THE HUNTER
Sur le fil du rasoir
L'air est chargé d'électricité. Je le sens jusque dans mes doigts crispés sur le volant.
À côté de moi, Kiara est calme. Trop calme. Ses prunelles fixent la route avec une intensité que je n'arrive pas à déchiffrer.
La radio crépite dans l'habitacle.
— Ici unité Alpha, on se positionne au sud. On attend votre signal.
J'acquiesce d'un bref mouvement de tête, même si personne ne peut me voir. Mon regard se glisse brièvement vers Kiara. Elle n'a pas bougé d'un millimètre, le visage impassible.
— On y est presque, je lâche, brisant le silence pesant.
Elle cligne des yeux, revient à moi avec un sourire léger.
— Tu stresses ?
— Non. Juste... je veux que ça se passe bien. Qu'on boucle cette affaire proprement.
Elle hoche la tête, mais je décèle cette ombre dans son regard. Une hésitation infime, un doute qui ne lui ressemble pas.
Un frisson me traverse.
— Tout va bien ?
— Évidemment.
Mais il y a un truc. Je le sens.
Je ralentis légèrement en arrivant à l'intersection. Encore quelques rues, et on sera au point de rendez-vous. Je repense à la façon dont elle a suivi ce dossier, à son intérêt parfois trop marqué... et une pensée désagréable s'insinue en moi.
— Kiara...
Elle tourne lentement la tête vers moi, ses yeux cherchant les miens.
— Quoi ?
— Si tu savais quelque chose, tu me le dirais, hein ?
Un battement de silence. Son expression ne change pas, mais je perçois cette tension subtile dans ses épaules.
— Bien sûr, Carter.
Mon cœur rate un battement.
Putain.
Elle ment.
Je garde mon visage neutre, mais en moi, tout s'agite.
On arrive sur la zone. Les ruelles sont sombres, éclairées par des lampadaires fatigués. En face, un entrepôt délabré. C'est là que tout va se jouer.
Dans mon oreillette, la voix de Liam s'élève.
— Position en place. Dès qu'ils arrivent, on les coince.
Je coupe le contact. L'adrénaline pulse dans mes veines.
Kiara sort lentement, referme la portière sans un bruit. Ses gestes sont fluides, mesurés... maîtrisés.
Un pressentiment me frappe de plein fouet.
Elle va faire quelque chose.
— Carter, souffle-t-elle en avançant légèrement devant moi.
— Quoi ?
Elle se tourne à moitié. Son regard s'ancre au mien, et cette fois, je vois tout.
L'hésitation. Le choix déchirant.
— Fais-moi confiance.
Et là, elle bouge.
En une fraction de seconde, elle sort son arme et tire.
Pas sur moi.
Sur une caméra de surveillance, juste au-dessus de la porte de l'entrepôt.
Le verre éclate, le système explose en étincelles.
La radio s'affole immédiatement.
— Coup de feu ! C'était qui ?!
Je suis figé.
Elle vient d'aveugler notre équipe.
— Putain, Kiara, qu'est-ce que tu fous ?!
Elle ne répond pas. Déjà, elle recule vers la porte de l'entrepôt, son regard toujours accroché au mien.
— Faut que tu me laisses faire, Carter. Juste cette fois.
Mon souffle est court.
Je pourrais l'arrêter.
Je devrais l'arrêter.
Mais mon corps ne bouge pas.
Elle disparaît à l'intérieur.
Et moi, je suis là, le cœur battant, pris dans un putain de dilemme impossible.
Le coup parfait
Mon cœur bat à tout rompre alors que Kiara disparaît dans l'entrepôt.
J'aurais dû la retenir. J'aurais pu la retenir.
Mais quelque chose dans son regard m'a figé sur place.
Putain.
Dans mon oreillette, la tension est à son comble.
— Qui a tiré ?! grésille la voix de Liam. Carter ? Réponds bordel !
Je serre les dents, mes yeux rivés sur la porte où Kiara vient d'entrer.
— Un coup de feu sur une caméra. Quelqu'un voulait nous aveugler, je lâche d'une voix rauque.
Silence à la radio. Puis :
— C'est pas bon. Ils savent qu'on est là.
Mon cerveau tourne à toute vitesse. Non, c'est trop propre.
Si le gang avait découvert notre présence, ils auraient fui. Mais ils sont encore là-dedans. Alors quelqu'un a voulu neutraliser nos yeux... sans forcément déclencher la panique.
Quelqu'un comme Kiara.
Je serre les poings.
— J'entre.
— Attends les renforts, Carter !
J'ignore l'ordre et avance prudemment. Une part de moi espère que je me trompe, que Kiara sait ce qu'elle fait... Une autre sait que je vais regretter de ne pas l'avoir stoppée.
Quand je franchis la porte, l'intérieur est plongé dans une pénombre inquiétante. Un entrepôt délabré, empilé de caisses métalliques. L'odeur d'huile et de tabac flotte dans l'air.
Et le silence.
Un mauvais pressentiment me tord l'estomac.
J'avance lentement, mes pas résonnant sur le sol en béton. Puis, un bruissement derrière une caisse.
Je me plaque contre le mur, arme levée.
— Carter.
Je sursaute presque.
Kiara est là, à quelques mètres. Elle a rangé son arme, ses mains levées en signe de neutralité.
— T'étais où ? je siffle.
— J'ai essayé de voir s'ils étaient encore là. Mais ils ont compris qu'on approchait, ils ont foutu le camp.
Je fronce les sourcils.
— Comment tu le sais ?
Elle me fixe une seconde, puis désigne une porte de service entrebâillée.
— J'ai vu quelqu'un sortir.
Merde.
J'approche de la porte et jette un coup d'œil dehors. Une ruelle déserte, juste une camionnette qui s'éloigne au loin.
On s'est fait avoir.
Derrière moi, la radio explose de voix furieuses.
— Ils se barrent, putain !
— Quelqu'un a merdé !
Liam hurle :
— Ils étaient prévenus, c'est pas possible autrement !
Je tourne lentement la tête vers Kiara.
Elle me regarde droit dans les yeux.
Toujours cette même sérénité troublante.
— On a tout perdu, je murmure.
Elle ne répond rien immédiatement. Puis elle soupire, l'air agacée.
— C'est de ma faute, finit-elle par dire.
Je fronce les sourcils.
— Quoi ?
Elle secoue la tête, exaspérée contre elle-même.
— J'ai vu un type près de l'entrée avant qu'on lance l'assaut. Il avait un téléphone. Je pensais qu'il surveillait juste les allées et venues, alors j'ai pas réagi tout de suite. Mais je crois qu'il a envoyé un message pour prévenir le gang.
Je l'observe, cherchant la faille dans son explication.
C'est crédible. Trop crédible.
Liam surgit à cet instant, hors de lui.
— Ils sont où ?!
— Partis, je réponds en serrant les dents. Tout ce qu'on a, c'est une putain de camionnette qui s'éloigne.
Il jure violemment.
— Et la caméra ? Qui a tiré dessus ?!
Kiara prend une seconde, juste assez pour qu'on sente qu'elle pèse ses mots.
— Je pense que c'est eux. Ils avaient un guetteur. Si je l'ai vu, il nous a peut-être vus aussi. Il a prévenu l'intérieur et quelqu'un a tiré sur la caméra pour qu'on ne puisse rien voir.
Liam peste.
— Putain, on s'est fait rouler.
Je fixe Kiara, cherchant la moindre trace de mensonge. Mais elle a l'air contrariée, et surtout... coupable.
Elle a retourné la situation avec une précision diabolique.
Elle a fabriqué une erreur qui n'en est pas une, détournant toute l'attention d'elle.
Et maintenant, au lieu de la soupçonner, Liam la plaindrait presque.
Il grogne en secouant la tête.
— On recommence à zéro. Carter, Kiara, je veux que vous trouviez comment ces enfoirés ont su qu'on était là.
Il s'éloigne, donnant des ordres aux autres.
Je me tourne lentement vers Kiara.
Elle soutient mon regard.
— J'ai merdé, dit-elle doucement.
Je n'arrive pas à savoir si c'est un mensonge.
Et ça me rends fou.
***
Nous sommes rentrés au quartier, après ce qui s'est passé, je n'ai plus adressé la parole à Kiara, trop distrait par mes propres pensées.
Mais le doute me ronge, il faut que je sois fixé!
Quand nous entrons dans la salle, je la prend à part, nous ne sommes plus que tout les deux.
Il faut qu'elle m'explique.
Je l'observe. Elle semble fatiguée, les traits tendus, comme si cette soirée l'avait vidée. Mais moi, je ne peux pas en rester là. Quelque chose ne tourne pas rond.
— Tu me dis la vérité ?
Elle relève la tête brusquement.
— Quoi ?
— Tout à l'heure. Le guetteur, le message qu'il aurait envoyé, la caméra... C'est vrai tout ça ?
Elle soutient mon regard sans ciller.
— Bien sûr que c'est vrai. Pourquoi j'inventerais un truc pareil ?
Je serre la mâchoire. J'aimerais dire que mon instinct me hurle qu'elle ment, mais ce n'est pas aussi simple. Kiara est douée. Trop douée.
— Je sais pas... Peut-être parce que tu n'étais pas censée être là. Peut-être parce que, quand on est arrivés, tu n'avais pas l'air surprise que tout ait foiré.
Elle fronce les sourcils, croise les bras, défensive.
— Tu insinues quoi exactement, Carter ? Que j'ai fait exprès de laisser ces types filer ?
Je ne réponds pas tout de suite. Elle appuie sur mes doutes, retourne la situation. Elle sait que je ne peux rien prouver.
Elle soupire et passe une main dans ses cheveux.
— Écoute... Je sais que ça pue. Moi aussi, j'ai la rage. Mais je t'assure que je n'ai rien fait de mal. J'ai merdé, oui. J'aurais dû comprendre plus vite ce que ce type trafiquait. J'aurais dû te prévenir au lieu d'agir seule. Mais je voulais qu'on réussisse cette mission, Carter. Je voulais qu'on les chope.
Sa voix tremble presque sur la fin. Et c'est là que le piège se referme sur moi.
Parce que putain... ça sonne sincère.
Je passe une main sur mon visage, essayant d'évacuer la frustration.
— Alors pourquoi avoir tiré sur la caméra ?
Elle baisse les yeux une fraction de seconde, puis me regarde de nouveau.
— J'ai paniqué.
Un silence s'étire entre nous.
— Paniqué ?
— Ouais. Quand j'ai compris que le guetteur avait peut-être balancé notre présence, j'ai eu un putain d'instinct débile. J'me suis dit qu'en pété la caméra, on pourrait brouiller les pistes, les empêcher de voir nos mouvements aussi. C'était con, ok. Mais sur le moment, j'ai cru que c'était la meilleure chose à faire.
Sa voix est calme, maîtrisée. Trop, peut-être.
Je me rends compte que mes poings sont serrés. Je veux la croire. J'ai besoin de la croire. Parce que si elle me ment, alors tout ce que je pense savoir d'elle s'effondre.
Je soupire, recule d'un pas.
— Ok.
Son regard se relève vers moi, surpris.
— Ok ?
— Ok.
Elle ne dit rien, mais je vois le soulagement passer brièvement dans ses yeux.
Et pourtant...
Quelque chose en moi refuse de lâcher prise.
J'acquiesce, me détourne légèrement, comme si je mettais fin à la conversation. Mais intérieurement, je sais que je ne vais pas en rester là.
Parce que son explication, aussi crédible soit-elle... ne suffit pas à chasser cette sensation au fond de mes tripes.
Ce fichu doute.
Et ça, c'est un problème.
Un énorme problème.