La lumière de la bibliothèque universitaire avait quelque chose de chirurgical. Froide. Blafarde. Elle dessinait des ombres nettes sur les pages que je tournais avec une obsession presque mécanique. Des rapports d'audience, des articles de presse poussiéreux, des notes manuscrites griffonnées à la hâte en marge de procès vieux de dix ans.
Autour de moi, les étudiants passaient. Ils vivaient, parlaient, respiraient. Moi, j'étais ailleurs. À moitié dans le présent, à moitié dans les couloirs sombres d'un dossier judiciaire rongé par les vides.
La mort de mon père, le nom de Velasco, les preuves manquantes, les visages sans identité... Tout était lié. J'en étais convaincue. Et chaque détail m'échappait comme du sable entre les doigts.
— "T'es encore sur ton enquête morbide ?" me glissa Jasmine, en s'asseyant à côté de moi avec un smoothie rose fluo.
Je ne levai même pas les yeux.
— "J'ai trouvé une signature étrange dans un rapport de perquisition. Elle n'apparaît dans aucun autre dossier."
Elle soupira. Longuement. Mais sans moquerie cette fois.
— "Tu sais que ça devient sérieux quand t'as même oublié d'être sarcastique."
Je lui lançai un regard bref. Elle n'était pas idiote. Elle voyait bien que ce truc me hantait. Que je ne dormais plus. Que je mangeais à peine. Que les noms sur ces feuilles devenaient presque plus réels que les visages dans ma vie.
Et pourtant, je ne pouvais pas lâcher.
Ce jour-là, j'avais rendez-vous avec Artaï Velasco.
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La salle d'entretien n'avait rien d'intimidant en apparence. Des murs beiges, ternes, au grain légèrement granuleux, comme si on avait voulu gommer toute personnalité. Une table vissée au sol, grise, usée sur les bords. Deux chaises métalliques, l'une plus basse que l'autre. Et un garde, appuyé contre la porte, silencieux, presque absent — comme s'il ne faisait que surveiller un feu qui, de toute façon, ne pouvait pas être éteint.
Mais malgré l'absence de décor, l'espace semblait saturé. Comme si l'air lui-même hésitait à entrer. Comme si quelque chose de plus ancien, plus dense que le silence, s'était installé avant moi.
Je m'étais habillée avec soin. Un tailleur beige aux lignes nettes, presque strict, mais sans ostentation. Mes cheveux relevés en un chignon imparfait, maîtrisé mais pas trop. J'avais enfilé un rouge à lèvres discret, un mascara léger, et glissé mon carnet dans ma sacoche comme on dégaine une arme discrète.
Le cuir grinça quand je m'installai. J'inspirai lentement. Mes paumes étaient moites.
Et alors, il entra.
Escorté par deux agents aux visages figés, il pénétra dans la pièce avec la lenteur calculée d'un fauve enfermé. Il n'avait pas besoin de parler, pas besoin de bouger. Sa présence seule faisait vaciller la température de la pièce.
Artaï Velasco.
Plus grand que ce que j'imaginais. Mince, mais dense. Pas une carrure de brute — non. Plutôt celle d'un homme affûté, tendu comme une corde, au bord de l'éclatement ou du rire.
Ses poignets étaient entravés, mais il marchait comme s'il portait une cape invisible. Droit. Majestueux. Insoumis.
Ses yeux... ce n'étaient pas des yeux humains.
D'un gris tranchant, presque métallique. Un gris d'orage, d'acier, d'os poli par la mer. Ils ne regardaient pas : ils disséquaient. Ils exploraient les failles, traquaient les mensonges. Et lorsqu'ils se posèrent sur moi, je sentis mon souffle se raccourcir, sans pouvoir l'en empêcher.
Il s'assit lentement, ses menottes cliquetant contre la table.
Il ne dit rien. Il se contenta de me fixer. Son regard ne clignait pas, ne cherchait pas à comprendre. Il attendait que je parle, ou que je tombe.
Je soutins. Même si mon estomac se contractait.
Ses traits étaient durs. Pas brutaux, mais ciselés, comme sculptés dans le silence et l'ombre. Une mâchoire ferme, un nez droit, une cicatrice pâle à la base de la tempe, à peine visible. Ses cheveux noirs encadraient un visage où la tension était presque permanente — comme si le monde entier était une provocation à laquelle il refusait de répondre.
Il bougea enfin.
Un léger mouvement du poignet. Une inclinaison du menton. Et cette voix, quand elle tomba, résonna dans mes os.
Grave. Lente. Moqueuse.
— "T'as besoin d'un monstre pour ton mémoire ?"
Je ne flanchai pas. Je ne cillai pas. Même si chaque syllabe avait le goût d'un piège.
Je notai le sourire, ou plutôt ce qui s'en approchait — une ligne fine, un éclat carnassier dans le coin de la bouche. Pas de chaleur. Juste un amusement sombre. Dérangeant.
Je posai mes mains à plat sur la table, les doigts légèrement écartés. Un geste d'assurance que je simulais autant que je le ressentais.
— "J'ai besoin de comprendre pourquoi ton dossier pue la manipulation à plein nez."
Sa paupière gauche tressaillit. Subtilement. Il s'adossa contre le dossier, laissant le métal crisser sous son dos.
— "J'ai besoin de vérité. Et ton dossier en manque cruellement."
Ce n'était pas une réponse. C'était un jeu. Une provocation.
Son regard glissa vers mon carnet. Puis remonta vers mes yeux.
Et son rire fusa. Bref. Tranchant.
— "C'est mignon. Une petite justicière en blouse beige. Tu crois vraiment que tu vas réécrire l'histoire parce que t'as lu deux dossiers et une coupure de presse ? Et tu crois que je vais t'aider ? Une étudiante modèle qui croit que fouiller dans la merde va la rendre brillante ?"
Je ne bronchai pas. Ma voix ne trembla pas.
— "Non. Je crois que t'as rien à perdre. Et que si t'étais vraiment coupable, t'aurais même pas accepté de me voir."
Il se pencha. Cette fois vraiment. Et je sentis sa présence s'infiltrer dans ma respiration. Il n'était plus de l'autre côté de la table. Il était sur mon épaule.
Ses menottes claquèrent doucement contre le bois. Il parlait plus bas. Presque confidentiel. Mais chaque mot était une lame.
— "Tu veux jouer à ça ? Tu sais même pas ce que tu touches. Tu penses que ton père est un indice ? Il était déjà mort quand ça a commencé. Mais peut-être qu'il n'a jamais quitté la table."
Je pris une seconde. Juste une. Mon cœur tapait fort, mais j'en fis une force.
— "Alors dis-moi ce qu'il faisait là. Dis-moi pourquoi son nom apparaît. À moins que t'aies peur de la réponse."
Il se figea. Une fraction de battement.
Puis il recula brusquement sa chaise, dans un bruit qui fit sursauter le garde.
— "On a fini."
Il lança cela comme un couperet. Mais avant de franchir la porte, il se tourna. Et dans ce dernier regard... quelque chose vibra.
Mépris. Surprise. Et peut-être — peut-être — un doute.
Je restai seule, assise, droite. Les doigts crispés sur le carnet. Le silence revint, épais. Dense. Chargé de ce qui venait de naître.
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Quand la porte claqua derrière lui, un vide s'ouvrit. Pas un silence. Un vide. Comme si toute l'oxygène avait été aspirée hors de la pièce avec lui.
Je restai quelques secondes immobile. Mon stylo tremblait légèrement entre mes doigts. Pas de peur. Pas vraiment. Plutôt... une crispation sourde, un instinct de survie encore en alerte.
Je rangeai lentement mes affaires. Chaque geste avait le poids du contrôle. Je refusais de donner raison à ce regard. À cette grimace à peine esquissée qui disait "Tu vas craquer."
Je sortis de la salle d'entretien sans saluer le garde. Le couloir était glacé, long, éclairé par des néons au bourdonnement électrique. Des voix étouffées résonnaient derrière des portes closes. Le bruit de mes talons raisonnait dans ma tête plus fort que dans les murs.
En atteignant le bureau du professeur Orellana, je toquai sans réfléchir.
— "Entrez."
Je pénétrai dans la pièce, encore chargée de ce face-à-face. Il releva les yeux, me jaugea en une seconde. Il savait que j'avais vu Artaï. Il le lisait dans mes épaules.
— "Alors ?" demanda-t-il sans préambule, en refermant un dossier.
Je refermai la porte derrière moi, puis m'assis. Mes mains étaient calmes maintenant. Mon visage aussi. Mais quelque chose en moi vibrait, un écho que je n'arrivais pas encore à nommer.
— "Il ne m'a rien dit. Et il m'a dit beaucoup trop."
Un bref silence. Orellana fronça les sourcils.
— "Expliquez."
Je lui rapportai la rencontre. Les phrases. Le ton. Les regards. Mais pas tout. Pas exactement. Certaines choses n'étaient pas explicables. Il fallait les avoir senties.
Il m'écouta sans m'interrompre, les doigts joints sous son menton. Lorsqu'il parla enfin, sa voix était lente, mesurée.
— "Vous comprenez dans quoi vous vous engagez, maintenant ? Ce garçon... n'est pas simplement suspect. Il est un nœud. Une déchirure dans toute cette affaire. Ce qu'il vous donne n'est jamais gratuit."
Je hochai la tête.
— "Il croit que je vais abandonner."
— "Il veut que vous le fassiez," corrigea-t-il. "Mais ce n'est pas la même chose."
Je me levai. D'un seul mouvement. Je savais que si je restais plus longtemps, je commencerais à douter. À reculer.
— "Je continuerai."
Il me fixa. Longtemps. Puis un mince sourire, presque triste, fendit son visage.
— "Alors soyez prudente."
Je quittai l'université à pied, malgré la pluie fine. L'air me fouettait les joues, et mes pensées claquaient contre mes tempes comme les gouttes contre le trottoir.
Je repensai à ses yeux. Gris. Tranchants. À sa façon de parler. Aux non-dits. Aux pièges. Aux silences qu'il manipulait mieux que les mots.
Artaï Velasco.
Un nom comme une énigme.
Et mon père... dans tout ça ? Son nom. Ce dossier. Ces fragments.