Lorsque je me glisse à nouveau par la fenêtre, la maison est plongée dans le noir. Mes parents et mon frère ont dû se coucher tôt.
J’atterris lourdement sur le parquet de la lingerie et cherche à tâtons les barreaux que j’ai dévissés plus tôt. En vain. Je peste dans l’obscurité. Ils ont dû rouler quelque part ou bien…
— C’est cela que tu cherches ?
La voix calme et grave de mon père m’arrache un cri. J’entends une allumette craquer et soudain une flamme m’éblouit. La lumière vacillante durcit ses traits et dessine des ombres menaçants sur son visage tandis qu’il allume une chandelle. Du bout du pied, il fait rouler les deux barreaux manquants.
— J’ai aussi grandi dans cette maison. Croyais-tu être la seule à connaître ce tour ?
Mon esprit cherche désespérément une explication, un mensonge crédible pour justifier ma désobéissance.
— Je… je… bafouillé-je, confuse et paniquée.
Il me tend la chandelle et s’emploie à replacer les barres d’un geste expert. Je n’ose même plus bouger, comme si le moindre mouvement de ma part allait briser le calme qu’il affiche et déverser toute la colère qu’il retient.
— C’est Antoine qui t’a parlé de cet accès, n’est-ce pas ?
Il se tourne vers moi après avoir fermé la fenêtre et je hoche lentement la tête. Son regard se durcit.
— Je les ferai sceller dès demain. Ta mère nous attend en haut.
Je déglutie et sens mes mains devenir moites dans mes gants. Tandis que nous montons les marches, je tente de retrouver mon calme et de rassembler mes idées.
Certes, j’ai désobéi, mais sommes toute, je suis rentrée saine et sauve, comme je l’avais anticipé. Cela doit bien compter, non ?
Dans le salon, ma mère est assise, raide comme une statue et fixe les braises mourantes de la cheminée. Elle me lance à peine un coup d’œil lorsque je m’assois en face d’elle.
Mon père jette une bûche dans l’âtre avant de prendre place à côté d’elle.
C’est alors que je l’aperçois sur le guéridon entre nous : mon carnet, grand ouvert comme une dépouille écartelée sur une table d'autopsie.
— Vous avez fouillé mes affaires ? Vous ne pouvez pas…
— Nous pouvons tout chez nous, me coupe ma mère d'une voix aussi tranchante qu'une lame. As-tu la moindre idée de l’état d’inquiétude dans lequel tu nous as mis ton père et moi ? Lorsque nous avons trouvé ta chambre vide, nous avons imaginé le pire...
Je baisse les paupières et triture nerveusement le tissu de ma jupe.
— Je suis désolée, murmuré-je. Je ne voulais pas vous faire peur. Je prévoyais de rentrer tôt...
— Tu espérais que cela passerait inaperçu, termine mon père. Nous t’avions défendue de sortir et tu as sciemment bravé nos règles
Il tapote les pages du carnet.
— Tous ces feuilletons exercent une influence néfaste sur ton attitude. Tu ne recevras plus ces journaux à compter de ce jour.
— Je ne recommencerais pas, je vous le promets, argué-je d’une voix suppliante.
L’expression de ma mère se fait hésitante. J’insiste :
— Et puis, il ne s’est rien produit, personne ne m’a vue, même au cabinet de curiosité je suis restée invisible, j’ai…
— C’est donc là-bas que tu t’es rendue ? s’écrie mon père. Tout ces risques pour une stupide conférence ?
— Ce n’était pas stupide… c’était passionnant ! Ne puis-je m’empêcher de répliquer.
À peine les mots ont-ils quitté ma langue que je souhaiterais pouvoir les rattraper. Le regard de mon père se plisse. Il attrape le carnet et en tourne les pages jusqu’à trouver la dernière, celle où j’ai collé l’annonce.
— Regarde un peu les dangers auxquels tu choisis de t’exposer ! Je refuse que tu lises une seule ligne supplémentaire de leur inepties…
— Ce n’était pas si dangereux ! Personne n’a fait attention à moi, il y avait même des magiciens et ils ne m'ont pas…
Je me rends compte trop tard que j’ai prononcé un mot interdit. Le visage de mes parents devient aussi blême que la cire des chandelles. Ils échangent un regard et je peux voir les mains de mon père trembler lorsqu’il me demande :
— Combien de magiciens ? Comment les as-tu reconnus ? Ont-ils usé de leurs pouvoirs ?
Je secoue la tête.
— Non, non rien de tout cela. Il était vêtu de noir, comme ils le sont tous. J’avais du sel plein les poches, ils n’ont pas pu me sentir, je vous le jure…
— Nous devons annuler la promenade demain, décrète mon père. Tu va devoir te faire discrète, par mesure de précaution…
Je plisse le nez. Me faire discrète ? J’ai l’impression de ne faire que cela depuis mes huit ans !
— Puisque je vous dis qu’il n’y a rien à craindre ! Je proteste.
— C’est moi qui décide, Louise ! Tu ferais bien de garder le silence, c’est uniquement par ta faute que nous sommes dans cette situation !
— Vous exagérez les risques pour mieux me maintenir enfermée ! Je l’ai constaté aujourd’hui, tout le monde se fichait de ma présence, c’était comme si j’étais invisible.
— Ton langage, Louise ! Proteste ma mère.
Je l’ignore et poursuis :
— La foudre ne m’est pas tombé dessus vous savez ? Même les autres magiciens ont d’autres chats à fouetter que de me courir après !
— Qu’en sais-tu ? As-tu la certitude absolue de ne pas avoir été suivie jusqu’ici ? Peux-tu nous affirmer sans erreur possible qu’aucun autre magicien n’a pu te voir ?
Je grimace.
— Non… mais je doute fortement que …
— Tes doutes ne m’intéressent pas, décrète mon père, plus froid que jamais. Si nous avons pu te protéger des académies jusqu’à présent ce n’est pas sur la base de doutes ou de suppositions.
— S’il fallait être certains de tout avant d’agir, les hommes en seraient encore à peindre des grottes et casser des cailloux, je maugrée.
— Tu vois ? s’écrie mon père en agitant mon carnet comme un prédicateur avec un grimoire de sorcellerie. Tu vois le genre d’idée qu'on te met dans le crâne ? Ces inepties sont dangereuses. Pour toi comme pour nous.
Je serre les dents et les poings. Des larmes brouillent ma vision et je dois cligner plusieurs fois mes paupières pour les chasser. L’idée que mon père me prive de mon unique loisir, le seul lien ténu que je possède avec le monde extérieur, me rend malade.
Il reprend comme pour enfoncer le clou :
— Je n’aurais jamais dû te laisser conserver les affaires d’Antoine et m'en débarrasser lorsqu'il a quitté cette maison.
— Oncle Antoine fait encore partie de la famille ! je proteste.
— Mon frère est un ivrogne et un irresponsable surtout ! Ses recherches ont bien failli nous mener au désastre ! C'est décidé, demain, nous brûlerons tout.
— Non ! Vous ne comprenez pas…
Je me suis redressée sans m’en rendre compte. Mon père me toise et c’est peut-être la lueur des flammes qui s’avivent, mais je perçois comme un éclat dangereux tapie au fond de son regard.
— Louise, ne répond pas et assieds-toi, exige ma mère d’une voix tendue.
— Non, Zélie, laisse-la donc, grince mon père. Éclaire-moi ma fille, qu’est-ce que je ne comprends pas ?
Je prends une inspiration et me concentre pour empêcher ma voix de trembler ou de partir dans les aigus.
— Ces inepties, comme tu les appelles, sont aussi importantes que n’importe quelle leçon d’algèbre. Il y a d’autres sujets que le négoce de vin ou les chiffres, des sujets passionnants, qui peuvent nous apprendre tant de choses sur notre monde… Un jour, tu verras, ces récits seront enseignés dans les écoles…
Il éclate d’un rire sans joie et désigne mon carnet.
— Je voudrais bien voir cela ! Comme si les affabulations de ce …
Il se penche sur une page au hasard et plisse les yeux pour déchiffrer les caractères à la lumière des flammes.
—… ce Jules Verne, intéressaient qui que ce soit ! Ces voyages en ballons et ces imbécilités sous la terre… pourquoi pas sur la lune tant qu’on y est ? Et dire que tu prétends ne plus être une enfant !
Il secoue la tête d’un air apitoyé et je sens mon visage rougir d’un mélange de colère et de honte.
— La vie, ce n’est pas un feuilleton, Louise. Il n’y aura pas de sauvetage improvisé ou un héros pour te tirer des ennuis au-devant desquels tu te jettes ! Il est plus que temps que tu grandisses un peu !
— Oncle Antoine avait raison, je crache alors sous le coup de la colère. Vous êtes des bourgeois à l’esprit étriqué et vous me retenez ici comme une prisonnière
— Louise ! s’exclame ma mère, choquée.
Le visage de mon père devient blême puis rouge. Une rage terrible, comme je n’en ai jamais vue auparavant, déforme ses traits. Il me faut tout mon courage pour ne pas me recroqueviller.
Le temps semble s’étirer. Comme si mon esprit refusait de comprendre ce que mes yeux observent. D’un ample mouvement, il se tourne vers la cheminée, et jette mon carnet dans les flammes.
— Non ! hurlé-je en me jetant en avant.
Il attrape mes poignets pour m’empêcher de plonger les mains dans le feu et je me débats en criant. Il n’y a rien à faire pourtant. Je reste impuissante, à contempler la couverture gondoler et les pages noircir petit à petit, dévorées par la chaleur.
— Charles… ose protester ma mère à mi-voix.
Je ne sais pas si c’est ce vague reproche qui le fait céder. Il me relâche mais il est déjà trop tard. Je tombe à genoux et tire ce qu'il reste du carnet des flammes. Les feuillets s'effritent en paquets rougeoyants sur mes gants mais je perçois à peine la brûlure du feu à travers le tissu.
Des larmes que je ne parviens plus à retenir dévalent mes joues en traçant des sillons brûlants. Je vois des filets de magie s’agiter autour de moi et bourdonner en cœur comme un essaim d’abeille en colère.
Je me redresse et fait volte-face pour cracher :
— Je vous déteste !
Ma mère porte une main à sa bouche, les yeux écarquillés mais mon père continue de me fusiller du regard.
— Tu resteras enfermée dans ta chambre à compter d’aujourd’hui, tonne-t-il. Je vais te faire voir, moi, à quoi ressemble vraiment la vie d'une prisonnière !
Je suis déjà prête à répliquer quand ma mère intervient, le regard dur :
— Cela suffit, Charles. Louise, monte dans ta chambre. Nous en reparlerons demain.
Je ravale ma rage et tourne les talons. Si je reste une minute de plus, je risque de me laisser submerger et je ne sais pas ce qu’il pourrait se passer alors. La magie ne s’est jamais autant rapprochée de moi malgré la livre de sel que je charrie dans mes vêtements.
Je grimpe quatre à quatre les marches et manque de trébucher sur Siméon, posté dans l’escalier pour écouter.
— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ? j’aboie.
Il me jette un regard effrayé, et un peu blessé. Je crois que c’est la première fois que je m’adresse à lui aussi durement et au fond, je sais que c’est injuste de ma part.
Sauf que rien n’est rationnel chez moi à cet instant. Je suis en colère contre mon père qui s’obstine à me brider, contre ma mère qui ne fait strictement rien pour m’aider, contre la magie qui empoisonne ma vie, et même contre mon frère, qui a le droit d’aller et venir comme bon lui chante alors que mon univers à moi se résume à quatre murs.
Je claque la porte de ma chambre aussi fort que possible et me jette sur mon lit pour empoigner un de mes oreillers dans lequel j'enfourne mon visage. Je hurle à loisir pour évacuer toute la frustration qui déborde.
Lorsque je cesse, j'ai la voix éraillée. Dans le silence qui s'ensuit, je perçois encore et toujours le murmure incessant de la magie.
Où que je j'aille. Quoi que je fasse.
S'il existait un moyen, un seul, de me débarrasser de cette tare, je n'hésiterais pas une seule seconde. Les chuchotis se rapprochent à mesure que mon sentiment d'impuissance augmente.
— Silence ! grincé-je entre mes dents.
Mais ils m'ignorent, bien sûr. Je trouve cela ironique d'une certaine façon. la magie n'est censée obéir qu'au magiciens et pourtant, je suis incapable de la manipuler ou de la faire taire. Elle est comme une maladie incurable ou une plaie qui refuserait de se refermer.
La frustration m'étouffe presque et un sanglot grimpe au fond de ma gorge abîmée.
Quelqu'un gratte à ma porte. Probablement Siméon.
Je ne bouge pas, et reste immobile dans l'obscurité de la chambre. Je n'ai envie de voir personne et je ne veux pas qu'on me console. Je suis malheureuse et, pour le moment du moins, j'ai envie de le rester.
J'entends le parquet craquer lorsqu'il retourne dans sa chambre. Je guette aussi le pas de mes parents qui montent se coucher à leur tour. J'attends dans le noir, les yeux grands ouverts. Je fixe les étagères couvertes d'ouvrages de mécanique, de physique et d'autres sciences qui m'échappent.
" Ses recherches ont bien failli nous mener au désastre"
Je me redresse soudain et allume à geste précipité la chandelle sur ma table de chevet. Je l'approche des reliures cuirées et en choisis une au hasard.
Je feuillette le livre. Comme d'habitude mon esprit décroche au bout de quelques paragraphes. Il s'agit d'optique. Le texte est entrecoupé de schéma et de formules. Ce pourrait tout aussi bien être écrit en arabe. Je n'y comprends rien.
Je tourne les pages sans trop savoir ce que je cherche. Je caresse du bout du doigts une note manuscrite dans la marge.
" Longueur d'onde du flux ?"
Je me fige. Mon regard scrute le paragraphe concerné.
"Ainsi, il a été prouvé que l'œil ne perçoit qu'une fraction du spectre lumineux. De la même manière que les magiciens distinguent le flux qui reste pourtant inaccessible aux ordinaires, la rétine ne capte qu'une partie des informations lumineuses transmises et projetées par la source lumineuse..."
Je tourne fébrilement les pages à la recherche d'autres annotations. J'en trouve une quelques chapitres plus loin :
"Distorsion induite par une forme de magnétisme. À creuser"
Certaines sont raturées et illisibles.
" Matière réactive ? Fer, cuivre, étain... "
Je prends un autre ouvrage et retrouve les mêmes annotations. La plupart sont cryptiques. Des mémos que mon oncle a disséminés pour lui-même et qu'il sera le seul à comprendre. D'autres cependant me laissent entrevoir l'objet réel de ses études.
Oncle Antoine étudiait la magie.
Mon souffle et mon cœur s'emballent. Les morceaux se recollent et des souvenirs remontent dans ma mémoire. Mon oncle et sa passion pour les illusions, ses doigts et ses manches toujours tachés d'encre, ses cheveux en bataille chaque matin lorsque j'étais enfant et qu'il vivait encore avec nous... Sa manie incessante de nous reprendre :
"Ce n'est pas magique, c'est optique"
L'espoir gonfle soudain ma poitrine. Peut-être... peut-être qu'il existe un moyen, une méthode pour me débarrasser de ma magie. Si le flux est un phénomène qu'on étudie comme le vent ou la lumière, alors peut être qu'on peut aussi le neutraliser. Le guérir. Les sciences avancent si vite de nos jours et on trouve tous les jours de nouveaux remèdes à toutes sortes de maladies.
S'il y a une personne dans mon entourage qui peut m'aider à me débarrasser de mes pouvoirs c'est bien lui.
Doucement je referme l'ouvrage et le repose à sa place sur l'étagère.
Je suis à la fois terrifiée par ce que je m'apprête à faire et soulagée aussi.
Car pour la première fois, j'entrevois une solution. Pas un pis-aller. Pas un lot de consolation, non. Un véritable moyen d'obtenir la vie normale qu'il me manque.
C'est une bulle d'espoir bien fragile, il est vrai. Une porte à peine entrebâillée dans l'obscurité... Pourtant rien ne compte plus à présent pour moi que de l'ouvrir en grand.