Le départ.
Cette douleur sans nom déchira le cœur de Yugo, alors que la petite ferme disparaissait derrière la colline.
Il ne se souvenait pas d'être allé plus loin que le village de Hautclair. Il n'avait jamais eu envie de franchir le Bois de Civère, clair et calme, qui cernait les collines d'Hauclair et qui, au-delà, laissait apercevoir les pics des Montagnes du Grand Est. Il ignorait d'ailleurs comment elles s'appelaient, et n'avaient pas l'intention de le savoir.
Il ne verrait plus Lulli.
Elle était gentille, Lulli. C'était la fille du forgeron, qui habitait au plein cœur du village. Il avait espéré, il y a peu de temps, qu'elle accepterait de danser avec lui, au prochain bal du village. Avec sa chevelure blonde comme les blés, ses adorables tâches de rousseur sur le nez et son regard noisette si doux, elle avait toujours été très douce avec lui.
Ses grands-parents lui manquaient affreusement. Ils attendaient avec lui de savoir si Lulli l'accepterait.
Si elle voudrait bien être fermière avec lui.
C'était fini.
Chaque pas qui l'éloignait de la maison, l'éloignait de cette vie douce et rêvée.
Le cahot des chevaux tonnait dans sa tête comme mille tempêtes, si bien que Charon finit par briser le silence en devinant l'esprit torturé du jeune homme.
"Fils? Qu'est-ce qu'il y a ?
- Père, j'ai peur, dit ouvertement le jeune homme.
- Qu'est-ce qui te fait peur, mon garçon ?
- J'étais bien, père. J'étais heureux. J'ai l'impression que je perds quelque chose d'important. Mon cœur se sert et se sent plus vide que jamais. Grand-père et Grand-mère me manquent tant ! Et... il y a Lulli.
- Oh."
Charon était si étonné qu'il en oublia de réprimer un sourire. Yugo, amoureux? La petite Lulli était une charmante enfant, la dernière fois qu'il l'avait vu.
Le Maître des Lames avait pris l'habitude d'éviter les cités et les villages pour éviter d'être reconnu, et son village natal, Hautclair, ne faisait pas exception. Le village était maintenant peuplé d'anciens camarades de jeunesse. Il n'avait gardé aucune animosité, mais aucune grande amitié non plus. Son enfance remontait à bien trop de printemps, et le grand départ, pour lui, était tellement ancien qu'aucune attache n'était assez forte pour lui donner envie d'y passer, s'il n'en était pas obligé.
Mais il semblerait qu'en ce jour, un petit détour vers le village allait être une bonne chose.
"Je crois que mon cheval a besoin d'un nouveau mors. Que dirais-tu de passer au village avant de partir ?
- Mais, je croyais que nous devions rejoindre au plus tôt la Mer Nosastra ?" interrogea Yugo, dissimulant mal son excitation.
- Féru appréciera, crois-moi. Et ça te laissera le temps de parler à Lulli."
Yugo rougit, ce qui fit sourire Charon beaucoup plus franchement.
"Tu lui poseras cette fameuse question qui te brûle les lèvres."
Yugo râla, mais son cœur, déjà, était beaucoup plus léger à l'idée de savoir qu'il pourrait au moins revoir, une dernière fois, Lulli, et lui poser cette question qui lui brûlait les lèvres.
*****
Sur la grand place toute pavée du village, l'heure était au marché, avec les gens qui bavardaient dans un brouhaha sans nom, marchant au rythme des sabots qui claquaient sur les pierres et les coups de marteaux de la forge. Les grandes maisons, faites de pierre et de bois, voyaient la bordure de leurs fenêtres fleuries de crocus, les premières fleurs du printemps. On y sentait de part et d'autre l'odeur du pain fraîchement sorti des fours de la boulangerie, et celle du café torréfié venu de loin vers le sud, aux bordures de la mer Sole. La chose la plus exotique qui existait par delà ces terres reculés de l'est.
Yugo appréciait de retrouver un endroit plus familier que le sentier du départ de Charon. Son esprit était déjà plus enthousiaste, mais soudain beaucoup plus angoissé.
Lulli.
Qu'allait-il pouvoir lui dire ?
Elle apportait de l'eau dans la forge de son père, deux jolies nattes blondes descendant le long de sa taille comme de longues chaînes d'or. Sa robe brune et son corset rouge n'arrivaient en rien à atténuer la douceur et la légèreté de ses gestes, telle une petite fée de lumière dans la forge brute et sombre qui vibrait aux son des enclumes frappées.
Charon s'approcha d'Orz, le maître forgeron, et père de la jeune fille. C'était un homme à la peau brunie par les années de travail et au visage sévère, mais il avait le regard aussi doux que celui de sa fille, la preuve même de la gentillesse de cet homme qui ne craignait rien. Ses bras forts portaient de nombreuses cicatrices. Certaines, de brûlures, dû à son métier. D'autres, d'épée, dû à son devoir, il y a de nombreuses années.
Quand Orz vit Charon se rapprocher de lui, il l'embrassa chaleureusement comme un frère.
"Allons bon, mon ami, que viens-tu faire à Hautclair ? La dernière fois que je t'ai aperçu, tu avais laissé ton garçon à tes parents ! Un bon gamin! Tu l'as emmené avec toi ?
- Mon ami, oui, je l'ai pris avec moi. Nous partons vers la mer Nosastra. On m'y attend au delà, et je ne voulais pas laisser Yugo seul.
- Seul ? Mais comm... Oh!"
Le forgeron comprit, et partagea un regard sincèrement triste à son ami.
"Ils étaient âgés... c'était quand ?
- Il y a deux semaines. J'ai laissé la ferme un ami vétéran, Gildéas. C'est un homme bien. Faites-lui bon accueil, il vous le rendra bien.
- Comme tous, on le jugera quand il se montrera. Bon sang, ma minotte, elle va en prendre un coup quand elle saura qu'il s'en va. Je t'avoue que je pensais qu'il deviendrait mon gendre, le p'tiot!
- Je t'avoue qu'on est un peu là pour ça.
- Laissons les jeunes gérer. Viens, je t'offre un coup à boire, tu me donneras des nouvelles de la ville."
Les deux hommes partirent vers l'échoppe en jetant un regard complice aux jeunes gens qui partaient, eux, dans un endroit où ils pourraient parler sans adultes, sans oreilles indiscrètes, et sans coups de marteau.
"Alors c'est lui, le fameux Charon ? s'exclama Lulli à Yugo. Il est vraiment en forme pour son âge ! Père m'a dit qu'ils avaient combattu ensemble il y a des années pour protéger les frontières de Rielfräg !
- Mon père est incroyable, acquiesça le jeune homme avec fierté, et ton père l'est autant aussi. Je l'apprécie énormément.
- Et comment ça se fait que vous soyez venus ensemble au village ? Charon n'est pas réputé pour aimer se montrer...
- Il m'emmène en voyage. Je ne sais pas quand on reviendra.
- Mais tu seras là pour le bal du printemps, hein ?"
Yugo sentit son cœur se déchirer. En silence, il fit non de la tête. La jeune fille blêmit tant qu'elle en perdit presque ses tâches de rousseur.
Soudain, ses joues rosirent, alors qu'elle s'emportait.
"Non, tu ne peux pas partir avant le bal du printemps! J'ai passé tout l'hiver sur ma robe, pour que tu me voies sous mon plus beau jour! Attends ici, je vais me changer, et quand tu me verras, tu ne pourras plus partir ! "
Elle allait rentrer chez elle, mais il lui empoigna délicatement le poignet. Elle se tourna vers lui, surprise, et son regard se posa sur le sien.
Amoureux. Heureux. Déterminé.
Les lèvres de la jeune fille rencontrèrent celle du jeune homme, et, pendant un instant, qui frôla l'infini, leurs cœurs battirent à l'unisson, plus forts que n'importe quel marteau dans la forge.
Lorsqu'ils reprirent leur souffle, enivrés de tout l'amour que promet leur jeunesse, Yugo prit tendrement les mains de Lulli, et y déposa un baiser.
"Je dois partir. C'est ainsi. Mais, si tu acceptes de m'attendre, je te reviendrai. Je te verrais dans ta plus belle robe, et je te ferais danser."
Il prit une grande inspiration, plongeant ses yeux étincelants dans les siens.
"Lulli, voudras-tu aller au bal du printemps avec moi ?"
La jeune fille se sentait toute embrouillée. Elle ne savait quoi dire, quoi penser. Elle n'avait pas envie d'attendre. Elle n'avait pas envie qu'il parte. Et son père lui avait toujours dit de se méfier des aventuriers.
Mais Yugo n'était pas un aventurier. Et c'était le fils d'un héros.
"Je danserai avec toi."