D’aussi loin que remontent mes souvenirs, mon enfance a eu le goût du sel.
J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une coutume familiale.
Mon père en commandait des ballots par dizaine. Toujours au même fournisseur. Toujours dans l’arrière-cour. Toujours le soir, ou au petit matin, comme s’il s’agissait d’une marchandise clandestine et d’un acte répréhensible.
Pendant qu’il raccompagnait le livreur, j’en profitais pour m’introduire dans le cellier et plonger avec délice mes mains dans les sacs.
J’aimais la texture rugueuse des cristaux, le film poisseux qu’ils laissaient sur ma peau. Leur goût sur ma langue lorsque je glissais mes doigts dans ma bouche.
Le sucre ne m’a jamais plu. Encore aujourd’hui, sa saveur doucereuse m’écœure à l’excès et me semble trop fade. Le sel en revanche, avec son piquant léger et son parfum râpeux sur l’arrière de ma langue me procure un plaisir inégalé.
J’ai cru que cette lubie faisait partie de moi, que j’étais née ainsi. Que mon petit frère, mes parents et mon oncle partageaient ce trait original. J’étais si naïve, que je n’avais pas remarqué qu’on en glissait dans l’eau de mon bain, ni que l’on en cousait dans les ourlets de mes robes. Je n’avais pas encore surpris les œillades effrayées d’Hortense. Sa manière d’éviter de me toucher. Les chuchotements échangés par mes parents. Je n’avais pas non plus compris leur réticence à me laisser sortir et leur insistance auprès du père Raphaël pour qu’il soit notre enseignant à domicile.
Tout cela, je l'ai réalisé grâce à mon frère.
L'ennui avec les enfants, c’est qu’ils finissent toujours par mettre le pied dans le plat. Ils posent à haute voix des questions auxquelles les adultes répondent tout bas. Ils ne connaissent pas encore les hontes ou les frayeurs des grands.
Siméon n’avait pas cinq ans quand il essaya de soustraire une de mes tartines à l’heure du goûter. Avant que je ne puisse l’en empêcher, il mordit dedans avec férocité.
— Pouah ! hurla-t-il, en toussant. C’est dégoûtant !
Hortense, notre bonne, se précipita pour lui arracher son larcin.
— Voilà qui t’apprendra à voler ce qui ne t’appartient pas, murmura-t-elle durement.
— Mais pourquoi c’est si salé ? demanda Siméon, les joues inondées de larmes.
— Parce que c’est ainsi, répliqua Hortense pour le faire taire.
Moi, silencieuse, du haut de mes neuf ans, j’observais la scène, un reste de reproche coincé au fond de la gorge. Je me souviens avoir goûté la tranche de pain beurré sans lui trouver le moindre défaut.
Je crois que c’est à cet instant précis que mon esprit d’enfant s’est déverrouillé. J’ai compris que je ne mangeais pas la même chose que mon frère. Le sel n’était pas une seconde nature, ou un trait de famille, mais un carcan posé sur mon palais, suffisamment tôt pour que je n’en ai pas conscience.
J'ai trouvé des sachets de gros sel dans mon armoire, sous mon matelas, et jusque dans le rembourrage de mes poupées de son. J’ai remarqué pour la première fois le poids inhabituel de mes jupes. Et celui des regards qu’on me jetait.
C’est probablement à cet instant précis que j’ai pris conscience d’être une anomalie.
Non, pire que cela.
Un monstre.