Les journées s'étirent en ce début d'été, mais le samedi, Hortense se retire tôt après le souper. Je profite de son absence pour me glisser à l'office tandis que mes parents sont au salon. J'ai enduré le repas le nez baissé à picorer du bout de ma fourchette d'un air grincheux. Tout le monde s'imagine à présent que je compte passer ma soirée à ruminer dans ma chambre.
Les voix de ma famille me parviennent depuis l'escalier qui descend à l'entresol, aussi distinctement que si je me trouvais avec eux. Mon cœur s'emballe et le sang frappe mes veines. J'ai l'impression que ma respiration siffle comme une locomotive sur le départ. Alors que j'essaye de me mouvoir aussi silencieusement qu'une ombre, mon corps semble déterminé à produire un vacarme propre à alerter tout le voisinage.
Je pousse un bref soupir en atteignant le bas des marches sans qu'aucune d'entre elle ne craque sous mes pas.
Le plus dur est fait.
Je pénètre à pas de velours dans la lingerie. Sur des cordes tendues en travers de la pièce, draps et habits se balancent doucement dans un léger courant d'air. Même en été, les orages incessants ne permettent pas de les faire sécher à l'extérieur.
Sans chandelle, il fait assez sombre et les chemises paraissent habitées par quelques fantômes. Je repousse cette idée lugubre et m'approche de la petite lucarne qui laisse filtrer un mince rayon de jour.
Elle est entrebâillée, comme d'habitude.
D’une main gantée, j'attrape un des barreaux qui en prévient l'accès et commence à le dévisser lentement pour que le fer ne crisse pas. Je le dépose avec précaution sur le parquet, bien caché derrière un baquet vide, et m'attaque au suivant. Deux barres devraient suffire.
Je me hisse ensuite sur le rebord de la fenêtre en prenant appui sur une bassine renversée. Tandis que je me tortille, empêtrée dans mon jupon, pour passer par l'interstice, mon poignet effleure un des barreaux encore en place
La brûlure du fer me fait grimacer mais je tiens bon. Le contact du métal m'est si désagréable que je rampe précipitamment sur les cailloux et la poussière de la cour sans me soucier de souiller ma robe neuve.
Une fois debout, j'inspecte mon bras. Une légère marque rouge zèbre ma chair. Rien de très grave. Un magicien aurait probablement déjà écopé de plusieurs vilaines cloques mais les brûlures des métaux ne me font jamais grand mal. Il y a trop de sel dans mes poches et dans mon sang, cela éloigne la magie, et l'empêche de me blesser.
Je longe la maison et prend garde à baisser la tête en passant devant les fenêtres du salon. Les gravillons roulent sous mes pieds malgré tous mes efforts. Je m'attends à être surprise à tout instant.
Un chien aboie au loin et manque de me faire bondir. Pourtant, le quartier est plutôt calme à cette heure. Notre maison se trouve dans un secteur ponctué de pavillons bourgeois et dodus où il ne se passe jamais grand-chose.
Le portail du jardin ne se trouve plus qu'à quelques pas. Je tourne la tête pour observer notre maison. Avec ses hautes fenêtres et son perron épais, on dirait presque un visage grotesque doté de deux yeux fendus et d'une gueule difforme. Je me détourne et entrouvre le portillon d'une main déterminée, pressée de me mettre hors de vue.
J'ai beau avoir vécu une grande partie de ma vie enfermée, je connais assez bien la zone qui entoure notre demeure pour l'avoir longuement observée depuis la fenêtre de ma chambre. Je saurais même reconnaître le chemin jusqu'à l'Église de Bercy. Je crois deviner aussi dans quelle direction aller pour rejoindre les quais qui donnent sur la Seine, puis les entrepôts et les chais détenus par ma famille.
Après cela, néanmoins, les choses deviennent plus floues. J'ai bien tenté de mémoriser le trajet avant le souper pour préparer mon expédition mais ce serait mentir si j'affirmais que je peux me débrouiller seule.
Déjà, parce que les rues changent sans arrêt et que mes cartes de Paris sont probablement obsolètes. Il y a encore cinq ans, Bercy ne faisait même pas partie de la capitale. Les travaux incessants menés depuis une bonne dizaine d'années transfigurent les tracés des artères qui changent même de noms.
Je demande mon chemin auprès d'une femme en tenue de domestique, le visage fatigué. Elle me toise de haut en bas avant de m'indiquer comment rejoindre le fleuve et je sens son regard sur ma nuque lorsque je me détourne en la remerciant. Pourvu qu'elle ne connaisse pas ma famille. Les commérages sont en général le moyen le plus fiable de répandre une nouvelle.
Je parviens sans encombre jusqu'aux quais, seul repère stable dans cette cité en perpétuelle mutation.
Mon regard contemple avec avidité la ville. Les peupliers qui bordent le fleuve s'agitent doucement dans le vent tiède, et je m'amuse à effaroucher une bande de pigeons qui s'envolent dans un froissement d'aile et une flopée de roucoulades outrées.
L'impression qu'une infinité de possibilités s'ouvre sous mes pas est enivrante. J'ai envie de sautiller, de courir, et de rire comme une enfant... Ou une folle.
Des passants me jettent parfois quelques regards intrigués. Je présume que ma robe de baronne souillée de poussière et mon expression béate y sont pour quelque chose. Je décide que je m'en moque. Demain, je retournerais sagement à ma vie monotone, je me promènerais avec les Grétin et accepterai la cour peu enthousiaste que me fera Augustin avec autant de grâce que le souhaitera mon père.
Ce soir, je suis libre. C'est à la fois un cadeau d'anniversaire et de fiançailles que je me fais à moi-même.
Même si l'envie me taraude de m'enfoncer dans les venelles, je m'astreins à longer le lit de la Seine jusqu'à voir apparaître un premier pont de pierre aux épais piliers. Je m'y engage, doublée par les fiacres pressés qui filent à toute allure sur la chaussée.
Une fois sur l'autre rive, j'aperçois le portail finement ouvragé du fameux jardin des plantes. Des couples endimanchés, parfois bras dessus bras dessous s'y pressent pour profiter de ses allées arborées. J'aperçois même au loin la crête étincelante des serres tropicales.
Je me sens fébrile comme je l'ai rarement été dans ma vie. Les notes vertes de l'herbe grasse emplissent mes narines. J'avance dans les allées du jardin sans savoir où poser les yeux. Il y a partout des travées gorgées de fleurs aux corolles vaporeuses et des buissons tortueux piquetés de clochettes blanches ou jaunes. Les tilleuls aux troncs solides bruissent de mille et un cris d'oiseaux tapageurs. Je dépasse l'étang, la ménagerie, les serres... Je m'arrête un instant pour admirer des carpes paresseuses dans un bassin. C'est un crève-cœur de ne pouvoir m'attarder plus longtemps, mais les cloches d'une église au loin sonnent sept coups. Je suis déjà en retard.
La haute façade du cabinet d'histoire naturelle s'élève dans un angle du jardin. La lumière déclinante en cisèle les arêtes classiques et colore la pierre d'une teinte chaude. Il n'y a personne en dehors des promeneurs à ses abords et je me figure un instant que je me suis peut-être trompée de date.
Un gardien en uniforme est posté près de l'entrée du musée. J'époussette les dernières traces de saleté sur ma robe et m'avance timidement.
— Excusez-moi, monsieur...
Il me jette un regard fatigué.
— La conférence de Poret ? Elle a déjà commencé.
Mon visage se décompose. Je réalise que je n'aurais peut-être pas dû flâner comme une imbécile. Mes lèvres tremblent et je déglutis avec difficulté.
Mon trouble renfrogne l'homme qui reprend d'une voix excédée :
— Bon, bon... vous entrez ou pas ? Je dois fermer les portes, moi.
— Oh je... Oui oui, merci, merci infiniment monsieur !
Je me précipite dans le musée et je l’entends grommeler derrière moi :
— Inutile de faire tout ce théâtre...
Le hall du musée est carrelé de pierres blanches sur lesquelles mes pas résonnent. Plusieurs ailes s'ouvrent devant moi et je ne sais pas trop laquelle emprunter. Je me retourne pour demander l'aide du gardien mais celui-ci claque la lourde porte en bois avant que je n’aie pu ouvrir la bouche.
Je tends l'oreille et il me semble distinguer une rumeur sur ma gauche. Je dépasse une grande salle où sont exposés des fossiles et quelques coquillages aux formes sculpturales. Les vitrines prometteuses m'attirent et je ne peux m'empêcher de m’approcher afin de mieux détailler la spirale nacrée d'un nautile.
Il y a aussi des coquilles d'oursins, bosselées de manière si régulière qu'on pourrait les croire sortis d'une orfèvrerie. Je reste sans voix devant les cannelures d'un bénitier géant dont les volutes me rappellent ces couches successives de jupons aperçues sur certaines gravures de mode.
Il y a là tant de merveilles que j'en ai presque oublié la conférence pour laquelle je suis venue en premier lieu. Je passe de pièce en pièce, extatique, et chaque pas en avant élargit un peu plus les frontières de mon monde. Je pensais ne pas connaître grand-chose. Je réalise que j'ignorais tout.
Les squelettes de mammifères aux dentitions effrayantes, les papillons aux ailes plus extravagantes que la toilette d'une impératrice, les pierres et cristaux de toutes tailles de toutes textures et de toutes origines... J'en ai le tournis.
Alors que je m'engage dans une nouvelle salle dédiée aux reptiles, je perçois plus distinctement une voix qui déclame :
—... Voilà pourquoi les cercles polaires sont si difficiles à explorer. Les passages que vous pouvez observer sur cette carte de la mer de Baffin deviennent impraticables à compter du mois de septembre, lorsque les glaces referment les différents bras....
Je m'oriente vers la voix et entrebâille une large porte pour jeter un œil discret.
Sur des bancs de bois, une foule fait face à un homme en uniforme de la marine. Il se tient juché sur une estrade et désigne une série de cartes suspendus à des chevalets. Je n'ose pas entrer de peur qu'on me remarque et reste donc sur le seuil, telle une spectatrice clandestine.
— ... Imaginez la pression des glaces exercées sur la coque des navires lorsque ces derniers sont prisonniers des hivers polaires. Une coque en bois serait immédiatement broyée. C'est pour cette raison que les renforts en métal sont nécessaires. L'arrivée des machines à vapeur permet également de propulser nos vaisseaux sans l'aide du vent, parfois jusqu'à quatre ou cinq nœuds, ce qui s'avère crucial lorsque nous devons naviguer entre les icebergs. On en dénombre d'ailleurs plusieurs sortes, classés en fonction de leurs tailles, les bourguignons par exemple...
J'écoute religieusement les descriptions du capitaine Poret, buvant chacun de ses mots comme si je sortais d'un périple en plein désert. Je ne comprends pas tout. Je perds le fil sur certains points, notamment lorsque les explications deviennent si techniques que le vocabulaire m'échappe, mais mon imagination s'emballe.
J'ai l'impression de voir les immensités de glace, d'entendre les voiles gelées craquer dans l'air froid. Je peux presque sentir sur ma peau la brûlure de cet hiver perpétuel et la nuit sans fin qui s'étend sur l'horizon.
À la fin de sa présentation le capitaine laisse la place aux questions de l'audience et j'hésite à me glisser dans le public pour lever la main, moi aussi.
— Quelle sera votre prochaine expédition ? demande un homme au premier rang.
Poret hésite et esquisse un mince sourire, comme s'il n'était pas certain d'être autorisé à évoquer ce sujet.
— Les pôles recèlent encore de nombreux secrets. J’espère avoir l’occasion de m’y rendre à nouveau. Notre cartographie de cette région est encore trop lacunaire, sans compter que nous espérons toujours trouver une route pour relier le Pacifique.
Je m'avance, prête à prendre à mon tour la parole quand un autre spectateur lève la main :
— L’académie financera donc ce projet ?
Un autre homme se lève alors et se place aux côtés de Poret. Sa redingote de velours noir à boutons de nacre accroche les lumières de la pièce. Il arbore des favoris taillés à la perfection et s'appuie sur une canne d'ivoire ouvragée. Pas une seule once de métal dans sa tenue. Pas même dans le cerclage en bois de son monocle.
Un magicien.
Je recule précipitamment tandis qu’il balaye l’audience d’un regard tranquille.
Je remarque pour la première fois l’absence de chandelles dans toutes la pièce et les fenêtres occultées. Des globes de verre sont suspendus aux murs et illuminés par la magie. Je visualise les filaments d'énergies converger depuis l'homme mais aussi depuis...
Je plaque une main contre ma bouche pour étouffer un gémissement. Quelle imbécile ! Il y a au moins une dizaine de magiciens dans cette pièce, répartis dans les premiers rangs du public. Leurs vêtements d'un noir uniforme et sinistre contrastent sur les tenues des civiles.
J'étais si concentrée sur Poret que je ne les ai même pas repérés. La peur me tord le ventre et je recule doucement.
— Cela est encore sujet à discussion, assène la voix du magicien. Le capitaine Poret oublie certainement d’insister sur les dangers de telles expéditions. Tout ceci est en outre extrêmement coûteux, qu’il s’agisse d’or ou de vies humaines. Vous savez que l’académie ne mettra pas inutilement à risque la vie de ses magiciens d'autant plus que notre nombre s'est considérablement réduit...
Je n’entends déjà plus la suite. Je cours presque pour rejoindre la sortie. Je dépasse coquillages, squelettes et papillons au pas de course sans leur jeter le moindre regard. Mon cœur cogne contre mes côtes et mon enthousiasme s’est envolé pour ne laisser derrière lui qu’une peur féroce.
Si cet homme me voit, il saura ce que je suis, tout comme j'ai senti ce qu'il est. J’attrape un des sachets de sel au fond de mes poches et le presse entre mes doigts. Pourrait-il percevoir ma trace et me suivre ? Suis-je en train de repeindre le musée avec l’empreinte de ma magie sans le savoir ?
Je prie pour que le sel suffise à me dissimuler et pousse la porte d’entrée d'un coup d'épaule. Je bouscule le gardien en jaillissant à l’extérieur et ignore ses invectives pour m’élancer dans les allées.
Je dois avoir l'air d'une voleuse à courir ainsi comme si j'avais le diable, ou la garde à mes trousses. Je suis même assez surprise qu'il ne se lance pas à ma poursuite, juste par acquis de conscience.
Mon pas ne ralentit qu’une fois que j’estime avoir mis suffisamment de distance entre le bâtiment et moi. J’inspire de grandes goulées d’air alors que la panique qui m’a saisie reflue progressivement.
Le jardin est calme. On entend au loin des rires d’enfants et l’air est seulement chargé du bourdonnement des insectes. Personne ne me court après. Personne ne me cherche.
Je lâche un rire nerveux. Ma frayeur me semble disproportionnée tout à coup. Alors que je rebrousse chemin vers la sortie, mon front se plisse : peut-être que mes parents ont exagéré. Peut-être que je ne risque pas tant que cela au dehors. Cette pensée me donne espoir.
Et si je n'avais plus besoin de rester enfermée ?