“L’expédition menée par le capitaine Frasier dans les indes orientales restera probablement un des exploits les plus remarquables de notre époque et une marque indéniable du courage de ces hommes embarqués pendant une saison entière en direction des contrées exotiques, dont les terres n’ont parfois pas encore été foulées par l’homme blanc. Les nombreux dangers que recèlent ces aventures sont à peine compensés par les dernières avancées de l’ingénierie marine et... ”
J’interromps brièvement ma lecture pour jeter un coup d’œil à la gravure qui accompagne l’article. L’illustration d’un navire, une corvette, je crois, à quai dans le port d’Amsterdam. Du moins d’après la légende. Les détails sont trop petits pour distinguer quoi que ce soit et l’encre a abondamment bavé au moment de l’impression.
Tant pis.
J’attrape mes ciseaux de couture, ceux à poignée d’ivoire, et découpe soigneusement la colonne. J’ouvre ensuite mon vieux carnet et applique avec un bâtonnet un peu de colle sur l’envers de la feuille. C’est une opération un peu délicate, mais depuis le temps, je sais exactement comment m'y prendre. Tandis que mon ouvrage sèche, je m’empare de ma plume et la trempe dans l’encrier afin d'inscrire la date et le numéro de la gazette. Je m’arrête, la main en suspend et hésite avant d’ajouter : “Corvette ? Ou frégate à vapeur ?”.
J’ai parfois du mal à reconnaître les vaisseaux sur les gravures des articles. Probablement parce que je n’en ai jamais vu un seul en vrai. Il n'y a qu’un seul livre sur le sujet dans ma bibliothèque, mais il n’est plus vraiment à jour. Les innovations navales avancent si vite qu’il est difficile de suivre la cadence. Il n’y a que les sections scientifiques de la gazette des familles qui en parlent, et même là, les gravures sont si ridiculement petites qu’il est impossible d’y différencier un brigantin d’une goélette à hunier.
Je passe un doigt rêveur sur les illustrations qui accompagnent les récits d'aventures que j’ai soigneusement collectées. Je relis rapidement la fin du dernier feuilleton et reprend la gazette pour tourner les pages avec empressement. La suite n’est pas encore parue. Une moue déçue déforme mes lèvres, mais mon regard est attiré par un encart :
“Conférence exceptionnelle ! Samedi 22 juin, à sept heure au Cabinet d’Histoire Naturelle, en la présence du directeur Chevreul et du capitaine de la marine nationale Monsieur Alphonse Poret...”
Poret. Ce nom me dit quelque chose. J'épluche les articles de mon carnet pour retrouver une chronique qui date de l’an dernier : il y est question d’un certain Jules Poret, et de son exploration des cercles arctiques.
La voix de ma mère retentit soudain, m’arrachant un sursaut.
— Louise ! Siméon ! Voulez-vous descendre ? Nous passons à table.
Je referme délicatement le carnet et quitte l'étroit bureau qui occupe un angle de ma chambre. Ou plutôt de celle de mon oncle. Je l'ai investie il y a quelques années maintenant. Depuis son départ en fait. Mon regard navigue brièvement sur les mappemondes et les ouvrages d’ingénieries.
Mon père voulait se débarrasser de toutes ses affaires mais j’ai toujours refusé qu’on y touche. J’avoue ne pas comprendre la moitié de ce que ces livres racontent, mais c’est plus fort que moi, je tiens à tous les conserver. Je sais qu’oncle Antoine ne m’en voudra pas d’avoir pris possession de cet espace et des trésors qu’il renferme, y compris le plumier de bois vernis qui me sert à annoter mon précieux carnet.
Avant de sortir, je caresse du bout des doigts le disque en carton passablement usé qui trône sur l’une des étagères. Un thaumatrope. La cage qui y est dessinée provoque un pincement dans ma poitrine et je me détourne prestement.
Au moment où je referme la porte de ma chambre, un boulet de canon me percute avec violence.
— Ouch ! Siméon ! Je proteste en direction de mon frère, une brindille tout en nerfs de quatorze ans qui éclate de rire et dévale déjà les marches de l’escalier en provoquant un boucan de tous les diables.
Je suis prise d’une furieuse envie de lui courir après et de l’attraper par le col comme lorsque nous étions plus jeunes. À la place, j’inspire profondément, arrange ma jupe et redresse le menton pour descendre à sa suite d’un pas mesuré. Un pas de demoiselle bien éduquée.
Comme on me l’a enseigné.
Lorsque je pénètre dans la salle à manger, mes parents s'installent déjà et ma mère fait les gros yeux à mon frère.
— Tes coudes, Siméon, exige-t-elle. Et ne te tiens pas voûté ainsi.
— Laisse, Zélie, intervient mon père en posant une liasse de feuillets couverts de chiffres sur la table. Ce n'est plus un enfant après tout.
— Justement, réplique maman la bouche pincée.
Avec un soupir mon père se tourne vers moi. Instinctivement, je me redresse. Il s'avance et plante un baiser sur mon front.
— Joyeux anniversaire, ma fille.
Puis, plus bas, il ajoute :
— Tu as oublié tes gants.
— On est entre nous, tenté-je de protester. Je n'en ai pas besoin pour...
— Tu dois toujours les porter, tu le sais.
— Mais nous sommes à la maison !
— Louise, ton père a raison, coupe ma mère d'une voix douce et ferme à la fois.
Il n'y a qu'elle qui maîtrise cet équilibre subtil entre le reproche et la tendresse. C'est tout un art, et c'est probablement cela qui me fait taire. Je glisse une main dans les poches de ma jupe pour en sortir les gants de soie blanche qui ne me quittent jamais et les enfile avec une mauvaise grâce étudiée.
Tout cela a jeté un froid et le déjeuner commence dans un silence morose. À côté de moi, Siméon joue avec ses œufs mayonnaises du bout de sa fourchette.
— Il paraît que la fille des Drumeaux ne jure que par les gants de soie depuis qu'elle a aperçu Louise dans la cour l'autre jour.
— Vraiment ? dis-je en haussant un sourcil.
Siméon hausse les épaules et ses lèvres s'étirent.
— Je lui ai raconté que tu les gardais pour préserver la perfection de tes mains, glousse-t-il. Elle refuse de les enlever, même pour dormir maintenant.
Je me mords les joues pour ne pas rire avec lui.
— Siméon ! proteste ma mère.
Mais nous voyons tous les deux qu'elle peine à réprimer son sourire. Même mon père fait semblant d'être absorbé par ses feuillets pour masquer son amusement.
Ma mère le rappelle à l'ordre d'une tape sur le bras.
— Charles, pas aujourd’hui, nous en avions discuté.
Il repousse les papiers, le visage penaud et me lance un sourire d'excuse.
Je décide de sauter sur cette occasion.
— À ce sujet... j'ai quelque chose à vous demander...
Le sourire encourageant de ma mère qui me convainc de poursuivre :
— On donne une conférence au cabinet d'histoire naturelle demain soir. Au sujet de l'exploration de l'arctique, un capitaine de navire qui...
Je perçois la méfiance et l'inquiétude dans l'expression de mon père. Je poursuis, beaucoup trop vite à présent :
— Ce n'est pas très loin, à peine une trentaine de minutes à pied. Siméon pourra m'accompagner, et nous ne resterons pas longtemps...
Mon frère se raidit, la bouche pleine, et hoche vigoureusement la tête comme si c'était une affaire déjà entendue entre nous.
— Che chera pachionnant, ch'en chuis chur...
Notre mère lui assène un regard assassin qui le force à refermer sa bouche et à replonger dans son assiette.
— C'est trop risqué, répond mon père. Il y aura du monde…
— Du monde pour une conférence rasoir sur la circonférence des glaçons du pôle Nord ? objecte mon frère.
— Je croyais que tu trouvais ça passionnant ? ironise notre mère.
— Je prendrais mes gants et des sachets de sel supplémentaires, argué-je.
— Non. Il pourrait y avoir des académiciens. C'est hors de question.
— Nous serons discrets ! j'insiste.
— Des ombres ! affirme mon frère, s’attirant au passage les regards dubitatifs de toute la tablée.
Mon frère est aussi discret qu'un coup de fusil en pleine nuit.
— C'est mon anniversaire, je tente d'une voix plaintive.
— C'est vrai, abonde ma mère.
L'espace d'un instant, je crois qu'elle va appuyer ma demande. Mon ventre enfle de gratitude et mon regard s'illumine.
— Et à ce propos, nous avons un présent, dévie-t-elle habilement.
Je me dégonfle comme un ballon à air chaud. Elle se lève et disparaît dans le salon avant de revenir avec une large boîte en carton d'une couleur brune, aussi brillante que du bois.
Je ne peux m'empêcher de trouver qu'elle ressemble à un cercueil.
Elle dépose la boîte à côté de mon assiette et ajoute :
— Ce n'est pas très correct d'ouvrir les cadeaux à table, mais nous pouvons faire une petite exception. Pour cette fois.
Elle dépose un baiser sur ma tempe.
— Joyeux anniversaire ma chérie.
J'esquisse un sourire de guingois et dénoue lentement le ruban qui scelle la boîte. J'imagine déjà ce qu'il y a à l'intérieur. Je fais tout de même semblant d'être surprise en découvrant la robe neuve. Je dois admettre qu'elle est jolie, avec ses rayures vertes et noires et la dentelle fine qui borde l'encolure. La soie est douce et mon père s'est probablement ruiné pour cette toilette. C'est le genre de tenue que portent les héritières des beaux quartiers et les demoiselles bien nées.
Pourtant je ne parviens pas à me réjouir. La vue de la paire de gants noires assortie y est peut-être pour quelque chose. Ou bien est-ce le fait de savoir que Hortense, notre bonne, va passer sa soirée à reprendre les ourlets ?
Mon manque d'enthousiasme doit se ressentir car mon père lance d'un air déçu :
— Elle ne te plaît pas ?
Passer pour une ingrate ou une enfant capricieuse est bien la dernière chose dont j'ai envie.
— Bien sûr que si, je réplique en me composant une expression ravie. Elle est superbe.
Ma mère semble soulagée et mon père satisfait. En mon for intérieur, je ne peux m'empêcher de regarder la robe avec un sentiment de vide. À quoi me servira une toilette si élégante quand je n'ai même pas le droit de sortir de la maison ?
La réponse à cette interrogation ne tarde pas.
— J'ai discuté avec Grétin, lance mon père sur le ton de la conversation. Il habite avec son épouse de l'autre côté de Bercy et possède un négoce spécialisé dans les champagnes. Une très bonne famille. Leur fils, Augustin a presque ton âge.
— Ah.
Je referme la boîte sans le regarder.
— Nous les avons invités demain pour le thé. Il est impatient de faire ta connaissance.
Je saisis parfaitement ce qu'il tente maladroitement de passer sous silence : Augustin Grétin et ses parents ne sont pas rebutés par mon… défaut.
— Augustin est un imbécile, lance mon frère avec son tact à toute épreuve. Il sellerait son cheval à l'envers pour mieux faire demi-tour.
La grimace de mon père m'apprend deux choses : d'abord, que Siméon ferait mieux de se taire s'il ne veut pas avoir d'ennuis. La deuxième, c'est qu'il a probablement raison, et que mon père est parfaitement au courant.
— Les Grétin seront peut-être un jour nos associés, réplique-t-il d'un ton sec. Tu seras bien heureux de les avoir comme alliés lorsque tu devras reprendre mes affaires.
— Je n'irai pas jeter Louise dans les bras d'Augustin Crétin pour autant... marmonne Siméon.
Le coup de poing asséné sur la table par mon père fait sauter les couverts et nous fige tous comme des statues.
— Assez ! Nous recevrons les Grétin demain avec l’amabilité qui leur est dûe et il est hors de question que l'un de vous me fasse honte. Je ne serais pas toujours là pour assurer votre confort et il est de notre devoir, à votre mère et moi de veiller à ce que vous ne manquiez de rien. Louise aura besoin d'un époux afin d'assurer sa sécurité et son avenir et toi...
Il désigne Siméon de son index et ce dernier se ratatine sur sa chaise.
— ... Tu auras besoin d'un associé pour t'épauler au vu de tes résultats médiocres en algèbre. Augustin Grétin est excellent en calcul d'après ses parents.
— Ah ça oui, grommèle Siméon. Il est certain qu’il a déjà additionné la dot de Louise à sa fortune personnelle.
J'ai beau apprécier que mon frère prenne ma défense, je ne peux m'empêcher d'être blessée. Je fais claquer ma fourchette sur la table et me lève brusquement en jetant au passage ma serviette.
— Louise ! proteste ma mère. Nous n'avons pas terminé.
— Je n'ai plus faim. Veuillez m'excuser, déclaré-je sèchement avant de tourner les talons.
— Reviens immédiatement !
J'ignore le cri de mon père avec un frisson de colère, et passe devant Hortense. Elle me contemple, les yeux ronds et s'écarte d'un pas, manquant de peu de renverser l'énorme soupière qu'elle s'apprêtait à déposer sur la table. Elle se signerait probablement si elle le pouvait, je songe. Je ravale mon amertume et monte les escaliers quatre à quatre pour m'enfermer dans ma chambre.
Parfois, lorsque je suis en colère, je l'entends. Si je me concentre assez fort, je peux aussi les voir. Des filaments d'énergie, ondulants à distance, comme repoussé par un champ de force tout autour de moi. Ils se tordent et déforment l'air comme le font les vagues de chaleur sur l'horizon en plein été.
Je les déteste. S'il existait un seul moyen de couper ce cordon qui me relie à eux, je le ferais sans hésiter. Peut-être alors retrouverais-je une vie normale. Je pourrais sortir, être amie avec la fille Drumeaux, me promener au jardin des plantes et pouffer de rire avec elle en me moquant des garçons de notre âge, engoncés et maladroits dans leurs redingotes. Peut-être que je pourrais en trouver un, moins ridicule que les autres, et en tomber amoureuse. Alors je n'aurais pas à essayer de plaire à Augustin Grétin.
Le murmure de la magie siffle sous mon crâne, comme pour mieux rire de cette idée.
Je plaque mes mains contre mes oreilles.
— Silence !
Deux coups sont frappés à ma porte au même instant.
— Louise ?
Ma mère entrouvre le battant et jette un œil inquiet dans la pièce. Je ramène mes mains le long de mon corps. Je suis déjà une étrangeté aux yeux des miens, je ne tiens pas à passer en plus pour une aliénée.
— Tout va bien ?
Elle balaye la pièce du regard et je devine qu'elle m'a entendu. Elle s'avance et dépose la boite contenant la robe sur mon lit. Mon visage se met à chauffer Une grimace déforme mes lèvres.
— Comme une poupée qu'on apprête pour le plus offrant.
Ma mère se fige et me jette un coup d'œil triste.
— Attend au moins de l'avoir rencontré. Qui sait, il pourrait te plaire ?
— S'il est aussi vif que le prétend Siméon...
— Tu connais ton frère, il est toujours prompt à exagérer pour faire un bon mot.
Je croise les bras d'un air buté.
— Je suppose que je n'ai de toute façon pas mon mot à dire. On ne peut plus rappeler l'invitation n'est-ce pas ?
Ma mère s'assoit sur mon lit et a la décence d'afficher une expression désolée.
— Pas sans heurts pour les affaires de ton père, du moins. Il ne souhaite que ton bien, tu sais. Et il a raison sur un point : tu ne pourras pas rester seule éternellement.
— Je n'ai jamais voulu être seule, c'est vous qui m'avez isolée ! je m'insurge.
— Alors profite-en, réplique-t-elle. Tu vas enfin pouvoir faire de nouvelles rencontres. Pour une fois nous ne serons pas qu'en famille pour fêter ton anniversaire.
Je plisse le nez.
—Antoine et Mirabelle viendront-ils cette année ?
À la mention de mon oncle et de sa "magicienne d'épouse" comme mon père aime à le grogner, ma mère tressaille. Cela doit faire cinq ans qu'ils ne sont plus venus. Je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé mais je me souviens des cris. Je m'étais postée dans les marches pour écouter mais je n'ai eu le temps que de les voir partir en claquant la porte. Sur le seuil, tante Mirabelle m'a jeté un regard triste. Comme si elle essayait de me dire quelque chose.
Je n'ai jamais réussi à m'enlever de la tête que tout ce gâchis était encore une fois ma faute.
— Ne les mentionne pas devant ton père, tu sais dans quel état cela le met, déclare ma mère d'une voix grave.
Elle marque une légère pause, hésitante, avant d'ajouter, précipitamment, comme s'il s'agissait d'un secret ou d'un délit :
— Ils seront à Londres pour l'exposition universelle, mais il a promis de t'écrire.
Je ne sais pas si on s'habitue un jour à la déception. Chaque année, j'imagine que cela ne me touchera plus, je me fais une raison. Je me refuse à imaginer mon oncle, sur le perron de la maison avec ses cheveux en bataille, un sourire en coin et une illusion d’optique cachée au fond de sa poche. Chaque fois j'espère pourtant. Je ne sais pas vraiment ce que cela dit de moi. Probablement qu'il serait temps de grandir. Ou que je suis une imbécile.
Le fils Grétin et moi ne sommes peut-être pas si mal assortis en fin de compte.