Mathis ferma la chemise bleu nuit jusqu’au col, puis fronça les sourcils devant son reflet et défit les deux premiers boutons, laissant apparaître un peu de peau dorée. Il en rentra les pans dans son jean noir et boucla sa ceinture.
Il n’était pas question d’être en retard. Pas aujourd’hui. Pas LE jour. Le plus important de sa vie. De leur vie à tous les deux. Debout devant le grand miroir en pied de sa chambre, il vérifia une dernière fois sa mise, passa les doigts dans ses cheveux encore humides, et quitta la pièce pour aller enfiler ses chaussures. Il saisit son portefeuille, son portable et ses clés, maintenant sagement alignés sur la desserte près de la porte, sur laquelle l’écriture atroce d’Eliott détaillait « portable, clés, portefeuille, pense à la météo (manteau, parapluie, lunettes de soleil, chapeau), four/gaz, dois-tu apporter quelque chose à quelqu’un ? ».
Il sourit en cochant mentalement la liste, qui trônait là depuis quelques années. Comme d’autres, ailleurs dans l’appartement. Si Mathis n’avait jamais ressenti le besoin d’aller chercher un diagnostic pour son fonctionnement cérébral, Eliott s’était documenté sur le sujet et l’avait aidé à mettre en place des rituels qui effectivement lui facilitaient la vie.
Oh, bon sang !
Eliott.
Ce n’est franchement pas le moment de rester planté devant son écriture à rêvasser. Il était temps de partir.
Il laissa la porte claquer derrière lui et dévala l’escalier. Il n’avait pas bien loin à aller, l’université d’Eliott était à une dizaine de minutes de marche, mais il n’en avait pas une à perdre. Lorsqu’il arriva sur le campus, il fut rejoint par Karine et Marianne, elles aussi sur leur trente-et-un. Ils se glissèrent bien vite dans l’amphithéâtre et la cérémonie de remise des diplômes aux thésards commença.
Mathis dévorait Eliott des yeux. Il était plus beau que jamais. Il n’avait plus l’air de flotter dans ses vêtements. Après la mort de son père, il avait fini par admettre qu’il avait du mal à se nourrir et s’était rendu chez un psychiatre spécialisé dans les troubles alimentaires. Avec son aide et l’inventivité de Mathis aux fourneaux, il n’avait pas tardé à reprendre quelques kilos, qui remplissaient admirablement bien cette chemise rouge sombre. Que Mathis lui ôterait bien volontiers dès qu’ils seraient seuls. Dès qu’Eliott aurait reçu son diplôme. Bientôt.
Pourtant, la cérémonie s’étirait en longueur et Eliott n’avait toujours pas été appelé. À côté de lui, Karine et Marianne paraissaient aussi nerveuses que Mathis, qui se rongeait l’ongle du pouce depuis le début de la célébration. Il ne restait plus que dix étudiants sur le banc, mais Eliott semblait rayonner, confiant même si toutes les personnes ayant un nom de famille commençant par V avaient déjà été invitées sur la scène pour se voir décerner leurs certificats. Il patientait en souriant. Mathis, lui, n’en pouvait plus. Son pouce se mit à saigner, et Karine y donna une tape sèche avant de tendre à son gendre un de ses bracelets de perles de bois. Elle aussi avait pris des réflexes à côtoyer le compagnon de son fils. Elle savait qu’ils étaient anxieux tous les deux. Elle les trouvait à la fois semblables et différents. Aussi timides l’un que l’autre, le boulanger cachait la sienne sous de l’exubérance et une nonchalance toute feinte là où Eliott dépensait une énergie folle à paraître « normal » alors qu’elle l’avait toujours trouvé un peu en décalage. Elle avait simplement cherché des astuces, qui s’avéraient fonctionner également pour l’amoureux de son fils. Mathis la remercia d’un sourire puis tourna vivement la tête vers la scène en triturant les perles de bois quand que le doyen reprit la parole.
« Les dix personnes encore présentes à mes côtés sont celles dont le travail a été jugé excellent. L’Université est fière de leur remettre un Prix de Thèse et… »
**
— Mais pourquoi tu ne nous l’as pas dit ! Mon amour, tu m’as fait la peur de ma vie ! J’ai cru qu’ils allaient te recaler !
Eliott rit alors que Mathis l’enlaçait vivement à la sortie de l’amphi, le soulevant de terre pour le faire tournoyer. Le jeune médecin était sorti du placard des années plus tôt, et cela l’avait finalement bien aidé, son compagnon au regard sévère étant d’une grande utilité lorsqu’il s’agissait de refuser un verre d’alcool aux soirées étudiantes, où l’on pouvait venir accompagné. Plus personne n’essayait de le forcer à boire depuis qu’à sa taille était passé le bras de Mathis. Pourtant, ce dernier n’ouvrait pas la bouche, il se contentait de hausser un sourcil curieux en direction de l’indélicat quand il entendait son amoureux décliner plusieurs fois d’affilée. Radical.
Aujourd’hui moins que jamais, il avait l’intention de se cacher, et d’ailleurs Eliott, perché dans ses bras, enroula ses jambes minces à ses hanches pour lui offrir un baiser qui lui mit le feu aux joues.
— Pour le plaisir de te voir surpris, mon chaton.
Il glissa ses longs doigts dans les mèches blondes du boulanger, puis se tortilla pour pouvoir toucher à nouveau le sol.
Marianne tamponnait ses yeux et reniflait sans discrétion. Karine embrassa son fils.
— Il serait aussi fier que moi, tu sais ?
— Je sais, Maman.
Eliott rayonnait. Malgré les cernes qui marquaient ses traits délicats, parce que la remise des diplômes avait lieu après deux jours de garde aux Urgences. Bien sûr qu’il savait que son père serait fier. Il n’avait pas quitté ses pensées depuis le début de la cérémonie. Et s’il avait cherché à être recruté aux Urgences de sa petite banlieue industrielle, ça n’était certainement pas pour le salaire ou les conditions de travail que l’hôpital public lui proposait. Mais parce que c’était le service qui recevrait en priorité tous les blessés suite à un accident dans l’une des usines du secteur.
— Tu es magnifique.
Mathis avait enlacé de nouveau Eliott, en se faufilant derrière lui pour poser le menton sur son épaule.
— Pas vrai Karine qu’il est magnifique ?
Sa belle-mère opina, un sourire aux lèvres. Eliott arqua le cou, quémandant que son amoureux y glisse un baiser.
— Eurk, prenez une chambre ! s’exclama une voix amusée derrière eux.
Jules rayonnait. Il arrivait avec ses parents, et ses doigts étaient entrelacés à ceux d’un garçon que Mathis et Eliott n’avaient croisé que quelques fois, mais qu’il fréquentait depuis plusieurs mois, infirmier dans le service de psychiatrie où travaillait leur ami, qui avait choisi cette spécialité après avoir hésité quelque temps.
— C’est prévu pour après le repas, figure-toi, mon cher !
— Avais-je besoin de cette information ?
Mathis haussa une épaule, une moue amusée aux lèvres, et passa son bras à la taille de son amoureux, glissant même une main dans la poche arrière de son jean.
Ensemble, ils se dirigèrent vers le lieu qu’ils avaient privatisé pour célébrer leurs diplômes.
Un endroit qui, paraît-il, faisait les meilleurs croissants de la ville.