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rochimassoud
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Chapitre 2

Il était 7h23 du matin et j'étais déjà réveillée, assise en tailleur sur mon lit, le dossier posé devant moi comme s'il allait soudainement s'ouvrir tout seul et me murmurer la vérité.

Je n'avais pas dormi. Pas vraiment. Juste cligné des yeux entre deux pensées. Et elles étaient nombreuses.

Le nom de mon père dans ce foutu rapport.

Un témoin disparu.

Des vidéos effacées.

Et ce regard.

Ce regard d'Artaï Velasco qui, la veille, avait figé le temps comme un sabre invisible.

Je fermai les yeux une seconde. Puis les rouvris.

Mon regard s'accrocha au nom, glacé. Le sien. Mon père. Mort depuis quatre ans, officiellement d'un banal accident de voiture sur l'A6. Un dérapage, un choc contre la glissière, une explosion. Dossier classé. Ma mère n'en avait jamais reparlé. Elle disait qu'il s'était mis en danger, qu'il creusait là où il ne fallait pas. Qu'il avait été avocat, obstiné, fatigué. Qu'elle, elle avait dû rester debout pour deux. J'avais grandi avec un mélange de colère sourde et de vide – il m'avait abandonnée à un monde trop grand, et elle, elle n'avait jamais su combler l'absence. Et voilà que son nom réapparaissait ici, au cœur d'un rapport classé confidentiel. Quatre ans après. Dans la cage d'un homme dont je ne savais même pas le vrai visage.

Ma mère vit à des kilomètres d'ici, dans une maison trop grande pour une seule femme et trop vide pour qu'on y reste longtemps. On ne se parle presque plus. Pas parce qu'on s'est disputées, pas vraiment. Mais parce qu'elle a décidé, après la mort de mon père, de survivre en oubliant. De tourner la page, coûte que coûte. Elle a refait sa vie vite, trop vite. Un autre homme, une autre ville, un autre nom presque. Et moi, j'étais le rappel de ce qu'elle voulait effacer. Je l'appelais parfois, pour lui dire que j'allais bien. Elle disait qu'elle était contente pour moi. On raccrochait. C'était ça, notre lien maintenant. Deux fantômes qui se croisent à peine dans le noir.

Le café était presque vide à cette heure-là. Quelques étudiants en médecine marmonnaient devant des piles de livres, et un couple d'avocats fatigués échangeaient des regards lourds au fond de la salle. Les néons du plafond diffusaient une lumière blafarde, presque clinique, et le serveur s'était déjà trompé deux fois sur ma commande. Je n'avais rien dit.

Assise en face de moi, Jasmine s'effondra sur sa chaise avec un soupir digne d'un opéra tragique. Elle portait un sweat oversize beige avec une inscription en coréen qu'elle ne comprenait probablement pas, un legging noir moulant et des baskets blanches légèrement crades. Ses cheveux, encore emmêlés de sommeil, étaient relevés dans un chignon bâclé qui tenait grâce à un seul stylo Bic. Elle avait glissé des lunettes de soleil en haut de sa tête, plus par réflexe que par nécessité.

— "Tu comptes me dire un jour pourquoi tu me fais lever à 8h pour un café sans muffins ?" râla-t-elle, en attrapant la cuillère comme si elle allait menacer quelqu'un avec.

Je haussai un sourcil, posée, bien droite sur ma chaise, mon manteau camel plié derrière moi. J'étais maquillée, habillée comme pour un oral, pas pour un brunch de copines : chemisier blanc, jupe plissée anthracite, bottines noires. Je tranchais avec elle. Et elle le remarqua.

— "Tu veux du sucre ?" demandai-je en désignant le pot.

— "Je veux un avocat qui fait tomber les charges. Ou au moins un croissant. Sérieux, Sat', t'as une tête de complot gouvernemental. On dirait que t'as lu un rapport de la CIA pendant la nuit."

Je souris malgré moi, un sourire crispé, absent. Jasmine avait cette façon bien à elle de tourner le drame en comédie. Mais pas aujourd'hui.

Je sortis le document de mon sac à dos, soigneusement plié dans une pochette transparente, et le posai sur la table entre nous. Il glissa doucement sur le bois rayé jusqu'à elle.

— "C'est une copie du dossier Velasco. Regarde ça."

Elle fronça les sourcils, pinça les lèvres. Son ongle verni d'un rouge sombre tapota le coin de la feuille alors qu'elle la lisait. Puis elle s'arrêta. Son regard se figea, glissa vers moi, puis de nouveau sur le papier.

— "Attends... ça, c'est... ton père ?"

Je hochai la tête, une seule fois. Pas besoin d'en dire plus.

Jasmine se redressa, d'un coup, comme si la chaise était devenue inconfortable. Le sarcasme dans sa voix s'était évaporé.

— "Mais... qu'est-ce qu'il faisait dans ce genre de dossier ? Il est mort y'a trois ans, non ?"

— "Exactement. Et je n'ai jamais entendu parler de ça. Ni ma mère. Ni personne."

Elle me scruta longuement. Ses grands yeux noisette, d'habitude pétillants de conneries, se faisaient sérieux, presque inquiets.

— "T'as conscience que tu t'embarques dans un truc pas net du tout, hein ? Ce gars, Artaï, il a été condamné à mort. C'est pas une erreur de calcul. C'est un putain de tueur à gages."

Je secouai doucement la tête, fixant le fond de ma tasse vide.

— "Ou alors c'est ce qu'on veut qu'on croie."

Le silence s'installa un instant. Le serveur passa à côté, un plateau en main, la radio crachota un vieux morceau de The Cure en fond.

Jasmine soupira longuement, les bras croisés sur sa poitrine, les ongles tapotant nerveusement son avant-bras.

Puis elle glissa son regard vers moi, et sourit, fatiguée.

— "Tu sais que tu vas pas t'arrêter, hein ? Tu vas continuer jusqu'à ce que t'aies tout compris. Même si ça te fout en l'air, même si ça fait tomber des gens. T'as déjà cette tête-là."

Je relevai la tête, et levai ma tasse vers elle, comme un toast silencieux.

— "Tu me connais trop bien."

Elle soupira une deuxième fois, attrapa le dossier, puis me lança, mi-ironique, mi-compatissante :

— "Bon. On commence par quoi ?"

À 13h00 tapantes, je me tenais devant la porte 204B, au deuxième étage du bâtiment de droit. Le couloir était silencieux, presque solennel, avec ses murs beiges tapissés d'affiches de colloques poussiéreux et ses bancs en bois trop froids. Je respirai profondément une dernière fois, puis frappai deux coups secs.

— "Oui ?" lança une voix grave, presque mécanique.

J'entrai.

Le professeur Orellana leva les yeux de son écran avec une lenteur exaspérée, comme s'il venait d'être dérangé en pleine opération à cœur ouvert. Il portait sa sempiternelle chemise grise, mal repassée, et ses lunettes carrées glissées au bout du nez lui donnaient cet air d'intellectuel constamment sur le fil de la patience. Son bureau croulait sous des piles de dossiers, de livres à moitié ouverts, et de mugs à thé tachés d'encre.

— "J'aimerais vous parler du dossier Velasco." dis-je en m'approchant de quelques pas.

Ses yeux s'aiguisèrent. Il me détailla rapidement, de mes bottines poussiéreuses à ma mâchoire crispée. Pas un mot. Puis :

— "Vous étiez au procès, n'est-ce pas ?"

J'acquiesçai, sans baisser les yeux. Il me fixa, cette fois plus longtemps. Comme s'il tentait de deviner à quelle catégorie je devais appartenir : les étudiantes fascinées par les criminels, ou les ambitieuses en quête d'un sujet de mémoire sensationnaliste.

— "Et pourquoi ce dossier vous intéresse ?" demanda-t-il enfin.

— "Mon père y est mentionné. Il est mort il y a trois ans. Et je pense qu'on nous cache des éléments."

Un silence. Presque imperceptiblement, il redressa le dos, abandonnant sa posture avachie. Il ne sourcilla pas, mais ses doigts cessèrent de pianoter nerveusement sur le bureau. Son regard changea, devint plus dur. Plus vigilant.

— "Vous n'êtes pas la première à vouloir jouer les détectives morales." lâcha-t-il, sec.

— "Je veux pas jouer." répondis-je, posément. "Je veux comprendre."

Un nouveau silence. Cette fois plus long, plus lourd. On entendait le bruit d'un ventilateur au fond de la pièce, les voix étouffées d'étudiants dans le couloir. Puis, sans un mot, il se leva, fit le tour de son bureau, et alla fermer la porte.

Clac.

Il revint s'asseoir, croisa les bras sur son torse, et me lança :

— "Parlez."

Alors j'ai parlé. Sans fioritures. Je lui ai expliqué ce que j'avais trouvé la veille, les incohérences, les documents modifiés, la disparition du témoin, les vidéos effacées. Et surtout, le nom de mon père, glissé entre les lignes d'un rapport confidentiel, sans explication, sans contexte.

Il ne m'interrompit pas. Pas une seule fois. Mais je voyais ses mâchoires se crisper par moments, ses sourcils se froncer, et ses doigts tapoter lentement l'accoudoir de sa chaise. Il écoutait. Vraiment. Pas comme un professeur. Comme un homme qui reconnaît que quelque chose cloche.

Quand j'eus terminé, il inspira profondément, puis lâcha :

— "Je ne peux pas vous aider officiellement."

Je ravalai ma frustration.

Mais il ajouta aussitôt, en plantant ses yeux dans les miens :

— "Mais si vous trouvez des éléments concrets, je veux bien les examiner. Je peux aussi vous en fournir étant donné votre statut d'étudiante. Sous certaines conditions."

Je hochai la tête.

C'était tout ce dont j'avais besoin.

Pas une autorisation. Une ouverture.

Et ça, c'était déjà immense.

Les jours suivants, j'ai mis ma vie entre parenthèses.

Pas complètement — les cours étaient toujours là, les partiels approchaient à petits pas sournois, et les obligations sociales venaient me chercher par le col de temps à autre — mais j'étais ailleurs.

J'allais en amphi avec des cernes de six kilomètres, je répondais mécaniquement aux profs, et je riais à moitié aux blagues de Jasmine en croquant des céréales à sec entre deux prises de notes. Mais dans ma tête, je n'étais plus qu'un dossier. Une enquête. Des noms. Des visages. Un puzzle.

Et surtout, une obsession.

Je passais mes journées à la bibliothèque, recroquevillée dans le même fauteuil en cuir élimé, coincée entre deux étagères poussiéreuses qui sentaient le papier jauni et les nuits blanches. Mon sac débordait de feuilles froissées, d'articles imprimés à la va-vite, de captures d'écran raturées.

Les visages défilaient sous mes yeux comme dans une galerie d'ombres. Victime. Témoin. Officier. Juge. Et au centre, Artaï Velasco. Toujours ce regard.

À chaque piste, je retournais voir le professeur Orellana. Il avait fini par ne plus lever les yeux au ciel quand je débarquais sans prévenir. Je toquais à peine. Il faisait semblant de soupirer, mais je voyais bien qu'il m'attendait.

— "Regardez cette photo. Il était là, au même moment que la victime supposée." disais-je, en lui tendant une image floue, prise par une caméra de sécurité avant qu'elle ne soit "endommagée".

— "Et ce document ? Pourquoi la page est déchirée exactement sur le nom du témoin ?"

Il restait distant, toujours avachi dans son fauteuil comme s'il pesait chaque minute perdue à m'écouter. Mais quelque chose avait changé. Il écoutait vraiment. Il me laissait parler plus longtemps. Il prenait les documents. Les lisait. Parfois, il hochait doucement la tête.

La tension entre nous était étrange. Pas hostile, mais prudente. Il me testait. Il me jaugeait. Et moi, j'en avais besoin. Il était la seule personne qui pouvait légitimer mes doutes.

À côté de ça, ma vie... continuait. À peine.

Jasmine s'était auto-proclamée "ministre des urgences sociales" et me forçait à sortir prendre l'air une fois par jour. Elle me traînait au café en bas, m'arrachait mon portable des mains, et me disait :

— "Tu sais que t'as pas besoin de porter la justice sur tes épaules pour être diplômée ? Tu peux aussi juste tricher à un examen, comme tout le monde."

Je souriais. Parfois. Mais j'y retournais toujours.

Et puis un vendredi après-midi, après une semaine de recherches compulsives, je suis entrée dans le bureau d'Orellana avec mon ordinateur, trois cafés froids et des nerfs à vif.

Il ne dit rien pendant plusieurs minutes. Il me regardait taper sur mon clavier, entourée de papiers, le front plissé par la concentration. Puis il posa son stylo, et me fixa un long moment.

— "Et si vous faisiez de cette affaire votre mémoire ?" lâcha-t-il.

Je levai la tête, figée.

— "Mon mémoire ?"

Il hocha la tête, calmement.

— "Vous êtes déjà à fond dedans. Vous avez plus bossé sur cette enquête en une semaine que la plupart des étudiants sur six mois. Et vous êtes directement concernée. Ce serait pertinent. Et... risqué."

Je restai silencieuse. Mes yeux glissaient lentement vers l'écran. Les noms. Les dates. Les incohérences. Et au milieu... le visage d'Artaï. Le regard que je n'arrivais pas à oublier. Et le nom de mon père.

Tout ça ne pouvait pas être une coïncidence.

J'ai inspiré lentement, le cœur battant, et j'ai soufflé, sans détour :

— "J'accepte."

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