Une chaleur tranquille s’étalait sur sa peau, dans ses cheveux éparpillés, jusqu’à lui picoter les paupières et l’obliger à grimacer sous cette désobligeance. Après un petit moment à maugréer et à se retourner dans ses coussins, Maximilien ouvrit les yeux : redressé sur ses coudes, il voulut s’habituer à la lumière forte du soleil, mais une ombre imposante lui barra la vue.
Elios.
Il se tenait près de lui, un léger sourire aux lèvres. Sa main se leva vers lui, passa dans ses mèches blondes et ondulés pour les ébouriffer, tel un grand frère affectif. Maximilien se sentit apaisé, tous ses muscles se détendirent à ce simple contact. Mais quand son regard se plongea dans celui d’Elios, un frisson d’horreur le secoua de toutes parts, et les doigts dans ses cheveux l’agrippèrent violemment. La lumière autour de lui s’évapora pour ne laisser qu’un halo rouge qui s’emparait des lieux, plongés dans le noir.
– Qu’est-ce que…
– C’était toi, coupa son frère.
Maximilien sentit sa voix se détacher de son corps et aucun son ne put sortir de sa bouche asséchée par la terreur : la haine dans le regard face à lui le désarçonna, tel un pieu qui s’enfonçait lentement dans son cœur pour le faire saigner. Même s’il tirait pour se dégager de son emprise, Elios demeurait statique, son visage se transformait en une grimace monstrueuse de rage et de mépris.
– Tu as tué Dual, murmura-t-il.
Des ombres entourèrent son frère, des reflets lointains des familles divines que Maximilien avait pensé connaître pendant des siècles. Elles le pointaient du doigt, répétant inlassablement la même parole.
– C’est lui, le pécheur.
Elios le souleva du sol d’une main, sa face se déformait jusqu’à devenir floue, impossible à distinguer, et Maximilien ferma les yeux, impuissant et résolu à mourir. Une lame s’enfonça dans son estomac, celle-ci aussi vive et puissante, mais aucun son ne passa la barrière de ses lèvres, aucune douleur n’éclata dans son ventre, seul son cœur pleurait un crime qu’il n’avait jamais commis. Une nausée s’éprit de sa gorge, au point de l’étouffer. Elios murmura à nouveau, impitoyable, comme un écho.
– C’était toi.
Une pulsion soudaine le força à se relever immédiatement, Maximilien ouvrit la bouche pour prendre une grande goulée d’air frais, les yeux écarquillés et ses cheveux collés sur son front à cause de la sueur. Son cœur battait la chamade, la panique mit en branle son corps entier et ses vêtements se confondaient avec sa peau, de la même façon que ses cheveux. Il regarda ses mains, tremblant comme une feuille, et quelque chose en lui s’effondra : un malheureux cauchemar. Ou une terrible réalité qui commençait à hanter son inconscient.
Même si la rapidité des événements ne lui avait pas permis de repenser à la bataille qui avait éclaté chez lui, il se souvenait de chacune des secondes passées, les brûlures sur son corps, les plaies mordantes – qui s’étaient rouvertes à cause de sa course, ses bandages avaient encore été changés –, le goût métallique de ce liquide écœurant dans sa bouche…
Et la rage de son frère contre lui.
Les trois familles divines l’avaient accusé d’avoir tué Dual, lui, Maximilien, second fils légitime de la famille De Sarte. Sans aucune véritable raison.
Les événements s’étaient enchaînés sans pouvoir les comprendre : tout le monde s’était ligué contre lui, alors qu’il perfectionnait ses capacités de soin et de contrôle des âmes. En une après-midi, son monde s’était écroulé, une chasse à l’homme avait débuté contre lui et même Elios avait fini par s’en prendre à lui, sans lui demander d’explications.
Et Maximilien ne comprenait pas.
Les larmes lui montèrent aux yeux, sa gorge était asséchée à cause du manque d’hydratation : pourquoi n’avait-il même pas daigné l’écouter ? Que s’était-il passé pour que tout retombât sur lui ? La seule preuve sur laquelle ils s’étaient tous appuyés, c’était l’orbe de Dual.
Celle qu’il lui avait confiée deux jours avant la catastrophe. C’était grâce à elle que l’équilibre des mondes était maintenu, elle renfermait apparemment tous ses pouvoirs – que seul lui pouvait utiliser – et possédait des secrets dont il n’avait jamais eu accès. Personne ne savait l’utiliser à part son ancien possesseur. Sa formation pour prétendre au statut de chef de famille devait débuter dans un mois, ce qui lui aurait permis de comprendre les capacités de cet orbe et le véritable rôle de Dual, mais désormais…
Un sanglot l’étrangla alors que Maximilien se mit en boule dans ce lit trop grand pour lui, dans cette pièce qu’il ne reconnaissait pas…
Désormais, il était seul.
Complètement abandonné.
– Pourquoi, Elios ? murmura-t-il, tentant vainement de retenir ses larmes alors qu’il commençait à se sentir frustré de ne pas pouvoir soigner ses blessures pour de bon, qui ne lui faisaient pas si mal que cela, étonnamment.
– Qui est Elios ?
Maximilien releva la tête vivement, pris de court par cette voix calme et douce, son regard mouillé par la déception et le tourment se posa sur le nouvel arrivant.
Le Deuxième Stir.
Ses perles éclatantes de vert le détaillèrent de la tête au pied, sans aucune gêne, et il s’avança jusqu’à lui silencieusement, un plateau entre les mains avec une tasse dessus et des fruits. Il s’assit sur le lit, tout en délicatesse, l’air tranquille, en lui posant ce supposé petit-déjeuner sur ses propres cuisses. Maximilien n’osa même pas respirer, même si l’odeur de lavande caressait ses narines pour s’infiltrer de force dedans, une fragrance qui avait le don de l’apaiser. Maximilien ressuya ses larmes rapidement, sa suspicion concernant cette famille ne le quittait pas, davantage à ce moment précis.
Il loucha sur le melon et la poire disposés dans son assiette, le thé froid empestait le miel jusqu’à le rendre nauséeux. Une grimace lui tordit les lèvres, le dégoût s’étala sur son visage et le Deuxième Stir le remarqua directement.
– Tu n’aimes pas ?
– Je hais le miel, souffla Maximilien.
La particularité de cet homme, c’était de rester impassible en toute circonstance : présentement, pendant la cérémonie d’accueil ou même durant le repas, ses expressions restaient globalement les mêmes.
Soit un visage dénué de toute émotion, dont les traits n’avaient rien à envier aux divinités tant il semblait parfait, une beauté monstrueuse.
C’était… terrifiant, au point d’en donner le tournis, d’en cligner des yeux pour ne pas confondre la réalité et les rêves : un masque de froideur, d’orgueil et d’intouchable caressait son visage délicatement pour renforcer le caractère divin et insupportable de son physique. Il avait l’impression de ne même pas le voir, puis Maximilien se souvint qu’il n’était qu’un simple humain qui le retenait prisonnier ici.
Étonnamment, ce Stir retira doucement la tasse du plateau d’or et il le renversa dans l’un des pots de fleurs de la chambre. Ce petit temps lui laissa le temps d’admirer la chambre dans laquelle il se trouvait, qui lui plaisait plus qu’il ne le fallait : de son emplacement, la pièce se dépliait sensuellement sous ses yeux, à sa gauche était disposé un bureau en bois, dos à la grande fenêtre qui habillait le mur du bas jusqu’en haut, dont les rideaux transparents virevoltaient au rythme du vent et, juste derrière son siège couleur sable, des plantes dansaient sur les murs et sur les étagères, d’un blanc éclatant ou d’un rose vif. Ce que Maximilien aimait particulièrement, c’étaient les bibliothèques qui parsemaient les murs en pierre : tout aussi grandes que les fenêtres, les livres rangés dedans étaient classés par couleur. « Un maniaque du rangement », tout le contraire de lui. Maximilien jeta un coup d’œil au bureau et il remarqua le peu d’objets présents, mis à part une plume, une pile de papiers et une tasse.
Maniaque et modeste…
En réalité, malgré l’immensité de cette chambre, elle n’abritait que peu de décoration, juste de grands meubles – dont une armoire à côté de la porte, à droite. Cela le détendait, il aimait quand les lieux n’abondaient pas de futilités et cette lavande qui planait dans l’air…
Cette ambiance lui rappelait un peu son chez-lui.
Après deux petites minutes d’attente, il revint avec un verre sur lequel des fleurs et une tête de lion étaient dessinées.
– J’espère que tu apprécieras davantage ce jus de fruits.
Il le posa sur le plateau et retourna à son bureau, sans ajouter un mot. Ses habits amples épousaient son corps fin et puissant, ses cheveux bougeaient en même temps que la brise légère. Maximilien ne fit aucun mouvement, la nourriture face à lui ne lui inspirait pas confiance, surtout depuis la dernière soirée. Il ne toucha pas son plat, le Stir le remarqua.
– Mange, il n’y a rien dedans qui puisse te faire du mal.
– J’ai du mal à me fier aux paroles d’un homme qui a assassiné plusieurs dizaines de personnes hier, pesta Maximilien, ancrant son regard dur dans le sien.
Un rictus passa sur les lèvres du prince, si rapide qu’il crut l’avoir imaginé, mais il n’eut pas le temps d’y penser quand il se leva de sa chaise et revint vers lui, s’asseyant à ses côtés.
– Tu es plutôt perspicace, mais bien trop dramatique.
– Et toi, tu…, commença Maximilien.
Sa phrase resta en suspens quand une main empoigna sa mâchoire fermement, sans lui faire mal, pour le forcer à se tourner vers ce Stir étrange.
– J’ai beau avoir été clément pour te laisser dormir dans mon lit, tu ne restes qu’un sujet qui me doit le respect.
Une petite veine pulsa contre sa tempe, il s’agaça de se faire réprimander par un simple mortel : même si sa survie en dépendait, il restait un Lios, une entité divine largement supérieure à ce misérable qui s’amusait à tuer des gens par plaisir. Cette famille s’était-elle attendue à ce que des personnes comme lui se manifestassent par rapport à ce diner meurtrier ? Pour distinguer les suspicieux des naïfs ? Maximilien ne baissa pas le regard, il serra la soie sous ses mains, aussi douce que celle de Sarcoce.
– Le respect n’est pas un acquis, c’est une transaction : je te l’offre seulement si tu fais de même. Pour l’instant, je ne vois aucune raison pour t’adresser une quelconque sympathie ou soumission, c’est même tout le contraire.
Pendant un quart de seconde, les doigts de cet homme se resserrèrent autour de sa mâchoire au point de lui arracher un léger râle de douleur, mais il les enleva en soupirant, quelques mèches de cheveux tombèrent sur ses joues tannées, sa tête légèrement penchée. Le vent s’infiltra à nouveau dans la chambre, puis sous ses vêtements, Maximilien frissonna : il ne portait qu’un haut en lin et un pantalon de la même matière. Et d’excellente qualité.
C’était étrange, les Morgas n’étaient pas réputés pour être cléments. Dans ses livres…
– Tu as raison, reprit le Stir, le coupant dans ses pensées, mais je reste Nora Morgas, Deuxième Stir de Laven, un descendant de Galiale et détenteur de ses pouvoirs. Alors même si tu ne me respectes pas en tant que personne, tu es obligé de le faire en tant que Stir. Je te conseille aussi d’éviter de te comporter ainsi dans l’enceinte du château, je vais laisser couler pour cette fois-ci, mais d’autres ne le feront pas et n’hésiteront pas à te remettre à ta place par la violence, surtout quand on se doute de tes origines, précisa le Stir en désignant son visage.
Maximilien ouvrit la bouche, prêt à protester, mais cet homme en profita pour lui fourrer un bout de melon entre ses lèvres ; même en faisant une action comme celle-ci, il restait impassible.
– Et je tiens à préciser que personne n’est mort par empoisonnement hier soir. Tu avais vu juste par rapport à l’ajout d’une substance dans vos plats, mais ce n’était qu’un sérum de vérité. Nous voulions simplement savoir qui était entré chez nous pour dénicher les tueurs, les traîtres et bien d’autres encore. Notre famille souhaite garder un minimum de sécurité entre ses murs, je pense que tu peux le comprendre.
L’arôme du melon satisfaisait ses papilles gustatives, mais son cerveau fut comme arrêté durant un laps de temps court ; un sérum de vérité ? Seulement ? Il était vrai que cette solution pour distinguer les personnes sûres de personnes malhonnêtes restait pertinente, mais pourquoi tout ce spectacle ? Ils auraient pu les forcer à boire cette potion sans chercher à leur mentir… Ils en avaient le pouvoir.
Nora semblait saisir sa question muette, il piocha tranquillement dans son assiette, se fichant bien de déranger ou non Maximilien.
– Il faut savoir gérer chaque problème pour éviter toute surenchère. Forcer une personne à faire quelque chose qui lui déplait, c’est la porte ouverte aux esclandres malvenus. Peut-être que ça marche ainsi d’où tu viens, mais pas chez nous, du moins, pas tout le temps.
– Faire passer la pilule en douceur, en somme…, soupira Maximilien, agacé de voir ses fruits se faire gober par le Stir. Et peut-être, peut-être pas, ce n’est pas important à savoir.
Un tic nerveux fit vibrer les yeux du Stir, son silence l’étonna, mais il ne tarda pas à reprendre la parole.
– Maintenant, mange. Tu as déjà bien outrepassé tes droits, je te laisse trente minutes pour tout finir et retourner aux quartiers des Lucioles. Un de mes serviteurs te guidera, je ne peux pas rester. Une fois là-bas, Almagar t’expliquera tout.
Avant de lui laisser le temps de répondre, Nora se redressa sur ses jambes et prit quelques papiers sur son bureau, sans lui adresser un regard quand il quitta la pièce. Maximilien resta béat, incapable d’avaler un bout de fruits : contre toute attente, l’un des Morgas s’était montré bien plus attentif et clément que l’image dépeinte dans ses livres d’histoire, mais sa plus grande stupidité serait de croire à ce qu’on lui montrât ; une image se manipulait.
Et ce Nora semblait savoir manipuler le Verbe plus que quiconque.