Rune
Les grognements des miens résonnaient dehors. Mes frères sans raison se trouvaient plus loin, là où l'odeur des consanguines ne pouvait pas les atteindre, mais ceux que les Ducs qualifiaient de cauchemars étaient bien là. L'odeur pestilentielle se mélangeait au parfum entêtant des fleurs. Je parvins à me détacher de tout cela, du chaos qui régnait dehors, car la première chose que je vis en ouvrant les yeux fut Anela. Il était nu, le corps mêlé à mes draps.
J'étais mélancolique d'une époque que je n'avais pas connu. Je souhaitais mener une vie de paix avec lui, me réveiller chaque matin avec la délicieuse vision de lui blottie dans notre lit et dans mes bras. Notre vie était tragique. Nous n'allions avoir droit à rien de tout cela. Il fanait, lui aussi, comme père. Il n'y avait pas de pétales, mais je le voyais défaillir peu à peu et cela me broyait le cœur. Anela ne vivrait pas longtemps. Il ne supporterait pas de voir son peuple souffrir.
Rodel l'avait-il façonné pour protéger les puresangs ? Uniquement pour cela ? Que devenait un être comme cela lorsque sa mission n'était pas réalisée ? Que Rodel réservait-il à Anela s'il échouait ? Je n'osais y penser. Toutes ces années à ne pas intervenir dans le conflit qui secouait Sang parlait pour lui : il ne se mêlait pas des affaires d'ici-bas. Mais si cela était véritablement le cas, pourquoi nous envoyer Anela ? Pourquoi nous offrir le Vicaire Sanglant ?
Ma poitrine se serra douloureusement à ses pensées et je me retirai du lit. Regarder Anela en devenait douloureux. Le laisser partir ? Non. Je ne pouvais m'y résoudre. Je me rhabillai, la gorge et l'estomac noués sous tout ce qu'il se passait. Il était très tôt, l'aube n'était pas encore là. En regardant par la fenêtre, je pouvais voir que les consanguines avaient été écrasées par le passage des cauchemars. Notre demeure était aussi touchée par la guerre désormais.
Je quittai la chambre après un dernier regard pour Anela. Je préférais le laisser dormir pour l'heure qu'il restait. Les derniers instants de « paix » devaient être chéris jusqu'à la dernière seconde. Il était épuisé et son repos, plus que n'importe qui ici, était mérité. Il pouvait bien dormir autant qu'il le voulait. Pour ma part, ma tête était lourde, trop pour pouvoir fermer les yeux. Alors, je rejoignis mon père. J'ignorais si sa rage s'était tempérée.
Ses pétales s'écoulaient plus. Je vis à peine mon chemin lorsque j'arrivais face à lui tant ils obstruaient ma vue. J'entendis son souffle lourd et lorsque je vis son visage, je tressaillis. Il ne s'était pas calmé, pas même un peu. Il était terrifiant. Ses yeux sanguinaires brillaient d'une lueur meurtrière, aussi dangereuse que celle qu'Anela avait arborée durant son attaque. Je fronçai les sourcils lorsque les pétales me révélèrent sa joue. J'écarquillai les yeux, sous le choc.
— La blessure que le Vicaire Sanglant m'a infligée ne guérit pas, gronda-t-il.
Son pouce essuyait rageusement le sang qui s'écoulait. Je compris alors d'où venait l'odeur immonde qui planait à travers le parfum des consanguines : au pied de père se trouvait un amoncèlement de cadavres mangesangs. Sa blessure ne cicatrisant pas, ils avaient continué à naître de chaque goutte d'écarlate et ils étaient morts, les fleurs étant mortellement nocives pour eux. Je comprenais la colère de père. Il devait continuer à voir ses enfants, mes frères et mes sœurs, mourir face à lui. Mais plus encore que cela...
— Je me suis infligé des blessures, mais chacune d'elles a guéri. Il ne reste que la sienne, exposa-t-il.
— Mais père... si votre blessure ne guérit pas, cela signifie que ses malédictions sont vraies ?
— Je l'ignore. Je suis incapable d'influencer les vies d'autrui. Père en était le seul capable, bien qu'El avait des dons différents des miens, de là à poser des malédictions... Comment le Vicaire Sanglant pourrait-il ?
Anela... Anela avait réussi ? Avait-il eu véritablement conscience de ce qu'il avait fait ? Avait-il su que cela fonctionnerait ? Qu'il pourrait blesser un Dieu de la sorte ? Père s'était battu contre son frère, El, mais chacune de ses blessures avaient guéri, alors pourquoi n'en était-il pas de même avec le Vicaire Sanglant ?
— Il devra nous rejoindre après l'épuration. Veille à ce qu'il ne s'enfuit pas, prévint père. J'ai un mauvais pressentiment.
J'en tremblais presque. Je ne l'avais jamais entendu parler de pressentiment, encore moins mauvais. Si lui pensait que quelque chose de grave pouvait arriver, je ne pouvais qu'être fébrile face à ses mots. Je m'exécutai alors. Je rebroussai chemin dans le but de retrouver Anela et de m'assurer qu'il ne s'en aille pas. Aucun mal ne devait lui être fait ! Je ne pouvais pas le supporter. Cependant, un toussotement et un geignement coupèrent ma course. Fratera. Il avait été blessé.
Je regardai la chambre où mon Dieu reposait puis celle de Fratera. Je pouvais bien... faire un petit détour. Je pris une profonde inspiration et rejoignis Fratera. J'y retrouvai Jek et Selene aussi, bien que ce dernier fut toujours alité. Fratera fut le premier à me voir. Son visage était boursoufflé et son nez semblait cassé. Je m'avançai prudemment, profondément désolé par son état, et pris place face à lui. Il m'offrit un sourire piteux.
— On dirait que la paix n'aura pas fait long feu, glissa-t-il avec un ton qu'il voulait amusé.
— Tu aurais désiré qu'elle dure ?
Jek et Raj n'osaient pas parler.
— La paix ? Bien sûr que oui, avoua Fratera. Avant qu'Anela ne fasse ce qu'il a fait, je l'imaginais bien. J'étais conscient que ce ne serait pas facile, mais je voulais espérer.
— Tu en veux à Anela ?
— Non. Pas même un peu. À vrai dire, je savais que quelque chose le dérangeait. Je le connais depuis son jeune âge et j'ai participé à l'élever. Je sais reconnaître quand il n'est pas lui. Quoi qu'il fasse, je crois en lui.
Il grimaça lorsque son doigt toucha accidentellement son visage.
— Pourquoi ne rien avoir dit ?
— Rune... c'est à Anela que je dois tout. Si nos duchés sont encore debout, c'est grâce à lui, parce qu'il a gardé Vilsang debout tout ce temps. Je ne vous devais rien, même si j'ai imaginé un futur avec vous.
Il avait raison. Aucun Duc ne nous devait quoi que ce soit. Ils étaient élus Ducs pour protéger les puresangs, pour garder leurs terres. Pourtant, cela me fit chaud au cœur de savoir que Fratera avait imaginé un futur avec nous. Il y avait cru, avait espéré, mais avait choisi, à juste titre, de suivre celui qui les avait toujours protégés. Je jetai un regard vers la porte et réfléchis à quelques secondes sur les mots que j'allais employer. Donner de l'espoir à Fratera...
— La blessure de père ne guérit pas. Elle continue de saigner, murmurai-je. Si cela est arrivé, alors les paroles d'Anela sont peut-être fondées.
Jek, Raj et Fratera écarquillèrent les yeux. Je posai mes doigts sur mes lèvres pour les faire taire. J'étais du côté des miens, mais je ne pouvais pas m'imaginer tourner le dos aux Ducs. Les jumeaux avaient prouvé que leur fidélité, comme la mienne, était dirigée sur Anela. Je pouvais parler sans crainte en leur présence. L'information dite, je me relevai. Fratera n'était pas mortellement blessé. Il survivrait. Je quittai la pièce après un sourire de Fratera.
Je regagnai la mienne, le cœur un peu plus léger avec cette discussion, mais aussi vite ce sentiment parvint-il à me faire sourire, mon entrée dans ma chambre l'effaça. Luna et Ruka se tenaient près du lit d'Anela. Ce dernier s'était réveillé et se tenait debout, en position de défense. Lorsqu'ils m'entendirent, ils se tournèrent vers moi. Je m'avançai rapidement et tendis la main à Anela qui la saisit et recula avec moi. Luna et Ruka demeurèrent de marbre.
— Nous partons bientôt, lâcha Ruka.
Il tourna les talons, se dirigeant vers le balcon suivi de Luna, et mon cœur se serra douloureusement. Je laissai Anela et rejoignis mes aînées. Ils étaient si... impassibles.
— Vous... Ne laissez pas ce conflit nous séparer !, suppliai-je.
J'avais retenu leurs bras. Ils se retournèrent et Ruka dégagea son bras.
— Tu as choisi ton camp Rune. En défendant le Vicaire Sanglant, tu t'es dressé face à nous, tout comme les jumeaux. Vous avez choisi l'ennemi plutôt que votre propre famille, déclara-t-il avec un calme glaçant.
— Regarde ce que vous avez déclenché, poursuivit Luna. Père est furieux. Ce sera un véritable bain de sang. Nous nous sommes battus des années l'un contre l'autre et lorsque nous aurions pu faire les choses avec plus de douceur que tout ce chaos, vous avez choisi de le poursuivre.
— Ça n'est pas ça, me défendis-je. Luna, Ruka, aucun camp n'a été choisis. Je mènerais la bataille avec vous, mais ne me demandait pas de blesser Anela, qu'importe la blessure, morale ou physique.
Luna se défit à son tour de ma prise et Ruka avança jusqu'à la rambarde du balcon, y grimpa et me jeta un regard qui gorgea mes yeux de larmes : un regard adressé à l'ennemi.
— La bataille ? répéta-t-il. Il n'y en aura pas. Ce sera un massacre.
Sous ses mots, j'entendis Anela approcher. Si lui ne savait pas ce que signifiait cette menace, ce ne fut pas mon cas. Je savais ce qui nous attendait. Je rattrapai mon Anela pour l'empêcher de faire un pas de plus. Ruka, dont les veines écarlates furent plus visibles encore, eut le visage complètement métamorphosé. Sa bouche s'ouvrit démesurément et son corps ploya vers l'avant, comme si toute sa force était utilisée pour le maintenir debout et pour ce qui allait suivre.
De sa gueule s'échappa une brume rouge, très épaisse et je posai ma main sur le nez d'Anela. Il avait face à lui un fléau, un poison qui avait tué bien des puresangs. Elle s'était manifestée plus discrètement lors des phases de maladies. Elle était imperceptible pour toucher nos « ennemis » afin que ces derniers ne trouvent jamais des remèdes, mais aujourd'hui, qu'importait. Personne n'aurait le temps de se préoccuper de cela.
Telle une cascade de sang, elle s'écoula du balcon, jusque dans les consanguines abimées et les couvrit entièrement. Inoffensifs sur la flore, la faune et les mangesangs, les puresangs en seraient les seuls à souffrir. Tel un brouillard, elle s'étendit jusqu'au bois et disparut à travers les arbres, dissimulant la menace à nos yeux durant quelques secondes avant qu'elle ne surgisse d'au-dessus les saunes également. Nous pourrions, nous, mangesangs, marcher dans ce poison, mais Anela et Fratera...
— Les Ducs resteront ici, affirma Luna. Le Vicaire nous rejoindra plus tard.
Non. Non. Je regardai Anela. Il... il serait prêt à se jeter dans ce poison pour ce peuple ! Si je le laissais seul... si je le laissais seul... j'étais sûr de le perdre. Il... Pour son peuple...
Ruka referma sa bouche et se redressa en prenant une profonde inspiration. Son poison allait se répandre dans tout Sang.
— Cela ne touchera pas les duchés. Cette brume est là pour empêcher les puresangs de fuir. Ils seront enfermés à leur terre si chère et y mourront.
Il sauta du balcon, m'envoyant un flash de Pero, et Luna fit de même. Pero revint à la charge, ses traits torturés me faisant face et je n'osais plus bouger. Beret s'y ajouta. Le sang qui s'écoulait d'eux, de leurs plaies, était insoutenable à regarder. Ils avaient tant souffert... Je parvins à détourner mon regard pour le poser sur Anela. Lui aussi avait un visage torturé, mais je compris la supplication dans ses iris de sang. Je sus ce qu'il me demandait si ardemment.
Notre vie ensemble n'existerait pas. Anela allait me quitter. C'était son peuple, pour son peuple. Il l'aimait tant. Pourquoi ne pouvait-il pas m'aimer plus qu'eux ? Nous nous étions rencontrés trop tard, ou alors bien trop tôt. Cette vie, pour chacun de nous, n'avait rien à offrir. Je devais laisser mon Anela, mon Dieu, réaliser ce pour quoi il avait été créé ; son dessein. L'heure n'était plus à la colère, au chaos ou à la guerre.
Il était temps de dire au revoir.