Je n'ai pas dormi cette nuit-là.
Le message tournait en boucle dans ma tête, clignotant sous mes paupières closes comme une lumière d'alarme.
Arrête. Avant qu'il ne soit trop tard.
Pas de signature. Juste cette menace sèche, impersonnelle, assez nette pour me priver de sommeil.
J'avais erré d'une pièce à l'autre, incapable de m'ancrer. J'ouvrais un dossier, refermais un autre, comme si je cherchais à remplir un vide sans fond. J'avais même oublié de boire mon café. Au matin, je n'étais pas plus avancée, mais il fallait continuer. Donner le change.
J'avais rendez-vous avec Jasmine. Un vernissage.
Elle m'y avait traînée presque de force — comme souvent. Étudiante en histoire de l'art, elle respirait la couleur, l'intuition, le mouvement. Son regard voyait ce que le mien ignorait : les nuances cachées, les tensions dans une ligne, les silences dans un rouge trop dense. Elle parlait des toiles comme d'amants, des artistes comme de drames vivants.
Jasmine, c'était la lumière dans mes angles morts. Spontanée, brillante, déroutante. Une tempête au sourire doux.
Elle avait besoin de la beauté comme on a besoin d'oxygène — et moi, parfois, j'avais besoin d'elle pour ne pas me noyer dans le reste.
Je suis restée longtemps devant ma penderie, à fixer les vêtements sans les voir. Mon regard est finalement tombé sur une robe rouge que je n'avais pas portée depuis des mois.
Elle était sobre, mais marquante. Près du corps, un tissu souple qui suivait mes mouvements sans les exagérer. Le dos était entièrement ouvert, découvrant ma colonne comme une ligne de fuite.
Pas vulgaire, non. Juste... audacieuse. Affirmée. Une robe qui disait que j'existais encore, malgré la peur.
J'ai attaché mes cheveux en un chignon haut, élégant mais un peu décoiffé, volontairement désordonné. Deux mèches fines encadraient mon visage, disciplinées sans en avoir l'air.
Un trait d'eyeliner noir, fin mais incisif. Un peu de mascara, pas plus.
J'ai enfilé mes cuissardes noires — celles en daim, à talons larges, qui montaient haut sur les cuisses. Elles m'ancraient. Elles me donnaient de la hauteur.
Quand je me suis regardée dans le miroir, j'ai haussé un sourcil.
Sexy, oui.
Mais surtout, prête à affronter le monde. Même si, à l'intérieur, tout tanguait encore.
J'ai attrapé mon sac, glissé mon carnet, les clefs, le téléphone. Et j'ai claqué la porte.
⸻
Le vent était froid, mais sec. Ce genre de matin où la lumière rase glisse sur les façades sans réchauffer personne. J'ai marché sans trop presser le pas, le col de mon manteau relevé, les bottines battant doucement le pavé.
Le vernissage avait lieu dans une petite galerie de la rue Lakanal, près des anciens ateliers. Un bâtiment bas, presque caché, coincé entre deux façades lépreuses. Une baie vitrée teintée en façade, et à l'intérieur, déjà du monde.
Jasmine m'attendait dehors. Elle portait une veste en vinyle noir, moulante, et des boucles d'oreilles démesurées. Son rouge à lèvres était plus vif que jamais. Elle m'a détaillée d'un regard entendu, puis m'a souri sans un mot.
— « Tu veux vraiment qu'on y entre ? » ai-je demandé, moitié sérieuse.
— « T'as fait tout ce trajet en robe rouge et bottes de dominatrice pour rester dehors ? » a-t-elle répliqué avec un clin d'œil.
J'ai esquissé un sourire. L'ironie, ce bouclier.
À l'intérieur, l'air était tiède, saturé d'un parfum discret — mélange de vieux bois, de peinture fraîche et de vin blanc bon marché. La pièce principale était longue, avec un parquet sombre qui craquait à peine. Les murs, peints en blanc mat, laissaient toute la place aux toiles. De grandes œuvres, modernes, brutales, parfois presque abstraites. Des rouges profonds, des bleus tranchants. Des silhouettes floues, des visages éclatés.
Beaucoup de tension dans les traits. Trop peu de douceur pour un samedi matin.
Je me suis déplacée lentement entre les groupes. La robe glissait sur mes jambes comme une seconde peau. Les regards se posaient. Certains furtifs, d'autres plus appuyés. Je les ignorais.
— « J'adore celle-ci. »
Une fille aux cheveux blonds platine s'était approchée. Elle me désignait une toile en diagonale — une figure féminine disloquée, les membres réduits à des taches de couleurs vives.
— « Elle me met mal à l'aise, » ai-je répondu honnêtement.
Elle a ri.
— « C'est bon signe, non ? L'art, c'est fait pour déranger. »
Plus loin, un garçon me demanda si je faisais partie du collectif. J'ai dit non. Il a hoché la tête, un peu déçu peut-être. Je me suis forcée à sourire. À paraître présente.
Jasmine papillonnait d'un cercle à l'autre, toujours à l'aise, toujours vibrante. Moi, je faisais le tour comme un satellite, dérivant à la périphérie. Je répondais, parfois. Je laissais les mots glisser.
À un moment, un type en veste verte a tenté une approche maladroite. Une remarque sur ma robe, trop appuyée pour être innocente. J'ai coupé court, poliment, sans appel.
Les minutes s'étiraient. Je fixais une œuvre trop longtemps, sans la voir. Mes pensées retournaient au message.
Arrête. Avant qu'il ne soit trop tard.
Ce fil noir, toujours présent, en arrière-fond.
C'est alors que mon téléphone a vibré dans mon sac.
Je l'ai ouvert discrètement. Une notification du centre pénitentiaire :
Demande de parloir acceptée. Aujourd'hui – 16h30.
Je n'avais pas prévu ça si tôt.
J'ai senti un bref vide dans l'estomac. Puis l'automatisme a repris.
Je me suis excusée auprès de Jasmine, j'ai dit que j'avais un rendez-vous de dernière minute. Elle a haussé un sourcil, mais n'a pas posé de question.
— « T'es sublime aujourd'hui. Sérieusement. »
J'ai haussé les épaules, demi-sourire aux lèvres.
— « Je compense le manque de sommeil. »
Et je suis partie. Toujours la robe rouge sur le dos. Toujours les bottes noires.
Mais l'air, cette fois, me semblait plus coupant.
Il était déjà là.
Assis de biais, une jambe croisée sur l'autre, les coudes posés sur les accoudoirs, le buste droit.
Il ne bougeait pas.
Seule sa mâchoire, contractée par instants, trahissait une tension sourde.
Quand j'ai franchi la porte, il a levé les yeux.
Son regard s'est posé sur moi avec une lenteur calculée. D'abord mes bottes, qui claquaient doucement sur le carrelage blême. Puis mes jambes, la robe rouge qui dessinait mes hanches, mon buste. Il est remonté, centimètre par centimètre, jusqu'à mon visage. Pas de commentaire. Pas de haussement de sourcil. Juste un regard plus lourd que d'ordinaire.
Pas tout à fait neutre.
Pas tout à fait curieux non plus.
Un battement de trop dans ses pupilles. Une étincelle tenue en laisse.
Comme s'il voyait, mais refusait de regarder vraiment.
Je me suis assise face à lui, de l'autre côté de la petite table vissée au sol.
Elle était froide, rugueuse. Le genre de mobilier prévu pour les silences plus que pour les réconciliations.
Ici, tout était dans les angles droits. Les murs délavés. L'écho mat d'un monde qui tourne trop vite dehors.
Il ne m'a pas quittée des yeux. Pas un mot.
Le silence entre nous avait la consistance d'un piège.
— J'ai reçu un message, dis-je. Hier soir. Après une soirée.
Toujours rien.
Je détestais ça. Ce mutisme hautain, cette façon de me disséquer du regard sans jamais offrir le moindre indice.
— Tu vas dire quelque chose ou tu comptes juste me regarder comme une énigme mal ficelée ?
Un sourire très léger a effleuré ses lèvres. Presque invisible. Juste un frémissement de mépris.
— Continue à jouer à Sherlock. T'es pas loin de devenir un nom sur un rapport d'autopsie.
Je me figeai une seconde.
Il venait de me menacer ?
Non. Pas exactement.
C'était pire. Il constatait.
Je sortis mon téléphone et posai l'écran contre la table.
Il se pencha à peine. Lut.
Son regard se contracta. Minuscule mouvement. Une ombre traversa son visage.
— Aucun indice ? Aucun nom ? demanda-t-il enfin.
— Rien. Et toi ? Rien ne te vient ?
Il se renfonça lentement dans le siège, le torse basculé en arrière, bras croisés. Son pied tapait doucement contre le sol, de façon régulière, comme un battement cardiaque contrarié.
— Si j'avais une réponse, je te l'enverrais dans une carte postale.
Je souris sans humour.
— Charmant. Et très rassurant.
Il détourna les yeux.
Un silence se posa entre nous, dense. Irritant.
— Je ne comprends pas ce que je dérange, lâchai-je. Je cherche, je creuse, et plus je le fais, plus j'ai l'impression que tout le monde préfère que je me taise.
Il ricana.
— Peut-être que tu devrais arrêter de danser collés serrés avec le premier inconnu venu si tu veux rester en vie.
Je le regardai, sidérée.
— Comment tu sais ça ?
Rien. Juste ce regard.
Pas de réponse.
Pas de justification.
— Tu m'espionnes ? demandai-je, la voix plus forte.
T'as mis quelqu'un sur moi ?
Il ne bougea pas. Pas un mot.
Ce silence était une gifle.
— De quel droit ? Tu me surveilles ? Tu fais quoi, t'es derrière chaque mur, chaque vitre ? C'est ça ta version de la liberté, Artaï ?
Il cligna lentement des yeux.
Sa main gauche — jusque-là posée sur son genou — se ferma, lentement. Une tension venait de traverser son bras, imperceptible, mais bien là.
— Tu crois que c'est de la liberté, ça ? De sortir, rire, danser, t'exposer comme si t'avais l'éternité devant toi ?
— Tu fais quoi, toi, à part jouer les oracles derrière une vitre ? Ça te plaît d'être enfermé ici comme un animal en cage, pendant que tu tires les ficelles à l'extérieur ?
Il baissa légèrement la tête.
Un changement dans la respiration.
Puis il releva les yeux.
Cette fois, son regard était plus sombre. Plus fixe.
Pas une colère explosive.
Une menace contenue.
— Tu crois que la vie, c'est une scène, Sherlock ? Tu crois que t'as un rôle spécial dans ce bordel ?
J'ai voulu répondre. Mais il m'a coupée.
Sa voix était devenue grave, presque rauque.
Un timbre bas, sinueux.
— Souviens-toi d'un truc.
T'es qu'un pion.
Comme ton putain de père.
Il se leva.
Tourna les talons.
Et sortit.
Je suis restée là.
Muette.