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Chapter 5

L'aube n'est pas encore levée lorsque je sors de ma chambre sur la pointe des pieds. J'ai vidé le contenu de ma trousse de couture pour y glisser quelques sous-vêtements de rechange et l'étrange globe de verre offert par mon oncle.

J'ai failli le laisser dans son tiroir mais je ne sais pourquoi, une impulsion subite m'a fait revenir sur mes pas. J'essaye de me convaincre que c'est pour mieux le lui rendre. Peut-être que cette chose lui a coûté une petite fortune après tout.

La maison est plongée dans un silence absolu. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit pour profiter de ce moment, peu avant l'aube, où tout le monde dort profondément. Je descends les escaliers sur la pointe des pieds et j'évite habilement l'avant dernière marche, celle dont le bois craque à en réveiller les morts.

Dans le cabinet de travail de mon père, je déniche la clé du coffre qu'il cache entre deux livres de comptes. Ma famille est ce qu'on peut qualifier d'aisée. Ni richissime comme peuvent l'être les barons du charbon, dont les entreprises rapportent des fortunes comparables à celles de la noblesse, mais suffisamment pour que notre nom évoque quelque chose au quidam.

Si l'essentiel de notre fortune se trouve en banque, mon père conserve en permanence une somme d'appoint pour les dépenses courantes dans son bureau. En fin de semaine cependant, ces liquidités sont réduites à peau de chagrin et je grimace en comptant les pièces.

Tant pis, il faudra bien que cela fasse l'affaire. Je ne peux pas me permettre d'attendre un jour de plus. J'enfile mes gants et rassemble tout ce que je peux dans une bourse de cuir. Le tintement des pièces me fait frémir.

En dehors du bruissement de la magie, je ne perçois aucun signe d'agitation. Mon souffle se relâche et je dépose dans le coffre à présent vide la lettre que j'ai rédigée.

Mon père sera furieux, ma mère peinée et mon frère... je suppose qu'il sera vexé de n'avoir rien su de mes projets. La culpabilité me serre le cœur et pour la centième fois cette nuit, les doutes polluent ma résolution.

Ce que je fais est une trahison pure et simple. Je suis en train de voler ma propre famille pour m'enfuir à la poursuite d'une chimère. J'entends leurs reproches tourner en boucle sous mon crâne :

"Tu n'es qu'une petite fille irresponsable et ingrate."

"Où penses-tu aller comme ça ?"

"Tu ne sais rien du monde extérieur."

Non. Ce sont mes propres peurs qui cherchent à me retenir. Des années et des années de doutes soigneusement instillés par leurs soins dans mon esprit pour mieux me garder entre ces murs. Je secoue la tête pour les faire taire. Ils me pardonneront lorsque je reviendrai, dépouillée de toute forme de magie.

Et puis, je suis débrouillarde. Je sais où je vais car j'ai un plan. Je sors de mon trousseau la lettre froissée que m'a envoyée mon oncle et l'incline vers la lueur de la lune en plissant les yeux sur la note en bas de la page :

"Si tu souhaites m'écrire : Antoine Reynaud, Chez Lady Violeta Osborne, 31 Grosvenor square, Mount Street, London".

Londres. Le nom de cette ville gonfle ma poitrine de détermination. Ces quelques lettres sont chargées de tant de promesses et d'espoir que les voix pernicieuses se taisent. Je me redresse et resserre autour de moi les pans de ma cape.

Dans la cour, le froid du petit matin me fait frissonner. Le ciel n'est pas encore grisé par l'aurore, mais je discerne tout de même les nuages bas qui voilent la lune comme une mantille. Je quitte le perron, déchirée, sans trop savoir si je suis excitée ou malheureuse.

Plutôt que de m'attarder sur les émotions qui tordent mes entrailles, je me concentre sur le chemin que j'ai mémorisé. J'ai une heure et demie de marche devant moi d'après mes estimations. Peut-être plus.

L'avance que j'ai prise sera vite avalée si je ne presse pas le pas. S'il y a bien une chose qui m'effraie plus que ma fuite vers l'inconnu, c'est d'être rattrapée par mon père avant d'avoir pu quitter la ville.

Le jour commence à poindre et Paris s’agite doucement, comme un enfant qui s’extirpe du sommeil. Mes bottines claquent sur les pavés et je serre mon maigre bagage contre moi. On lit tant de faits divers, tous plus atroces les uns que les autres sur les agressions dans les villes à la nuit tombée... Mes genoux et mes mains tremblent, et ce n'est pas dû qu'au froid.

Heureusement, le ciel s'éclaire doucement, et quelques parisiens parmi les plus matinaux investissent peu à peu les rues. Ils ne sont pas nombreux à se lever aussi tôt un dimanche matin. Les cloches d’une église sonnent sept fois alors que seules les devantures des boulangeries sont éclairées.

Mon estomac gargouille. Je marche depuis quasiment une heure sans faire de pause, concentrée sur les noms de rues car je ne dois pas me tromper. Une seule erreur, et je risque de me retrouver à errer au hasard des venelles.

Même quand les odeurs de pain chaud envahissent les trottoirs, je me fais violence pour ne pas m’arrêter. La sensation que mes parents sont déjà sur mes talons, prêt à me ramener de force me colle à la peau.

Enfin, au bout d’un immense boulevard, je l’aperçois, éclatante sous les premiers rayons du jour : la gare du Nord. Ses arcades et son horloge surplombent tous les bâtiments proches et des échafaudages ont été montés le long de sa façade.

La première étape de mon voyage.

Je presse encore le pas. Je n’ai jamais parcouru de si longue distance en une seule fois et mes chaussures me font mal aux pieds. Un allumeur de réverbère, casquette vissée sur le front, me jette un regard étonné tout en installant son échelle aux pieds d'un lampadaire.

Les premières diligences et autres omnibus filent sur la chaussée en cahotant et c'est comme un signal. La ville bruisse, claque, soupire et crisse comme un vieux mécanisme qu'on remet en branle après une trop longue pause.

L'intérieur de la gare résonne de mille échos. Des cheminots lancent leurs premiers appels, et sur les voies, des locomotives aussi brillantes que des confiseries crachent leurs panaches de fumée dans l'air.

La voûte de la gare s'élève si haut que mon regard se perd dans l'armature du toit. J'oscille et tourne sur moi-même, complètement happée par cette architecture qui me paraît vertigineuse.

Des voyageurs pressés me bousculent et je trébuche contre un tas de valises.

— Hé ! Fais-donc un peu attention ! me houspille une domestique sous son bonnet de dentelle, en me fusillant de ses yeux cernés.

— Par... Pardon...

Je dois avoir l'air perdue et terrifiée car son visage s'adoucit.

— Bon... regarde tout de même où tu mets les pieds ma fille, tu vas finir sous un train à ce rythme-là. Tu cherches quelque chose ?

— Je... j'ai besoin d'un billet... je bafouille en rougissant.

Je me sens plus gauche que jamais. La femme jette un coup d'œil à ma jupe de soie et son visage se ferme, soudain barré par une politesse froide.

— Les guichets sont de l'autre côté, mademoiselle. Vous ne pouvez pas les manquer, il y a des pancartes partout.

Je bredouille quelques remerciements et nous nous quittons, aussi gênées l'une que l'autre.

L'achat du billet de train me déleste d'une bonne partie du contenu de ma bourse. J'essaye de me convaincre que ce sera ma plus grosse dépense pour ce voyage.

Je n'aurais pas imaginé qu'il y aurait une telle foule pour prendre le premier train en direction de Lille. Un dimanche matin qui plus est. D'un autre côté, je dois aussi reconnaître que je n'ai jamais mis les pieds dans une gare, et a fortiori dans un train, quel qu'il soit.

Les voyageurs me pressent de tout côté et je peine à trouver le wagon qui correspond à mon billet. Épuisée d'être ballotée et bousculée, je fini par monter dans une voiture au hasard. Quelle différence cela fait-il après tout ?

La rame est plutôt confortable, avec des banquettes de bois laqué, rembordé de velours rouge. Un contrôleur vêtu d'une livrée inspecte les billets et je me sens soudain moins assurée. Le flux de passagers me pousse vers lui et je n'ai aucun moyen de l'éviter.

Il jette un coup d'œil au bout de papier que je lui tends et fronce les sourcils.

— Catégorie trois, ce n'est pas ici. Vous devez aller tout au bout du quai.

Derrière moi, j'entends des gens soupirer et grommeler.

— J'ai dû me tromper. Je changerais de voiture une fois à Lille pour la correspondance avec Calais, tenté-je de négocier.

— Ce n'est pas votre catégorie.

L'homme me rend mon billet, le visage intraitable. Un sifflet retentit sur le quai et je sens une goutte de sueur perler sur ma nuque.

— Le train va partir, je n'aurais pas le temps de rejoindre le dernier wagon avant que...

— Ce n'est pas mon problème. Vous êtes dans la mauvaise voiture. Vous devez descendre.

Les murmures indignés enflent dans mon dos. Je bloque le passage et on me le fait savoir à grand renfort de claquement de langue et autres œillades indignées. Je me résous à opérer un demi-tour et à fendre la foule en sens inverse pour sortir quand une voix s'élève.

— Que se passe-t-il enfin ?

Un homme s'avance et j'écarquille les yeux en reconnaissant l'uniforme de la marine, les boutons dorés et la veste de laine épaisse. Le capitaine Poret en personne me toise de haut en bas, un peu étonné.

Pendant une seconde je suis persuadée qu'il va me reconnaître avant de me rappeler qu'il ne m'a jamais vu de sa vie.

Du moins je l'espère.

— Je suis désolée, bredouillé-je. Je me suis trompée.

J'ai envie de me frapper la tête contre un mur. Je dois avoir l'air de la dernière des imbéciles à cet instant et ma voix de petite fille perdue n'arrange rien.

Il fronce les sourcils et jette un regard au contrôleur. D'une main légère, il retient mon bras.

— Allons, allons, je suis sûr que nous pouvons régler cela.

— Elle n'a pas le bon billet pour ce wagon, persiste l'employé des chemins de fer qui refuse d'en démordre.

Poret hoche la tête et sort de la poche de sa veste un billet qu'il glisse de force dans la main de l'autre homme.

— Voilà. Cela devrait suffire.

— Mais monsieur...

— Capitaine. Voulez-vous bien nous laisser nous installer à présent ?

Je ne sais plus où me mettre. Mon visage est brûlant de honte et j'imagine que je dois être aussi rouge que le velours des banquettes. Je ne rêve que d'une chose : me fondre dans le décor jusqu'à ce que tout le monde m'oublie.

Le contrôleur consent à s'écarter et j'emboîte le pas de Poret, les yeux baissés pour éviter d'avoir à soutenir les regards curieux des autres passagers.

Poret place son sac sur le porte-bagage en hauteur d'une cabine et je sors ma bourse pour compter les pièces.

— Combien est-ce que je vous dois, capitaine ? Je demande.

Il se tourne brusquement vers moi, comme s'il était surpris de me trouver sur ses talons.

— Je vous en prie mademoiselle. Vous ne me devez rien du tout.

— J'insiste, vous n'étiez pas obligé.

Il écarte doucement les pièces que je lui tends.

— Non, c'est vrai. Mais j'ai horreur de perdre mon temps. Asseyez-vous donc.

J'oscille d’un pied sur l'autre, indécise. Je me sens stupide et gauche avec mes quelques francs à la main.

Lorsque les portes du train claquent et qu'une première secousse agite la rame, je consens à m'asseoir. Poret observe l'effervescence sur le quai à travers la fenêtre sans m'accorder la moindre attention. Ou peut-être est-ce par discrétion pour m'épargner un surplus d'embarras.

Au bout de plusieurs minutes, je n'y tiens plus.

— Vous êtes le capitaine Poret.

Il se tourne vivement vers moi, et hausse un sourcil.

— J'étais à votre conférence hier soir. Au cabinet d'histoire naturelle.

— Oh. J'espère n'avoir pas été trop ennuyeux.

— Absolument pas ! protesté-je. C'était passionnant au contraire ! J'ai particulièrement adoré votre exposé sur les classifications des icebergs. Et puis vos remarques sur les voilures avantageuses des nouvelles frégates...

— Vous vous intéressez donc aux navires ? C'est un

Je baisse les yeux sur mes mains avec modestie.

— Un peu...

— C'est original pour une demoiselle de votre âge.

Je reste coite, peinant à déterminer s'il s'agit d'un reproche dissimulé ou d'une remarque innocente.

À nouveau le silence retombe et nous restons un moment à observer la ville qui défile de plus en plus vite.

— Allez-vous reprendre la mer bientôt ? je demande enfin sans pouvoir réfréner ma curiosité.

— Je l'espère. J'ai besoin de financements. Vous avez dû comprendre que les académies parisiennes m'ont refusé leurs fonds.

Il pousse un petit ricanement désabusé.

— Peu importe. Il me reste Londres.

— Oh, c'est là que je vais également ! Vous prenez donc la correspondance pour Calais vous aussi ?

— En effet. Mon navire mouille dans le port depuis plusieurs jours. Je compte mettre les voiles aussi vite que possible vers l'Angleterre.

Je prends un instant pour méditer sur cette information. Mon cœur s'accélère tandis que j'ouvre la bouche, hésitante.

— Est-ce que... Je me demandais. Vous en avez déjà fait beaucoup mais... Me prendriez-vous à bord pour la traversée ?

Il me jette un regard médusé. Je déglutie en attendant sa réponse.

— Mon vaisseau n'est absolument pas adapté pour une voyageuse comme vous. Vous trouverez de nombreux ferry en direction des côtes une fois à Calais, ces derniers seront bien plus confortables.

— Vous savez, je n'ai pas spécialement besoin de confort...

Il jette un regard qui en dit long sur ma jupe de soie, mes gants blancs et ma ridicule trousse de couture.

— Je suis navré, Mademoiselle, assène-t-il d'une voix plus sèche. Je ne suis pas en mesure de vous aider cette fois.

Mes arguments se coincent dans ma gorge. "Cette fois". Un rappel ferme que je lui suis déjà redevable. Il tourne la tête vers la fenêtre pour clore définitivement la discussion.

Je garde le silence, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Il a certainement raison. J'ai même honte d'avoir insisté à présent. C'est un capitaine de la marine, un explorateur, un de ces héros qui bravent les glaces de l'arctique. Comment ai-je pu imaginer un seul instant qu'il accepterait de me prendre à son bord ?

Je trouverais un ferry pour la traversée de la Manche une fois à Calais. Ce sera bien plus adapté et convenable.

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