— Je… Euh… Téléphone. Numéro. Eliott releva le nez pour regarder l’inconnu, qui marmottait des bouts de mots incompréhensibles. Ce dernier sembla s’en rendre compte et se reprit, la voix un peu plus ferme et tendant son smartphone au jeune homme : Donne-moi ton numéro s’il te plaît. Pour que je puisse te rendre ton manteau.
Eliott le dévisagea un instant, perplexe, et saisit le portable d’une main encore tremblante. Il glissa les doigts vers un second morceau de sucre posé dans une coupelle et rougit brusquement : l’inconnu avait précédé son geste et leurs peaux s’étaient effleurées. Il cala son shoot glycémique contre sa joue et planta un regard froid dans les yeux bleus de l’autre.
— Je suis pas homo.
— OK. Je dois quand même te rendre ton manteau, non ?
— Mmmh.
Il tapota son numéro dans le téléphone du boulanger et le lui remis avant de demander de but en blanc :
— Pourquoi est-ce que j’étais nu ?
Une porte s’ouvrit brusquement, apportant une bouffée de chaleur, et une voix rugueuse apostropha le blond :
— Eh, quand t’auras fini de draguer tu penseras à ramener ton cul s’il te plaît ? C’est l’heure de défourner !
Et tout aussi brutalement, la porte se referma. L’inconnu se pencha vers Eliott et lui glissa un sachet en kraft brun entre les mains, avant de se redresser, les pommettes rougies.
— Écoute, je dois me dépêcher. Je t’appelle et on en parle, d’accord ? Et je t’assure, il ne s’est rien passé. Enfin… presque rien. Il se mordillait la lèvre, semblait hésiter à abandonner Eliott. Ça va aller ?
L’étudiant se releva et s’affermit sur ses jambes. Il s’était déjà bien assez ridiculisé comme ça, il était temps de se tirer de ce mauvais pas. Même si la dernière remarque de l’inconnu lui avait tordu le ventre.
— Bouge. Ton. Cul !
La porte venait de se rouvrir, et le blond fila vers la voix qui l’appelait sans guère lui laisser le choix. Eliott eut un vague geste, pour signaler que ça allait, et le boulanger lui désigna la sortie côté rue, en lui précisant qu’il le contacterait dès sa fin de journée. Eliott sortit de ce qu’il supposait être la salle de pause des employés. L’air froid le fit suffoquer un instant, mais le soleil était de retour et après vérification il lui restait encore deux heures avant son prochain cours. Il s’installa sur un banc dans un jardin public et ouvrit le sachet brun que l’inconnu lui avait donné.
Les croissants étaient délicieusement feuilletés, les coins étaient croustillants sans être secs et l’intérieur moelleux, fondant, juste assez beurré pour être gras à souhait, mais sans graisser les mains. Jules n’avait pas menti, cette boulangerie devait être la meilleure de la ville. Il ferma les yeux et s’octroya le temps de savourer les viennoiseries lentement, en laissant le soleil réchauffer un peu son visage. Après quoi il lui faudrait se rendre à la bibliothèque universitaire pour se remettre au travail… et profiter de la chaleur, parce que sans son manteau, il n’avait plus qu’un blouson en jean pour se protéger des rigueurs de l’hiver.
**
Bzz-bzz. Bzz-bzz.
Réveil. Eliott ouvrit péniblement les yeux… et se redressa d’un bond. Il s’était endormi sur son travail, engourdi par la chaleur de la bibliothèque universitaire. Et c’est la vibration de son téléphone qui l’avait tiré de sa somnolence, plutôt brutalement. Il avait un message.
De : numéro inconnu
Bonjour Eliott, quand es-tu disponible pour que je te rende ton manteau ?
De : Eliott
Jamais.
De : Type de la boulange
Stresse pas, je vais pas te manger, je veux JUSTE te rendre ton manteau. T’avais pas l’air réchauffé ce midi.
De : Eliott
Je stresse pas. Je suis VRAIMENT jamais disponible.
De : Type de la boulange
Demain midi, à la boulangerie ? Je veux pas que tu crèves de froid à cause de moi.
De : Eliott
OK.
De : Type de la boulange
Tu vas mieux ?
De : Eliott
Oui.
De : Type de la boulange
T’es pas du genre bavard, toi, hein ?
De : Eliott
J’ai du travail.
De : Type de la boulange
T’es étudiant en médecine c’est ça ?
De : Eliott
Comment tu sais ?
De : Type de la boulange
Ton ami en a parlé tout à l’heure. Il t’a engueulé parce que selon lui tu aurais dû savoir que tu faisais une crise d’hypo. Je l’ai trouvé un peu injuste.
De : Eliott
C’est pas mon ami, j’ai pas d’ami. C’est juste un camarade de promo. Et pourquoi injuste ? Il avait totalement raison.
De : Type de la boulange
Parce que ça se voit que tu vas pas bien. Je suis pas certain qu’une engueulade te rende service en fait.
De : Type de la boulange
Eliott ?
De : Type de la boulange
Je ne voulais pas te froisser. Je m’excuse si je me suis trompé.
De : Eliott
À demain.
"Je suis pas homo" : j'aime beaucoup. (Là comme ça c'est bizarre, donc je vais préciser mon propos, quitte à écrire une tartine sur une seule phrase). On sent beaucoup d'ambivalence dans cette affirmation : d'un côté, le personnage n'a pas l'air homophobe consciemment, d'un autre, il trouve important de souligner qu'il ne l'est pas, et ça l'embête donc que les autres personnages envisagent cette option. Il y a beaucoup de subtilité dans l'approche du thème de l'homosexualité, de la découverte de sa sexualité par un adolescent. La peur d'être jugé, notamment, comme si le fait d'être homosexuel était négatif ; mais l'absence de jugement quand Jules affirme être pan dans le chapitre précédent, ou de pensées homophobes par ailleurs alors qu'on a le point de vue interne du personnage. J'ai hâte de voir comment le sujet sera traité par la suite, mais pour l'instant ça me semble une approche juste et subtile.