9 h 10. Aliona est en retard. Elle vient à peine de quitter ses appartements. Il faut dire que les femmes de chambre avaient du pain sur la planche. Démêler ses longs cheveux n’était pas une mince affaire. Aliona doit aussi admettre qu’elle ne leur a pas facilité la tâche. Elle n’a pas hésité à râler quand elle a dû enfiler son corset, ce qui ne l’a pas aidée à rattraper son retard. Elle déteste porter cette invention des Ténèbres. Il l’oppresse, l’empêche de respirer convenablement et l’entrave dans ses mouvements. Celui qui a inventé cet objet de torture devait détester les femmes. Malheureusement pour elle, elle est reine. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, elle n’est pas libre d’agir comme elle le souhaite. Loin de là ! Depuis qu’elle a accédé au trône, il y a quelques mois de cela, elle se sent prise au piège dans une prison dorée. Elle ne peut choisir ses tenues, son père régit minutieusement son emploi du temps et elle ne peut même pas choisir elle-même les questions dans lesquelles elle veut s’impliquer pour gouverner le royaume. La liberté dont elle jouissait auparavant lui manque.

La jeune femme doit se dépêcher. Elle sait bien que même si elle fait au mieux, elle n’échappera pas aux reproches de Léonard à son arrivée. Il déteste qu’elle arrive en retard. Il déteste qu’elle sorte du moule dans lequel il s’efforce de la faire entrer.

Essoufflée après avoir traversé le palais au pas de course pour rejoindre la salle du petit déjeuner, elle prend quelques secondes pour reprendre sa respiration. Cet acte, somme toute très banal, demande bien plus d’efforts qu’on ne le pense lorsque notre cage thoracique est compressée par un corset.

Alors que les portes s’ouvrent, Aliona constate que Jonas est déjà arrivé.

En même temps, il a moins de choses à faire pour être présentable que moi ! maugrée-t-elle intérieurement.

Le jeune homme lui adresse un sourire taquin tout en levant sa tasse de café dans sa direction pour la saluer. Elle vient l’embrasser comme s’ils n’avaient pas passé la nuit ensemble.

Les lèvres de Jonas ont le goût du café. Elle déteste ça. Depuis petite, elle ne supporte pas l’odeur ou le goût du café. Mais pour lui, elle fait une exception.

Avant de prendre place à table, la jeune femme se dirige vers le buffet afin de se servir de quoi manger. Elle se verse une tasse de thé et prend une part de gâteau. Elle meurt littéralement de faim.

—   Tu es en retard, souligne Léonard, sans même prendre la peine de lui adresser un regard.

Il a les yeux plongés dans la lecture d’un dossier. Alors qu’Aliona prend place à sa droite, elle tente d’entrapercevoir de quoi traitent les documents en question. Le peu de mots qu’elle aperçoit ne l’aide absolument pas à deviner le sujet de travail de son père.

Aliona ne prend même pas la peine de répondre à la pique du Roi. Que peut-elle lui dire ? Désolée, j’ai été contrainte de revêtir une tenue que je ne peux mettre sans trois femmes à mes côtés pour m’aider. Non, il n’y a rien à répondre. Elle est en retard un point c’est tout. Aliona n’a jamais été la plus ponctuelle et ne le sera certainement jamais. C’est ainsi. Quoi qu’elle fasse, son père a toujours quelque chose à redire. Sa tenue, son manque d’enthousiasme lors des évènements mondains, sa coiffure, son manque de ponctualité. Tout est prétexte à reproche quand il s’agit d’elle.

Un silence pensant s’installe dans la pièce. Jonas boit son café en silence tout en regardant Aliona savourer son petit déjeuner. Il ne mange pas, jamais le matin. C’est une habitude qu’il a pris auprès de sa famille adoptive. Léonard quant à lui poursuit la lecture de son dossier comme s’il était seul. De temps en temps, il marmonne des paroles inintelligibles, qui troublent le calme régnant dans la pièce. Quand enfin il arrive au bout de ses documents, il prend la parole.

—   Nous devons parler de votre mariage, dit-il en refermant sa pochette.

Le sujet de conversation semble sorti de nulle part. Aliona se doutait bien que son père voulait leur parler ce matin. Il n’aurait pas insisté sur leur présence à Jonas et elle autrement. Néanmoins, elle ne voit pas ce qu’il y a d’urgent à traiter pour le mariage.

—   Il est prévu pour dans trois mois, nous avons encore le temps, tente de se rassurer Aliona.

La vérité est que l’idée de la cérémonie l’angoisse. Elle aime Jonas et ne se voit pas vivre sans lui. Mais est-elle vraiment prête à s’unir à lui pour de bon ? Quelques semaines auparavant, elle aurait répondu sans réfléchir que oui. Mais aujourd’hui, une ombre plane sur ses certitudes d’hier. La jeune femme secoue doucement la tête pour chasser ses doutes. Toutes les jeunes mariées ont de l’appréhension à l’approche de leur mariage, non ?

—   Non, le temps presse, beaucoup de questions doivent encore être réglées, à commencer par le lieu de la cérémonie.

—   Quelle question ? Au temple d’Ignis, voyons ! s’exclame Aliona.

Elle cherche le regard de Jonas pour qu’il la soutienne, mais ce dernier l’évite. Il contemple le fond de sa tasse à café vide comme s’il s’agissait de la chose la plus intéressante au monde.

—   Où donc le mariage pourrait-il avoir lieu ? demande-t-elle.

Jonas se mord les lèvres, visiblement embarrassé.

—   J’avais pensé que nous pourrions le célébrer à Aquilae, répond le jeune homme sans lever les yeux vers sa fiancée.

La jeune femme fronce les sourcils.

—   Pourquoi ? demande-t-elle surprise.

Aliona ne s’attendait pas à cela. Il ne lui en a jamais parlé, pourtant ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué. Cette soudaine volonté de Jonas de vouloir se marier à Aquilae est plus qu’inattendue pour la jeune reine.

—   J’ai envie de me rapprocher de mon royaume. Ils ne me connaissent pas là-bas, pas plus que moi je les connais. Leur offrir un mariage royal permettrait de créer du lien entre eux et nous.

Aliona semble dubitative. Elle a toujours imaginé qu’elle se marierait dans le temple d’Ignis, sous la protection des dieux Lux et Léonis. Ce même temple où ses parents se sont mariés avant elle. Elle n’avait pas envisagé que Jonas souhaiterait que la cérémonie se tienne ailleurs. D’autant plus que tous deux ont grandi ici, et entretiennent donc un lien particulier avec le Royaume du Feu.

—   La question des titres qui vous seront accordés doit aussi être débattue, poursuit Léonard en ignorant volontairement le désaccord du jeune couple.

—   Aliona sera reine d’Aquilae, affirme Jonas comme si la réponse était évidente.

La jeune femme hoche la tête en guise d’approbation. Cette fois, ils sont d’accord. Pas besoin de tergiverser sur la question.

—   Jonas sera couronné roi d’Arietis, confirme-t-elle.

—   Hors de question, s’oppose Léonard. Jonas sera au mieux consort d’Arietis.

Aliona écarquille les yeux de surprise. Elle ne s’attendait pas à une telle réaction de la part de son père. Le jeune homme adresse un regard furieux au Roi. Il sert si fort sa tasse que ses jointures ont blanchie. En quoi cela pose-t-il problème que Jonas soit roi d’Arietis ? se demande la jeune femme.

—   Pour quelle raison me refuser ce titre ? interroge Jonas se faisant l’écho des pensées d’Aliona. Vous avez bien été couronné roi lorsque vous avez épousé la reine Ember.

—   Je n’étais pas roi d’un autre royaume, rétorque Léonard impassible. Il est inconcevable qu’Arietis devienne une province du Royaume de l’Air s’il arrivait quelque chose à ma fille.

—   Pourquoi m’arriverait-il quelque chose ? intervient Aliona.

—   Ton devoir en tant que reine est de donner naissance à une descendance. Beaucoup de femmes meurent en couche. Je refuse qu’Arietis passe aux mains d’un autre si cela devait se produire.

Aliona manque de s’étouffer en entendant ses mots. Pourquoi envisager le pire ? Et qui a parlé d’enfants ?

—   Si je suis consort, Aliona le sera aussi, s’énerve Jonas qui ne compte pas céder à son futur beau-père.

—   Craignez-vous pour votre vie ? lui demande Léonard. Pour quelles raisons refuser le titre de reine à ma fille alors qu’il n’y a pas deux minutes vous étiez prêt à le lui offrir sur un plateau d’argent ?

—   Par souci d’égalité. Je ne vois pas pourquoi je devrais me contenter du titre de consorts alors qu’elle pourrait hériter de mon royaume. Aquilae ne mérite pas de devenir une province d’Arietis.

—   Ne faites pas mine de défendre des terres que vous ne connaissez pas, s’énerve Léonard.

La discussion entre les deux hommes commence à s’envenimer. Ils parlent comme si Aliona n’était pas là. Comme si la question de son propre mariage ne la concernait pas. Jonas remet sur la table sa volonté de célébrer la cérémonie à Caecias, la capitale d’Aquilae. La jeune femme fulmine. Elle bouillonne intérieurement. Léonard renchérit sur la question des enfants. Elle ne peut dire un mot sans être coupée. Les deux hommes commencent à se disputer sur des questions prématurées de succession. La jeune femme tente de les raisonner, en vain. Son père et Jonas semblent se moquer de son avis. Elle ne peut se laisser ignorer ainsi. Après dix minutes de débat acharné entre les deux hommes, elle perd patience et tape du poing sur la table.

—   Ça va ? Je ne vous dérange pas tous les deux ? J’ai peut-être mon mot à dire dans cette histoire.

Léonard et Jonas adressent un regard interloqué à la jeune reine. Enfin, ils semblent se rappeler sa présence et le fait qu’elle aussi est en droit de faire valoir son opinion.

—   Nous ferons un contrat de mariage. Tant que nous n’aurons pas d’enfants, chacun sera le consort de l’autre. Si jamais il devait arriver malheur à l’un de nous deux, ce qui ne devrait pas arriver, les dieux nous protègent, l’autre prendrait la régence en attendant que nos enfants soient prêts à régner. Cela satisfait-il vos égos ?

Les deux hommes acquiescent en silence, ne trouvant rien à redire à la proposition de la reine.

Un peu trop facile, pense Aliona. Elle écarte rapidement cette pensée, se satisfaisant de cette première victoire avant de poursuivre.

—   En ce qui concerne le lieu de la cérémonie, je tiens à être mariée à Ignis. C’est non négociable, précise-t-elle à l’attention de son fiancé.

Elle plante son regard dans celui de Jonas qui lui fait face. Elle le sait, il peut y lire sa détermination. Ses yeux à lui lancent des éclairs. Il ouvre la bouche pour protester, mais Aliona ne lui laisse pas le temps de répondre.

—   Nous pourrons faire une seconde cérémonie à Aquilae. Comme ça, les deux royaumes auront un mariage et tout le monde sera content.

Léonard regarde sa fille comme s’il la redécouvrait. Ce n’est plus la petite princesse rebelle qui cherchait à fuir ses obligations qui lui fait face. Il ne l’aurait pas cru possible de faire preuve d’autant de diplomatie et de maturité.

—   Je m’occuperais de la rédaction du contrat de mariage et je vous le soumettrais avant signature si cela vous convient, déclare-t-il. À moins que tu ne veuilles le rédiger toi-même Aliona.

Aliona est surprise de voir son père capituler si rapidement. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la soutienne ainsi. Au moins, s’il la laisse écrire leur contrat de mariage, elle aura le sentiment d’enfin faire quelque chose de ses journées.

Elle lance un regard interrogateur à Jonas. Elle voit bien que lui n’est pas entièrement satisfait. Il se mord les lèvres comme pour retenir les mots qui se bousculent dans son esprit. Son regard est sombre et il ne semble pas entièrement satisfait par la proposition de la jeune femme.

—   Très bien, on fera ainsi, fini-t-il par accepter après avoir mentalement pesé le pour et le contre.

Aliona voit bien que Jonas ne lui dit pas tout. Il a beau dire que cela lui convient, tout dans son attitude montre qu’il n’a pas dit son dernier mot concernant leur mariage. Une question demeure encore en suspens : où vivront-ils après leur couronnement ? Cela a toujours été évident pour elle qu’elle vivrait à Arietis. Cependant, la volonté de Jonas de se rapprocher de son royaume pourrait changer la donne.

Les deux jeunes gens ne se quittent pas des yeux. La tension entre eux est palpable. Aliona a soudain un milliard de questions à poser à Jonas, mais elle n’en a pas le temps. Un page entre dans la pièce.

—   Vos Majestés, s’incline-t-il. Le prince Ayden et dame Lucie sont de retour à la Cour.

Cette nouvelle change totalement l’atmosphère qui régnait dans la pièce. De tendue, elle passe à pleine d’excitation et de joie. Aliona, impatiente, bondit de sa chaise et sort en trombe de la salle du petit déjeuner. Après des semaines d’absence, son frère et sa meilleure amie sont enfin de retour au palais. Elle est heureuse de les retrouver. Elle a aussi hâte d’enfin pouvoir régler ses comptes de vive voix avec son frère…