Le jour s'était levé, gris et tiède, comme s'il n'osait pas trancher entre lumière et brume. J'avais dormi trop longtemps. Le genre de sommeil qui ne repose pas vraiment, mais qui engourdit juste assez pour retarder la réalité.
Je restai un long moment allongée, les yeux ouverts, à fixer le plafond comme s'il allait me donner une réponse.
"T'as besoin d'un monstre pour ton mémoire ?"
La voix d'Artaï tournait en boucle. Son ton. Son calme brutal. Ce regard d'acier qui m'avait vrillée de l'intérieur.
Mais ce n'était pas la provocation qui m'avait hantée toute la nuit.
C'était la dernière chose qu'il avait dite, avant de disparaître menotté :
"Tu devrais chercher du côté de ceux qui posent les questions, pas seulement de ceux qui répondent."
J'avais noté cette phrase, comme un indice camouflé dans une énigme plus vaste. Et même si une partie de moi voulait croire qu'il bluffait, une autre, plus profonde, savait qu'il avait parlé pour une raison.
Alors je me suis levée. J'ai enfilé un pull noir trop grand, un jean, des baskets. Pas de maquillage. Pas de détour.
Aujourd'hui, j'avais besoin de silence. De pistes. Et d'un peu de courage.
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Bibliothèque universitaire – 11h24
La salle des archives n'était pas très fréquentée, ce qui m'arrangeait. Juste une lumière pâle qui bourdonnait au plafond, des piles de journaux poussiéreux et cette odeur familière de papier ancien, entre le moisi et l'encre fanée.
Je fouillai pendant plus de deux heures. Coupures de presse. Archives judiciaires. Cartes. Arbres généalogiques flous.
Nom de la victime : Esteban Lorca. Casier vierge, mais plusieurs témoignages contradictoires l'associaient à une filière d'importation douteuse dans les années 2000.
Et puis je suis tombée dessus.
Une photo, mal découpée, collée à moitié sur un rapport de 2013. Trois hommes debout devant une maison en flammes. À gauche, Esteban. Au centre... mon père. Et à droite, un homme flouté numériquement. Délibérément.
Le titre du papier parlait d'un "partenaire non identifié".
Je sentis mon estomac se contracter.
Je scannai la photo avec mon téléphone, la glissai dans mon carnet, et restai figée une minute, le cœur battant.
On ne floute pas un visage par erreur.
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Chez moi – 14h48
— "T'as pas une gueule à être fière de ta trouvaille," lança Jasmine, en apparaissant sur mon écran, son mug de thé à la main.
— "C'est pas une trouvaille. C'est une porte vers un tunnel," dis-je.
— "Ah génial. Et dans ce tunnel, y a quoi ? Une horde de mafieux vengeurs ? Des tueurs en costard ? Dis-moi, je me prépare."
Je lui montrai la photo à la caméra.
Elle se pencha, plissa les yeux.
— "C'est ton père, ça ?"
J'hochai la tête.
Silence.
— "C'est pas censé me rassurer, mais... on dirait qu'il savait ce qu'il faisait."
— "Justement. Et regarde, le troisième gars. Flouté."
— "Donc t'es en train de me dire que ton père, la victime, et... Voldemort étaient tous dans le même jardin en 2013. Et y a un floutage."
— "Je crois que cette histoire dépasse le simple meurtre. Je crois que tout est lié. Et que le dossier d'Artaï n'est qu'un rideau."
Elle souffla fort.
— "Tu vas vraiment pas lâcher, hein ?"
— "Tu veux que je le fasse ?"
— "Non. J'te connais. Si tu lâchais maintenant, ce serait pas toi. Mais... promets-moi que si tu sens que ça va trop loin, tu te protèges, Sat'."
Je ne promis rien. Mais je souris.
—
Bureau du professeur Orellana – 17h03
Il leva les yeux à mon entrée, l'air toujours aussi pincé.
— "Vous revenez avec quoi cette fois ? Une prophétie ?"
Je posai la photo sur son bureau, sans parler.
Il fronça les sourcils. S'en empara. L'examina longuement. Très longuement.
— "Esteban Lorca. Et ça... c'est votre père. Mais ça, là..."
Il tapota le visage flouté. Son visage se ferma.
— "Où avez-vous trouvé ça ?"
— "Au fond d'un rapport de 2013. C'était scanné dans les annexes. Mal collé."
Il se leva. Fit quelques pas vers la fenêtre. Resta silencieux un moment.
Puis il souffla, comme à contre-cœur :
— "Cet homme, flouté... s'appelait Mateo Salazar. Ancien avocat. Légalement mort depuis huit ans."
— "Mort ?"
— "Officiellement. Officieusement... certaines rumeurs disent qu'il a été exfiltré. Nouvelle identité. Nouvel horizon. Et plus aucun scrupule."
Je sentis mes doigts trembler autour de mon carnet.
— "Et vous... vous saviez ?"
Il ne répondit pas tout de suite. Puis, lentement :
— "Je savais qu'il existait. Et qu'il ne fallait jamais chercher à le retrouver."
Il se rassit. Me fixa longuement.
— "Je peux vous obtenir une nouvelle autorisation pour parler à Velasco. Une fois encore."
Je clignai des yeux.
— "Comment ?"
Il ne répondit pas. Il se contenta d'ajuster ses lunettes.
Je refermai mon carnet. Rassemblai mes affaires.
Avant de partir, il ajouta, sans lever la tête :
— "Vous vous enfoncez dans une zone où personne ne viendra vous chercher si vous criez. Soyez sûre de ce que vous voulez."
Je répondis simplement :
— "Je veux la vérité."
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La salle n'avait pas changé. Toujours cette table boulonnée au sol. Toujours cette chaise inconfortable. Et ce garde, bras croisés, à la porte, comme un rappel silencieux que tout ici n'était que contrôle. Contrôle et méfiance.
Mais moi, j'avais changé.
J'étais arrivée plus tôt. Tenue sobre. Queue-de-cheval serrée. Ordinateur sous le bras. Dossiers annotés, photos imprimées, questions choisies avec soin. Mon cœur battait fort, oui. Mais cette fois, je refusais de le montrer.
Quand Artaï entra, ce fut comme si l'air changeait de densité. Il semblait aspirer toute la lumière autour de lui. Vêtu de la même tenue terne, menottes aux poignets, escorté par deux agents, il avançait comme s'il les ignorait. Comme s'il n'y avait que lui dans la pièce. Et peut-être que c'était le cas.
Son regard gris balaya la pièce avec une lenteur calculée, avant de venir se planter dans le mien. Un regard dur, presque métallique, sans clarté. Aucun mot n'avait encore été échangé, mais je sentais déjà mon pouls s'accélérer.
Il s'assit. D'un geste lent, il posa ses poignets menottés sur la table, avec une nonchalance glaciale. Son regard ne quittait pas le mien.
— "T'es revenue," dit-il simplement, presque surpris. "Faut croire que la curiosité est plus forte que l'instinct de survie."
Je posai calmement mes papiers sur la table. Il ne baissa même pas les yeux pour les lire.
— "Tu dis rien, mais ton dossier hurle. Alors je continue."
Il eut un sourire sans joie. Une ombre d'agacement, ou d'amusement.
— "Et tu crois que ta petite croisade va mener où ? Tu veux quoi, exactement ? Des aveux ? Une confession ? Tu veux que je te raconte des trucs pour que tu puisses t'inventer une conscience ?"
— "Je veux des faits. Et y'en a trop qui manquent. Ton alibi a disparu. La caméra de surveillance s'est éteinte trente secondes avant le meurtre. Et le seul témoin a mystérieusement changé de continent."
Il me regarda longuement, presque comme on observe un animal étrange.
— "T'as fouillé profond. Tu crois que ça impressionne ?"
Je me penchai à mon tour, légèrement.
— "Non. Mais t'as pas démenti."
Il arqua un sourcil. Juste un peu. Une crispation presque imperceptible.
— "Tu crois que les innocents s'en sortent ?" souffla-t-il, voix basse, presque lassée. "C'est mignon. Tu crois que si t'apportes la vérité à ton gentil prof, le monde va se réparer ?"
Il se pencha, son regard vrillé au mien.
— "Le monde n'en a rien à foutre de la vérité. Ce qui compte, c'est qui parle le plus fort. Et moi, j'ai perdu la voix."
Je n'ai pas cillé.
— "Alors laisse-moi parler à ta place."
Silence.
Ses yeux ne me quittaient pas. Il m'analysait. Décomposait chaque mot, chaque posture. Puis, il se redressa, d'un geste lent, presque théâtral. Mais pas un mot de plus.
Je pensais que c'était fini.
Ses yeux s'attardèrent sur moi un peu plus longtemps. Puis, comme s'il s'était lassé, il se redressa et recula dans sa chaise.
— "Fais ce que tu veux. Mais ne viens pas pleurer quand ça te pètera à la gueule."
Il fit signe au garde sans me quitter des yeux.
Avant de sortir, il lâcha, presque en murmurant :
— "Ce que t'as trouvé, c'est pas une piste. C'est un piège. Et tu viens de mettre les deux pieds dedans."
Il quitta la pièce, escorté, toujours aussi droit, aussi impassible.
Je restai là une seconde de plus. Le cœur battant. L'esprit en vrac.
Mais je savais une chose :
Je n'avais pas fini.
En rentrant, j'ai relu mes notes, imprimé la photo, épinglé un nom sur mon tableau : Mateo Salazar.
L'air dans l'appartement était dense. Comme dans cette salle d'entretien. Comme s'il y avait quelque chose qu'on ne voyait pas encore.
Et quelque part, au fond de moi, une voix calme murmurait :
"S'il pense que je vais reculer... c'est qu'il ne me connaît pas encore."