La lumière grise de ce matin-là s'infiltrait à peine à travers les rideaux épais de ma chambre. Je m'étais réveillée tard, tard pour une étudiante, et pourtant le sommeil n'avait été ni réparateur ni paisible. Les mots d'Artaï tournaient en boucle dans ma tête, lancés avec ce mélange insupportable d'arrogance et de défi.
« Le monde n'en a rien à foutre de la vérité. »
Je les entendais encore, glacés, comme une lame froide plantée dans mon dos. Pourtant, il y avait quelque chose dans cette indifférence qu'il affichait qui me mettait en rage plus qu'autre chose. Pas question de baisser les bras. Pas question.
Je me levai, le corps lourd, comme un poids que j'avais traîné toute la nuit. Le miroir en face de moi me renvoya un reflet que je reconnus à peine : cernes creusés, cheveux en bataille, un regard trop vif pour être sincèrement fatigué. Je serrai les poings. C'était mon combat, ma quête, et je ne pouvais pas me permettre de m'effondrer, pas maintenant.
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Plus tard, j'étais à la bibliothèque universitaire, plongée dans un univers de poussière et d'archives jaunies. L'odeur des vieux papiers me donnait un étrange sentiment de réconfort, comme si le passé pouvait, d'une manière ou d'une autre, m'éclairer. J'avais étalé devant moi plusieurs coupures de presse, des rapports anonymes, des photographies abîmées. La victime du procès, la victime que j'avais fini par connaître comme on connaît une ennemie intime.
Mes doigts tremblaient légèrement quand je regardais encore cette même photo. Ce détail, pourtant, m'arracha encore un frisson : ce flou volontaire semblait une signature, une menace silencieuse. Je glissai la photo dans mon carnet, le cœur serré, une intuition froide me disant que cette histoire était bien plus tordue que je ne le pensais.
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Le soir venu, le téléphone vibra sur la table de la cuisine. C'était Jasmine. Sa voix éclatante et vive perça mon isolement.
— « Hey, tu te perds dans ces dossiers depuis quand ? » lança-t-elle en riant.
Je lui répondis avec un sourire, même si mes yeux trahissaient la fatigue.
— « Depuis trop longtemps, je crois. J'ai l'impression de creuser un puits sans fond. »
Elle s'installa en face de moi, ses yeux pétillants.
— « Faut que tu respires un peu, tu sais ? Sortir, boire un verre, danser comme si demain n'existait pas. Tu vas finir par crever d'ennui et de tension. »
Je haussai les épaules.
— « Je sais. Mais c'est pas si simple. J'ai l'impression que tout ce que je fais me ramène vers lui, vers cette histoire. »
Elle me fixa longuement, ses sourcils légèrement froncés.
— « Justement, c'est pour ça que tu dois t'accrocher à autre chose. Pour ne pas te faire avaler. Et tu sais quoi ? Ce soir, t'es invitée à une soirée. Pas pour parler enquête, juste pour toi. »
J'hésitai un instant, mais son insistance était douce, presque maternelle.
— « D'accord, j'y vais. »
En rentrant chez moi, je sentis mon cœur s'emballer, entre excitation et malaise. La nuit serait un défi, un espace où j'essayerais de me perdre un peu, mais l'ombre de cette enquête planait toujours, insidieuse.
Je choisis une robe noire, simple mais élégante, qui laissait deviner mes formes sans rien dévoiler de trop. Mes cheveux relevés en un chignon lâche, j'ajoutai un rouge à lèvres sombre, un dernier rempart contre ma vulnérabilité.
La musique électro battait fort, les basses résonnaient jusque dans ma poitrine, un rythme sourd qui se mêlait à la tension constante dans mon esprit. Jasmine m'avait entraînée au cœur de la foule, son rire éclatant coupant à peine le brouhaha des conversations.
Je laissai mes épaules se détendre un instant, dans ce vacarme où personne ne savait vraiment qui j'étais. La chaleur humaine, l'odeur sucrée des alcools mêlée à celle de la transpiration, les lumières tamisées créaient un univers à la fois étouffant et vibrant.
« Tu devrais sourire un peu plus, tu sais. » Me lança une voix juste derrière moi.
Je me retournai vers un garçon au regard vif, cheveux en bataille, un sourire en coin. Il portait un blouson en cuir usé, un de ces looks qui semblaient dire qu'il vivait toujours sur le fil.
— « Et pourquoi je ferais ça ? » répondis-je, la voix teintée d'ironie, mes yeux à moitié plissés.
— « Parce que ça te va bien. Et que parfois, on a besoin de se souvenir que la vie, ce n'est pas que des emmerdes. »
Je levai un sourcil, amusée malgré moi.
— « Facile à dire quand on ne se traîne pas un procès qui pourrait te foutre six pieds sous terre. »
Il haussa les épaules, pas impressionné.
— « Chacun ses démons. Toi, t'as juste pas encore trouvé ta façon de danser avec eux. »
Sans plus de cérémonie, il me prit la main et m'entraîna vers la piste. Aucun mot. Juste un regard. Pas insistant, pas intrusif — une invitation, presque discrète, que je n'aurais sans doute pas dû accepter. Mais j'en avais besoin.
La musique était chaude. Lente. Un peu trop. Elle collait à la peau comme une fin de soirée moite, chargée de promesses silencieuses. Autour, les corps se rapprochaient, flottaient, s'effleuraient.
Mes pieds bougèrent, hésitants d'abord, puis plus sûrs, comme s'ils retrouvaient un langage oublié. Mes hanches suivirent. Mon corps s'abandonna doucement au rythme. L'inconnu posa une main sur ma taille, l'autre gardant la mienne. Il ne parlait toujours pas. Il dansait comme s'il avait l'habitude de lire dans les silences.
Il se rapprocha.
Pas trop, juste assez pour sentir le souffle de l'autre. Pour deviner la chaleur de sa poitrine. Pour que la tension se dessine sans jamais devenir oppressante. J'aurais pu partir. Je ne l'ai pas fait.
Il me guida avec une assurance tranquille, presque respectueuse. Mais sous ses gestes maîtrisés, il y avait une forme d'intimité qui n'avait rien d'innocent. Pas de mots salaces. Pas de promesses. Juste la musique et deux corps qui se cherchaient sans vraiment se toucher.
Je ne savais pas son nom. Je ne le lui ai pas demandé.
C'était un moment suspendu. Éphémère. Volé à la nuit.
Un moment que j'aurais préféré oublier.
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Jasmine me rejoignit bientôt, un verre à la main, un sourire malicieux aux lèvres.
— « Voilà qui me plaît. Enfin, tu lâches prise. »
Je ris, un vrai rire, secoué, libérateur.
Plus tard, je m'étais éloignée du tumulte de la piste de danse pour rejoindre un groupe autour d'un vieux canapé défoncé, coincé dans un coin sombre du salon. Ils fumaient, parlaient fort, éclataient de rire, et pourtant je sentais une certaine retenue, comme si je venais de briser une routine bien huilée.
Un garçon aux cheveux rouges, tatouages apparents sur les avant-bras, m'observa d'un air curieux.
— « Alors, tu fais quoi dans la vie, vraiment ? » demanda-t-il, sa voix grave se détachant du brouhaha.
Je levai mon verre, le fixai avec un demi-sourire.
— « Je suis experte en ennuis. »
Un rire rauque monta autour de moi, la fille à côté de lui lança un regard amusé.
— « Sérieux, t'es du genre à attirer les emmerdes comme un aimant ? »
Je haussai les épaules, jouant la nonchalance.
— « Disons que les emmerdes sont souvent plus intéressantes que les belles histoires. »
— « Tu devrais écrire un livre, » lança un autre, un peu plus vieux, avec un regard scrutateur.
Je fronçai les sourcils, faussement vexée.
— « Je préfère écrire des fins que personne ne comprend. »
Le garçon tatoué me fit un clin d'œil.
— « T'es énigmatique. C'est sexy. »
J'attrapai mon verre et but une gorgée.
— « Tu veux parier que ça fait plus peur qu'autre chose ? »
— « J'aime un peu de danger. Mais t'inquiète, je suis pas là pour te faire peur. »
Je le regardai droit dans les yeux, le cœur battant un peu plus vite, pas à cause de lui, mais de cette sensation étrange que, malgré tout, je n'étais pas seule dans cette nuit.
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La soirée battait son plein, la musique vibrait dans la pièce, un mélange de basses sourdes et de mélodies entraînantes qui faisait bouger même les plus timides. Je me retrouvai au bar, un verre à la main, entourée d'un groupe hétéroclite.
— « Saturne, sérieusement, tu vas finir par te noyer dans ce verre, » lança Max en riant, un garçon toujours prêt à balancer une pique.
— « J'essaie juste d'éviter la noyade émotionnelle, » répondis-je en levant les yeux au ciel.
— « Ouais, on sait tous que t'es la reine du drama, » répliqua Sophie en me donnant un petit coup de coude.
Je souris, sans me départir de mon calme.
— « Drama, oui. Mais avec style. »
Un autre vint s'incruster dans la discussion, un mec au rire un peu trop bruyant.
— « Alors, vous parlez de quoi ? De comment survivre aux partiels ou au prochain épisode de votre série préférée ? »
— « Les deux, » répondit Max. « Parce qu'on est des guerriers du canapé ET de la bibliothèque. »
Je les regardai, leurs visages illuminés par les lumières colorées, et je me surpris à me détendre.
— « Dites-moi, qui ici a déjà fait un truc complètement débile en soirée ? »
Un silence suivi d'un éclat de rire général.
— « Moi ! » cria Sophie. « J'ai renversé mon verre sur le prof de maths une fois. »
— « Sérieux ? » m'étonnai-je, amusée.
— « Oui, et il a failli me tuer du regard. »
— « Ça, c'est du courage, » commenta Max en secouant la tête.
Je levai mon verre, entre amusement et complicité.
— « À nous, les guerriers du quotidien, les rois et reines de l'absurde. »
Les rires éclatèrent, et pour un instant, la pression retomba.
Plus tard, alors que la soirée avançait, je me laissai entraîner sur la piste de danse par Jasmine, oubliant les inquiétudes pour un moment.
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La soirée avait filé plus vite que je ne l'avais voulu. Je quittai l'appartement, le souffle court, la tête pleine de voix, de rires, de regards. Le froid nocturne me cueillit de plein fouet, mordant mes joues nues. Je marchai dans les rues presque désertes, mes pas résonnant dans le silence. L'obscurité n'était pas totale ; quelques réverbères jetaient des halos jaunes et vacillants, mais l'ombre s'étirait entre eux comme une menace sourde.
Le vent faisait bruisser les feuilles mortes, et un frisson glacé me parcourut l'échine. Je pressai le pas, mes yeux scrutant chaque recoin, chaque ombre. Quelque chose dans cette nuit avait changé. Une présence invisible, mais pesante.
À l'angle d'une ruelle, j'aperçus une silhouette qui sembla se fondre immédiatement dans la pénombre à mon approche. Mon cœur s'emballa, un instinct d'alerte vif. Je me répétai qu'il n'y avait rien à craindre, que la ville vivait encore, que j'étais seule, mais pas vulnérable. Pourtant, ce frisson ne me quittait pas.
Une fois chez moi, la porte refermée derrière moi avec un claquement sec, je sentis le poids du silence m'écraser. J'avais à peine déposé mon sac qu'un message s'afficha sur l'écran de mon téléphone, déchirant la nuit :
« Lâche l'affaire. Avant que ça ne te coûte plus cher que tu ne peux supporter. »
Je restai figée, le souffle coupé, le cœur tambourinant contre mes côtes. Le calme apparent n'était qu'une façade, la guerre venait de frapper à ma porte, glaciale, impitoyable.