J'étais assise au deuxième rang, bien droite, carnet posé sur mes genoux, stylo en main.
Le cuir rigide de la banquette me rentrait dans le dos, mais je ne bougeais pas. Pas maintenant.
Il était 9h02. L'horloge de la salle d'audience venait de faire un petit bruit sec, presque autoritaire, comme pour rappeler à chacun qu'il n'y aurait aucun retard toléré.
Et c'est à ce moment précis que le juge est entré, robe noire flottant légèrement derrière lui, suivi de deux greffiers et d'un huissier qui s'empressaient à leur poste.
La salle s'était immédiatement tue, comme si quelqu'un avait baissé le volume d'un seul geste.
À côté de moi, Jasmine s'était installée avec une nonchalance presque agaçante. Elle faisait semblant d'être intéressée, mais je la connaissais trop bien. Elle n'était venue qu'à moitié pour m'accompagner, et à moitié pour "voir à quoi ressemblait un vrai procès".
Elle avait croisé les jambes avec élégance, penché la tête en arrière, et soufflé légèrement sur ses ongles fraîchement vernis, comme si tout cela n'était qu'un théâtre de plus — une pièce où elle n'avait aucun rôle à jouer.
— Toujours aussi ponctuelle, murmura-t-elle, l'œil mi-amusé, mi-blasé.
Je ne répondis pas. Pas besoin.
Mon regard était fixé droit devant. Mon cœur battait à un rythme contrôlé, mais ferme.
J'étais concentrée, mais pas tendue. J'avais l'habitude d'observer en silence — c'est d'ailleurs pour ça que j'étais ici. Ce procès, ce type, cette affaire...
Ce n'était pas juste un devoir de criminologie.
C'était une intuition.
Quelque chose n'allait pas.
Je ne savais pas quoi. Pas encore.
Mais je le sentais.
Il y avait une tension particulière dans l'air. Pas celle d'un crime passionnel ou d'un meurtre de sang-froid. Plutôt celle des silences trop bien orchestrés, des vérités maquillées, des mensonges discrets bien installés dans les recoins du dossier.
Alors je m'étais assise au bon endroit. Deuxième rang. Pas trop près. Pas trop loin. De quoi observer sans être vue.
Et j'attendais.
Attentive. Lucide. Prête à entendre ce que personne ne dirait à voix haute.
Et puis il est entré.
⸻
Les menottes cliquetaient à chacun de ses pas, légères mais précises, comme un métronome froid dans l'immensité silencieuse du couloir. Deux agents l'encadraient, mais c'était lui qu'on regardait. Uniquement lui.
Artaï Velasco.
Il avançait sans hâte, sans résistance.
Pas le genre à traîner les pieds ou à baisser les yeux.
Il marchait droit, avec une assurance glaciale, presque arrogante. Comme si ces chaînes de métal n'étaient qu'un accessoire. Une mise en scène qu'il acceptait de jouer... pour mieux reprendre le contrôle ensuite.
Il n'avait rien d'un détenu brisé, ni d'un homme coupable.
Il était la tempête en marche.
Une silhouette taillée au couteau — grand, aux épaules larges, à la musculature sèche, nerveuse, comme sculptée pour survivre plus que pour séduire. Et pourtant, il dégageait une intensité magnétique, quelque chose d'animalesque, de contenu, de dangereusement vivant.
Son visage, sévère, était marqué par les années, mais intact dans sa puissance. Une mâchoire taillée au rasoir, des pommettes hautes, une bouche ferme, souvent close. Une cicatrice fine, presque trop nette pour être accidentelle, remontait depuis la pommette gauche jusqu'à la racine des cheveux. Une trace de passé qu'il portait comme un bijou.
Ses cheveux étaient mi-longs, noirs, attachés négligemment en arrière, quelques mèches tombant sur son front. Un désordre maîtrisé, qui évoquait une tension constante entre le contrôle et le chaos.
Sur ses doigts, des bagues noires et argentées – aucune identique, chacune gravée de symboles usés, signes d'un langage que peu sauraient lire. Il en portait aussi une à l'index gauche : simple anneau d'onyx, obsédant. Ses poignets marqués par des veines tendues se devinaient sous les manches retroussées de sa chemise grise, trop fine pour masquer les tatouages noirs qui couvraient l'intérieur de ses bras, remontant jusqu'à ses clavicules. Une cartographie obscure, faite d'encre, de lignes dures et de fragments d'un passé impossible à effacer.
À l'arcade sourcilière droite, un piercing discret, petit éclat métallique. Rien de clinquant. Juste une signature.
Son regard enfin.
Foncé. Brûlant. Deux éclats de nuit, chargés d'intelligence et de colère sourde. Quand il levait les yeux, c'était comme si la pièce devenait plus étroite. Rien ne lui échappait. Il scrutait tout. Il analysait. Il attendait.
⸻
Puis ses yeux...
Putain. Ses yeux.
Des abîmes d'encre.
Froids. Profonds. Saturés de silence.
Pas tout à fait noirs. Pas vraiment clairs.
Des yeux gris, tirant parfois vers l'acier, parfois vers l'orage.
Irréels. Tranchants. Habités.
Mais pas un silence tranquille.
Pas celui d'un lac endormi ou d'un ciel apaisé.
Non.
Un silence suspendu. Tendu.
Il s'est installé dans le box des accusés avec un flegme troublant, presque irritant.
Comme s'il s'asseyait dans la salle d'attente d'un médecin qu'il ne respecte pas.
Pas de peur. Pas de tension.
Seulement ce calme trop parfait, trop parfaitement joué pour être honnête.
Et puis... il m'a regardée.
Pas un regard curieux.
Pas un regard perdu.
Un regard direct, appuyé, froid comme le métal d'une lame sur la peau.
Il me fixait comme s'il savait exactement qui j'étais, alors que j'étais censée être une inconnue de plus dans cette salle.
Un air de défi planté dans la pupille.
Presque un sourire — non.
Un rictus. Un avertissement.
Ses yeux disaient : Tu veux comprendre ? Alors approche. Mais ne viens pas pleurer ensuite.
Je suis restée droite.
Je n'ai pas baissé les yeux.
Mais je l'ai senti — ce trouble, cette chaleur étrange au creux du ventre, ce malaise qui n'a rien à voir avec la peur, mais tout à voir avec le danger.
Ce regard n'était pas un appel à l'aide.
C'était une provocation silencieuse.
Et je l'ai noté, dans un coin très précis de ma tête.
Parce que ce n'était pas normal. Rien de tout ça ne l'était.
Le silence se fit d'un seul coup, coupant net les murmures et les bruissements de feuilles.
À 9h30 précises, le juge prit la parole.
Il ne jeta pas un seul regard au public.
Il se contenta de s'installer, d'ajuster son micro, et d'annoncer d'une voix grave :
— "Audience du tribunal correctionnel de Cadíz, affaire numéro 306-V. Accusé : Artaï Velasco."
J'entendis Jasmine souffler doucement à côté de moi, mais je ne tournai pas la tête.
Je n'arrivais plus à détacher mes yeux de lui.
Lui, toujours dans le box, impassible, presque amusé par le cirque judiciaire qui allait se jouer.
— "M. Velasco, vous êtes poursuivi pour le meurtre de Donatello Ruiz, membre du gouvernement retrouvé mort dans un entrepôt portuaire. Avez-vous quelque chose à déclarer ?"
Un long silence.
Puis, Artaï leva lentement les yeux vers le juge, haussa un sourcil, et répondit d'un ton lisse, presque désinvolte :
— "Non."
Un murmure agita la salle.
Je notai son ton. Trop calme. Trop détaché.
Un type qui clame son innocence crie. Il se débat, il proteste.
Lui, non. Il flottait au-dessus de tout ça, comme si ça ne le concernait pas vraiment.
L'avocat de la défense se leva, un type grisonnant, professionnel, qui semblait déjà résigné. Il parla sans y croire. Il évoqua une absence de preuves directes, un mobile peu clair, une enquête menée trop vite.
Mais la procureure, elle, avait préparé son coup.
Elle sortit un à un les éléments :
• Les relevés d'appels.
• Les empreintes retrouvées sur une arme à feu.
• Des témoins anonymes citant Artaï comme "homme de main" d'un certain cartel.
Et pourtant... ça sonnait creux. Comme un puzzle forcé. Des pièces qu'on voulait absolument faire entrer, quitte à les briser.
Je ne comprenais pas pourquoi, mais quelque chose n'allait pas.
Je griffonnai des mots sur mon carnet, sans m'en rendre compte :
"Manque de mobile.
Aucune vidéo ?
Où est le témoin clé ?
Le dossier est trop lisse. Trop vite clos."
Artaï, lui, ne bougeait pas. Il ne bronchait pas.
Il fixait le vide, ou parfois... moi.
Et quand nos regards se croisaient, je ressentais cette même sensation.
Un vertige. Un doute.
Le juge baissa enfin les yeux vers le dossier, feuilleta quelques pages, et déclara :
— Au vu des éléments présentés, et après délibération, la Cour déclare Artaï Velasco coupable de l'assassinat de Donatello Ruiz, avec préméditation et circonstances aggravantes.
Un frémissement traversa la salle. Le silence se durcit.
— En conséquence, et conformément à l'article 221-4 du code pénal, la Cour prononce à l'unanimité la peine capitale.
Un vide s'ouvrit dans ma poitrine. Un gouffre. Absolu.
— L'accusé est placé sous mandat de dépôt immédiat. L'exécution sera suspendue jusqu'à l'épuisement des recours en appel.
L'instant d'après, les gardes s'approchaient déjà. Artaï ne bougea pas. Son regard, fixe, glacial, ne cherchait personne. Et pourtant, moi, je ne voyais que lui.
Ses yeux gris, ce froid métallisé, restaient calmes — trop calmes. Comme s'il avait déjà quitté ce monde.
Je restai là. Clouée. En silence.
Tout venait de basculer. Définitivement.
La salle s'agita. J'entendis une femme s'exclamer "C'est un scandale !", un homme dire "Enfin !"... moi, je ne dis rien.
Je le regardai. Il n'avait pas cillé.
Pas un pli dans son front, pas un tremblement dans sa main.
Mais ses yeux...
Ils étaient toujours sur moi.
Un garde posa la main sur son épaule.
Il se leva avec une lenteur calculée.
Toujours sans me lâcher du regard.
Et moi, pour une raison que je n'explique pas, je restai figée.
J'aurais dû détourner les yeux. J'aurais dû me replonger dans mon carnet.
Mais j'étais prise au piège.
Il passa la porte latérale du tribunal comme il était venu : en silence.
Mais juste avant de disparaître, il tourna légèrement la tête.
Un dernier coup d'œil. Froid. Aiguisé.
Comme une signature.
Et là, enfin, nos regards se sont séparés.
Je ravalai ma salive. Mon stylo tomba au sol.
Jasmine me jeta un regard en coin.
— "Saturne... ça va ?"
Je n'ai pas répondu.
Parce que non, ça n'allait pas.
— C'est fait, souffla Jasmine en se levant. On s'en va ?
— Pas encore. Il y a quelque chose qui cloche.
Elle m'a regardée comme si j'exagérais. Mais moi, je le sentais. Cette affaire était trop propre, trop vite pliée. Et ce mec... il ne ressemblait pas à un innocent, mais pas à un meurtrier non plus.
Juste à quelqu'un qui cache quelque chose.
Ce soir-là, chez moi, j'ai ouvert le dossier judiciaire officiel.
Je voulais juste jeter un œil.
Mais j'ai plongé.
• Le témoin-clé du crime ? Disparu trois jours avant le procès.
• Les images de vidéosurveillance ? "Effacées" sans explication.
• Et surtout... la victime ? Liée à un vaste réseau criminel soupçonné de corruption et de trafic humain.
Et là, en bas d'une page floutée... le choc.
Le nom de mon père.
Griffonné à la main. Relié à une liste de contacts surveillés.
Mon cœur a loupé un battement.
Et tout à coup, ce n'était plus une affaire d'étude.
C'était mon histoire.
Je m'appelle Saturne Navarro.
Et je crois que ce type n'a pas tué la mauvaise personne.
Je crois qu'il a tué pour cacher quelque chose de bien plus grand.
Ou qu'il a été sacrifié par ceux qui voulaient étouffer la vérité.
Et maintenant, je vais la trouver.