Anela
« Dans le monde de demain, je sais que je n'aurais pas ma place. Je ne me sens pas capable de faire face à cette vie, au poids des décisions qui seront prises. Je m'en vais rejoindre les jardins de Rodel.
Si une autre vie m'est allouée et que nous nous retrouvons, j'espère pouvoir vous aimer à nouveau. Toi aussi Rune : si cette occasion se présente, j'espère pouvoir t'adorer sans avoir l'impression de trahir les défunts.
Merci d'avoir veillé sur moi. »
Bien sûr, je me souvenais de notre discussion. J'avais bien dit à Pero que le choix de sa vie lui appartenait, mais cela faisait si mal de la laisser s'en aller. Je... ne parvenais pas à l'accepter. Elle était si jeune et avait eu tant de choses à nous offrir, à offrir au monde. Elle avait fait le choix de renoncer, de rejoindre les jardins de Rodel et je la comprenais. Oui. Mais ça n'empêchait pas mon cœur de saigner. En versant la terre sur son petit corps, je n'osais plus regarder son visage.
J'avais retenu mes larmes jusque là, me refusant de pleurer face à quiconque, mais j'avais l'envie de fondre en larmes. Je n'avais jamais été le plus proche d'elle, mais j'avais pris plaisir, malgré mes remontrances, à voyager avec elle. Elle avait été suffisamment courageuse pour tenir jusque là, mais elle n'avait été qu'une enfant. Je savais mieux que personne que certains poids pesaient trop lourd pour de frêles épaules. Je comprenais et respectais son choix. Rodel allait prendre soin d'elle et elle serait avec Beret, avec sa famille.
— Selene est mal en point. Il va survivre, mais il aura des séquelles.
Je détournai le regard de la tombe de Pero qui reposait à côté de Beret pour regarder Ruka. Je hochai simplement la tête, ne trouvant pas les mots. Trop de choses s'étaient passées en trop peu de temps il y a quelques heures. Je m'étais endormi dans les bras de Selene, Pero dans nos bras, et à notre réveil, Rune avait été là, le visage déformé par la rage. Le temps de mon réveil, le temps que je comprenne ce qu'il se passait, Selene avait été brûlé de l'intérieur. Des plaques rouges tachetaient son corps.
Rune était entré dans une colère noire à cause de moi, à cause d'autre bras qui m'enlaçait. Puis, nous avions avisé de la situation de Pero et elle avait sauté. L'image de Rune sautant pour la sauver me hanter. Sa course avait presque été faite en un bond tant il avait été rapide. Il n'avait pas hésité, pas même l'espace d'une demi-seconde, pour plonger avec Pero, pour la secourir. Et j'avais... stupidement, tenté de faire de même. Sous la panique du moment, sous l'angoisse de perdre Pero et Rune, j'avais tenté de sauter.
Si Fratera ne m'avait pas rattrapé... J'avais eu si peur pour eux. Seul Rune avait survécu. Son comportement était ancré sur ma rétine ; lui pleurant et tenant fermement la main de Pero. Il nous avait quittés sous un silence angoissant et cela faisait des heures que je ne l'avais pas vu. Je... je priais Rodel pour que rien ne lui soit arrivé. Et comme s'il répondait à ma prière, Raj et Jek sortirent des bois, essoufflés. Ils accoururent vers nous et je me redressai.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Rune était à deux doigts de nous arracher la tête ! s'exclama Raj. Je ne l'avais encore jamais vu d'aussi mauvais poil !
— Où est-il exactement ? m'enquis-je.
Jek me pointa une direction.
— Marche plus de cinq minutes à partir des saunes et tu le trouveras, mais... je ne suis pas sûr qu'il soit enclin à voir quelqu'un. Même toi.
Je n'avais cure de cela. Je me relevai, laissant Fratera, et quittai le champ de consanguine pour rejoindre les bois. Jek avait dit vrai. Je ne vis pas Rune avant un moment, mais je l'entendis. Des bruits de craquements, comme des troncs que l'on brisait, résonnaient. Quelque chose de peu agréable se dégageait de là où il était, mais je ne rebroussais pas chemin. J'avais été particulièrement horrible avec lui la dernière fois, de lui donner de l'espoir avant de le repousser, mais là... c'était différent.
Il s'était jeté sans réfléchir dans le vide pour Pero. Il... il tenait à elle. Il avait fallu qu'elle meure pour que je comprenne cela. Rune devait souffrir, plus encore en lisant cette lettre. Alors quoiqu'il se passait, je ne voulais pas rebrousser chemin. Et je ne le fis jamais. Pas même lorsque je le vis et que mon corps se tendit sous la peur. Rune était un monarque. Il n'était pas puresang. Malgré ses veines rouges qui semblaient courir sur sa peau et non dessous, il y ressemblait pourtant. Habituellement tout du moins.
Rune n'avait plus rien de semblable à un puresang à cet instant. Ses traits étaient flous et terrifiants, d'une façon que je n'aurais jamais su décrire. On aurait dit qu'il s'était lui-même frotté le visage au point de le déformer. Je reconnaissais ses yeux allongés et sa bouche plus grande, mais je ne voyais plus d'humanité. Autour de lui, des dizaines d'arbres, de saunes, avaient été déracinés ; une vingtaine d'autres avaient de longues marques de griffures sur leurs troncs.
Je regardai ses mains. Ces dernières étaient ensanglantées et ses longs ongles acérés étaient brisés. Lorsqu'il remarqua ma présence, il eut quelques secondes d'arrêt.
— Rune...
— Je ne veux pas parler.
Sa voix n'en était plus vraiment une. Elle semblait davantage être un écho ; un écho qui s'éloignait trop de moi et s'il fallait que je me jette à sa poursuite, je le ferais. Je ne bougeai pas et attendis. Cela sembla profondément l'agacer puisqu'il fut face à moi en une seconde. Je regardai dans ses yeux, sans reculer, sans ployer.
— Va-t'en !
Son cri avait été assourdissant et sa bouche s'était ouverte si largement qu'il aurait pu... gober toute ma tête. J'étais terrifié, bien sûr, mais je me refusais de partir ou de reculer, ne serait-ce que d'un pas. Sa main brisa l'arbre derrière moi. Ce fut une menace évidente, mais même dans cette violence, je compris que son souhait était de me faire partir. Je le savais parce que j'avais déjà ressenti tout cela. Voir des gens à qui je tenais mourir les uns après les autres m'avaient poussé à ne plus vouloir qui que ce soit à mes côtés. J'avais, à une époque, décidé de m'éloigner d'autrui en espérant ne plus voir mourir ceux que j'aimais.
Mais j'étais revenu à moi et j'avais continué à aimer chacun de ceux qui avaient croisé mon chemin. L'amour était une chance trop inestimable pour que la mort vienne la gâcher et je n'allais pas laisser Rune perdre cela. Il n'était pas question de pardon ici, mais je le comprenais. Alors, je l'enlaçai. Je passai mes mains sur son dos et caressai ce dernier avant de le serrer contre moi. Je me blottis contre sa poitrine, ma tête contre sa gorge.
Et là, je laissai mes larmes couler. Je les laissai se déverser contre lui et abandonnai l'espace d'un court instant mon rôle de Vicaire Sanglant qui jamais ne ployait. Rune avait besoin d'Anela, pas du Vicaire. Il avait besoin de l'homme, du cœur, et pas de la raison.
— J'ai besoin de toi aussi, murmurai-je. Mon cœur a besoin du tien.
Durant une longue minute, je n'entendis que sa respiration et son cœur. Ce dernier se calma peu à peu contre ma poitrine, prenant lentement le rythme et le bruit lourd et apaisant d'un tambour. Puis, ses doigts se réfugièrent dans mes cheveux pour me maintenir fermement contre lui et je ne ressentis aucune longue griffe. Sa face se logea contre mon cou. Je pus à mon tour sentir ses larmes et l'entendre sangloter.
— Je l'ai tué. Anela, j'ai...
Il ne parvenait pas à parler. Je le serrai plus fort, le cœur en miette. Je ne l'obligeais pas à parler. Je le berçai au rythme de nos palpitants qui résonnaient contre l'autre. Ses pleurs étaient plus douloureux que n'importe quelle blessure qui avait pu m'atteindre un jour. Fratera avait raison : avoir de la rancœur fatiguait mon esprit. Je n'avais pu me mentir plus longtemps. Fratera m'aurait réconforté de la mort de Pero, mais la présence de Rune était plus importante. Quand bien même je lui en voulais, mon chagrin ne pouvait être apaisé que par lui.
Il ne servait à rien de se mentir. Perdus dans les bras de l'autre durant une douce éternité, nous terminâmes au sol. Appuyé contre un saune qu'il avait détruit, mon dos reposant contre son buste et sa tête dans le creux de mon cou, nos larmes avaient fini par se tarir seules et sans mot. L'une de ses mains était posée sur mon ventre et les caresses qu'il y réalisait été bien plus pour l'apaiser que pour moi. De l'autre, ses doigts étaient fermement enlacés aux miens.
— J'avais mes bras autour d'elle. Je voulais la protéger, mais... quand je l'ai regardé... Anela, son cou... Je voulais la sauver.
Je penchai ma tête vers l'arrière, ainsi appuyée sur son épaule, et la tournai afin que mes lèvres atteignent son crâne. J'y posai un long baiser contre lequel il s'appuya.
— Rodel donne à tous la vie, mais c'est à nous de choisir si nous pouvons la supporter ou non. Si ça n'est pas le cas, Rodel nous rappelle à lui et à ses jardins. Pero n'était pas faite pour cette vie, mais la prochaine...
Je serrai ses doigts plus étroitement contre la mienne.
— Il y aura une de vos vies où vous pourrez vous retrouverez et où vous discuterez sans que rien ne vous empêche de tisser un lien. Tu n'es pas éternel, n'est-ce pas ? Tu la retrouveras. Ça n'était pas de ta faute. C'était son choix.
Il secoua la tête sans pour autant la relever.
— Et toi... ? Tu sais que ce n'est pas de ta faute ? Parviens-tu à t'en convaincre ?
Il savait appuyer où ça faisait mal ou alors peut-être me connaissait-il trop bien. Je ne m'étais pas caché avec lui. Je devais à présent être un livre ouvert à ses yeux, lorsque je n'étais pas juste un être qui tentait de garder la tête froide ; lorsque je n'étais pas le Vicaire Sanglant.
— Je devrais le savoir. Pero ne voulait plus de cette vie et nous devons l'accepter. C'était son choix et nous n'avions aucun droit de changer cela, mais... tu t'es jeté corps et âme pour la sauver. Rune, tu ne l'as pas tué. Tu l'as aimé. Tu l'as aimé si fort.
— C'est si difficile d'aimer. Si c'est cela « aimer »... Les disputes, les chagrins et les souffrances, je n'en veux plus.
Je posai à nouveau mes lèvres contre sa chevelure et l'odeur des consanguines, qui s'y étaient imprégnées, envahit mon corps au point de m'en rendre ivre. Son bras autour de mon ventre se raffermit et je fus plaqué contre lui.
— Ça n'est pas ça l'amour, murmurai-je contre son crâne. C'est bien plus compliqué. C'est tout cela, oui, mais tellement plus encore. Tu ne pourras jamais cesser d'aimer. C'est dans la nature d'un puresang et dans la tienne aussi. C'est une force.
Il releva la tête, me faisant face sans ciller malgré notre proximité.
— Lorsque le monde de demain sera là, lorsque les vents et les tempêtes seront passés, c'est l'amour qui forgera les liens. Car un être capable d'amour est un être plein d'humanité, qu'importe la noirceur qu'il renferme.
— « Jamais cesser d'aimer », tu dis. M'aimes-tu toujours après toute la souffrance que je t'ai causée ? M'aimes-tu toujours après avoir compris que les bras de Selene pouvaient également t'apporter de la paix ?
J'ignorais de quel genre d'amour il parlait là, mais les questions, qu'importe la forme de tendresse, ne changeaient pas.
— Malgré la mort de Pero... je ne peux m'enlever cette image de la tête et cela me rend fou de colère. Toi et Selene... je ne devrais même pas y penser. Pero vient de périr dans mes bras et moi, je...
Je relâchai sa main et posai mes doigts sous son menton pour l'obliger à me regarder.
— Je ne pourrais jamais te dire dans cette vie ce que tu rêves d'entendre. Je ne pourrais pas te pardonner pour le mal que tu nous as causé. Je ne pourrais pardonner ni à toi ni aux autres monarques ou à Od. Je ne vous offrirais jamais mon pardon, mais...
Je couvris sa joue de ma paume et il ferma les yeux. Il avait retrouvé son visage doux, seule la souffrance transparaissait encore.
— Mais ce sont tes bras que je suis venu chercher. Pas ceux de Selene.
Son front se posa fermement contre le mien et il inspira profondément. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il me dévoila le même être dont l'obsession pour moi m'avait fait trembler. Je le reconnaissais comme celui qui avait été jusqu'à avoir des paroles hérétiques pour me prouver sa dévotion et cela eut à nouveau le même effet. Mon cœur tambourina férocement dans ma poitrine et je tremblai contre son corps ; pas de peur, mais d'un désir sournois.
— Je ne pourrais pas supporter de te voir encore entre ses bras. Je n'ai aucun droit de te demander quoi que ce soit après ce que j'ai fait, mais je sais ne pas être capable de me retenir face à lui. Je me sens prêt à le tuer dans les pires souffrances.
Il se redressa, me surplombant, et lorsqu'il s'approcha, je reculai. Je me cambrai dans ses bras pour échapper à ses lèvres.
— Plus je perds ceux que j'aime et moins je suis enclin à faire des sacrifices. S'il faut que je tue toute cette civilisation pour m'assurer que tu ne sois qu'à moi, je le ferais. Pour mon seul et unique Dieu, pour toi mon Anela, je serais capable des pires crimes.
Il plongea à nouveau dans mon cou pour s'y réfugier, me cachant ses yeux fous. Ses paroles étaient blasphématoires, condamnables de bien des façons, mais... nous n'étions que tous les deux dans ses bois. Et une part de moi... une part de moi était prête à accepter toutes ses déviances, toute sa folie même si cela impliquait d'être engloutis avec lui.
Rune était fou, mais peut-être l'étais-je encore plus pour alimenter cette aliénation.