots atteignaient le Créateur. Le conflit dans lequel il était pris s’annonçait de mauvais augure. Comment allait-elle pouvoir sauver son peuple si la Destruction s’abattait sur eux ? Elle murmura en gardant le regard sur les funestes astres :
— La Destruction est une fin logique, mais pas inévitable… Ô Akhenn, que ma foi devienne votre détermination, que vos Créations perdurent…
— Tu marmonnes souvent toute seule en ce moment, remarqua Miline en venant s’installer à côté d’elle.
— À défaut de trouver des réponses, je prie, souffla-t-elle.
Une boule d’angoisse lui saisit la gorge. Les larmes se frayèrent un chemin sur ses joues sans qu’elle ait la force de les retenir. Elle était fatiguée et cette colonne au loin avait très certainement joué un grand rôle à cet état. Doucement, Orion laissa échouer sa tête sur l’épaule de sa Cardinale. Cette dernière ne prononça pas un mot en la ramenant plus contre elle, comme elle ferait avec ses enfants. Quand sa main se posa sur ses cheveux, son cœur céda :
— Je suis désolée, je ne sais pas quoi faire…
— Orion, on ne t’a jamais demandé de tout porter sur tes épaules. C’est notre rôle de te soutenir quoiqu’il se passe.
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais » qui tienne. Nous autres les Cardinaux, nous formons la ceinture qui gravite autour de l’étoile que tu es. Nous te protégeons et nous te soutiendrons, peu importe les décisions que tu prendras. Tu dois aussi t’écouter, tu en fais trop.
— Mais je dois tout donner pour Atlantis ! geignit-elle.
— Et tu dois accepter qu’avant d’être la prêtresse, tu es une femme qui a besoin de se reposer.
— Je t’en supplie Miline, ne parle pas comme lui, étouffa-t-elle en enfonçant davantage son visage dans le manteau de la Cardinale.
Un terrible vrombissement leur fit relever la tête d’un coup. Le ciel ! Il s’embrasait ! Les trois étoiles se transformaient en soleils et l’air vibrait avec une soudaine violence. Elles restèrent accrochées l’une à l’autre, tétanisées par ce spectacle qu’elles ne comprenaient pas. Pourquoi ce qu’elle voyait s’était emballé d’un coup ? Les secondes devinrent des éternités aux yeux d’Orion. Elle n’avait pas besoin de tenir son sceptre pour sentir que son corps résonnait face à ces calamités.
« Les désastres viennent parfois des cieux. »
Ses épaules s’affaissèrent. Ces mots qui étaient restés dans un coin de son esprit, elle avait toujours refusé d’y croire. Le ciel qu’elle lisait ne pouvait pas à ce point se montrer si cruel… Pourtant, elle devait se rendre à l’évidence. D’une voix blanche, elle souffla :
— Les doigts s’abattent, les étoiles tombent…
La réalité l’électrisa. Aussitôt, elle se remit sur pied et leva les mains vers cette calamité filante pour tenter de déterminer leur vitesse, mais surtout leur point d’impact. Orion n’avait aucun doute que ça allait arriver sous peu et que ce qui allait en résulter allait être désastreux. Orion entendit à peine Miline lui indiquer qu’elle allait chercher son sceptre lorsque soudainement le chaos s’abattit. L’une de ces étoiles avait chuté bien plus vite que les autres.
Au sud-est d’Atlantis, elle regarda avec désespoir la gigantesque déflagration en pleine mer qui activa plusieurs piliers dans ce secteur. Elle n’eut pas le temps de reporter ses yeux sur les autres étoiles que l’une d’elles s’écrasa en provoquant le même enfer à l’est. Puis vinrent des rafales si puissantes que l’observatoire fut soufflé en emportant tout, elle également en la renvoyant dans la salle. L’onde fut si violente que ses oreilles sifflèrent douloureusement. La terre gronda à son tour avec de plus en plus d’intensité. Orion n’arrivait pas à se relever. Miline rampa jusqu’à elle en lui tendant son sceptre. Elle la voyait hurler, mais Orion n’entendait plus rien hormis ce terrible sifflement. Difficilement, elle empoigna le manche et elle put sentir à quel point son orichalque résonnait étrangement. Il semblait être à l’unisson de son cœur qui battait à un rythme frénétique.
Miline leva subitement la tête alors que la terre qui tremblait avec rage ne s’arrêtait pas. Aussitôt, sa Cardinale se mit debout un bref instant pour sauter vers elle et la pousser. Après une glissade, Orion réalisa avec horreur que le toit de l’observatoire cédait et que les dalles de pierre sous ses mains se fissuraient dangereusement. Miline continuait de crier tandis que ses oreilles pulsaient toujours de douleur. Puis, elle lui pointa une direction : la fenêtre. À nouveau, un choc d’adrénaline la secoua et sans réfléchir, Orion attrapa sa Cardinale avant que ses pieds ne quittent le sol. Son sentiment de stabilité revint, mais elle s’empressa de sortir le bâtiment qui menaçait de plus en plus de s’écrouler.
Dehors, elle vit que la violence du chaos de ces étoiles destructrices. Le feu, les ruines, la terre qui bougeait toujours à vue d’œil, les piliers des prêtresses qui s’activaient les uns après les autres en créant des dômes de protections… Sans entendre sa propre voix, elle s’époumona :
— Miline, accroche-toi ! Je dois prendre de la hauteur !
Elle l’aida à prendre place sur son dos avant de foncer droit vers les cieux. Non sans avec une rage désespérée, elle découvrit à quel point Atlantis était en train d’être dévasté, surtout le Sud, alors que les deux étoiles n’avaient pas touché leur territoire. La troisième approchait dangereusement, même si elle pouvait voir qu’elle allait atteindre l’autre continent à l’horizon. La mer se déchainait au-delà des côtes. Sa détresse était telle, qu’elle entra en résonance avec son propre pilier au sommet de la montagne. Ses terres ne pourront pas encaisser un troisième choc ! Elle devait les protéger ! Elle devait les sauver !
Ses veines s’embrasèrent. Sa colonne brilla à l’égal d’un soleil. Les uns après les autres, chaque obélisque sur le continent s’illumina de la même lueur. L’écho en elle s’intensifia à cause de toutes ses connexions. Par sa seule et unique volonté, tous les piliers s’activèrent. Un immense voile bleuté et translucide troubla le ciel incandescent. Orion se sentait prise dans un flux dont elle était devenue le noyau. À nouveau, Miline s’agita en lui pointant le sol. Elle lui obéit instinctivement, trop concentrée à ne pas perdre sa conscience à travers ce courant qu’elle maintenait.
Cependant, quand ses pieds se posèrent et que le poids de Miline disparut, Orion s’agenouilla lourdement, ses forces partaient à une vitesse sidérante. Bien que la terre tremblait toujours à plus faible intensité, elle ancra son sceptre au sol tout en joignant désespérément ses doigts autour du bâton. Les sons commençaient à revenir, mais les voix restaient lointaines. Au fur et à mesure, son regard se voila et elle se sentit ralentir. Son esprit se laissait emporter par ce flux qu’elle devait, quoi qu’il arrive, tenir le plus longtemps possible. Orion sombra dans une sensation de léthargie. Les sauver. Elle devait les sauver ! Peu importe le prix qu’elle paiera…