Dix minutes que Maximilien se tenait devant sa porte, à tourner en rond, incapable de savoir comment aborder le sujet.
Juste après le départ des autres, il s’était attelé à terminer de s’occuper des familiers – bizarrement, personne ne trouvait rien à redire sur son affection pour les bêtes et elles-mêmes appréciaient sa compagnie, jusqu’à demander sa présence – pour se précipiter jusqu’à la chambre de Nora.
Mais maintenant qu’il se trouvait face au but, le voilà démuni de toute bonne parole. Les excuses ne fonctionneraient pas, le confronter non plus, alors quelle tactique adopter ? Et pourquoi cet homme possédait un côté si compliqué ? Maximilien prit une profonde inspiration, premièrement pour se donner un peu de courage, secondement pour calmer son angoisse.
Au fond de lui, il savait que cette entrevue avec Nora restait vitale : Esthia l’avait très bien dit, il restait son seul allié stable ici, qui assurait sa survie parmi tous. Pour l’instant, mis à part la torture publique qu’il avait subie de la part de Theol, les regards mauvais et les insultes sans conséquence, rien ne lui était arrivé. Mais sans le soutien du Stir, il ne pourrait plus dire la même chose…
Et la proposition de Kahl avait été prise avec lui, donc cela voulait aussi dire qu’il souhaitait l’aider, non ? Ils ne se voyaient qu’aux entraînements et leurs conversations ne se limitaient qu’à des politesses hypocrites. En plus d’avoir fini par le vouvoyer, Maximilien n’osait même plus le regarder dans les yeux. Ce ne fut qu’après quelques minutes encore de préparation mentale qu’il se décida à poser sa main sur la poignée, sans même chercher à toquer.
Puis il se ravisa et mit trois coups sur le bois de la porte : autant éviter de le froisser davantage, entrer dans une pièce sans y être explicitement invité était impoli ici.
Mais aucune réponse.
Il réitéra son mouvement plusieurs fois, de plus en plus anxieux : peut-être qu’il se baladait autre part ? Mais où ? Il recula de quelques pas, jusqu’à sentir un matériau froid contre son cou.
– Qu’est-ce que tu fais ici, le Catal ?
Il tourna juste la tête vers la personne derrière lui, en évitant précautionneusement de ne pas se trancher la peau avec la lame qui le menaçait. Un frisson d’horreur traversa son échine et il déglutit à la vue de deux soldats, les yeux injectés de sang.
D’une haine tangible.
– Je suis venu voir No… le deuxième Stir, c’est une urgence…
– Une urgence ? cracha l’un des deux. Notre Stir n’est pas disposé à accueillir n’importe qui, n’importe quand. Retourne dans tes quartiers, Catal.
La lame commençait à s’enfoncer doucement, il craignait plus que tout de sentir son sang couler sur sa peau, de voir ce contraste de rouge avec sa pâleur. Ce fut avec dépit et crainte qu’il acquiesça lentement, la frustration montait en son sein alors que la froideur de l’arme quitta son cou, non sans laisser une égratignure. Une goutte dévala sur lui, la nausée le prit instantanément.
Quelle perte de temps de se battre en vain…
– Allez, maugréa le soldat, maintenant tu dégages et…
– Qu’est-ce qui se passe ici ?
Nora venait juste d’apparaître dans l’encadrement de la porte, les bras croisés, une paire de lunettes sur le nez, reliée à une chaîne qui faisait le tour de sa nuque. Avec son haut en lin – dont le col s’ouvrait sur une partie de son torse – fourré dans son pantalon au tissu léger, il parut beaucoup plus décontracté qu’à l’ordinaire. Sûrement se mettait-il à l’aise quand il s’agissait du travail administratif…
Ses yeux se posèrent sur la petite plaie dans son cou et sa mâchoire se contracta alors que son expression passa de la suspicion à de la colère pure.
– Vous deux, vociféra-t-il, vous avez exactement dix secondes pour m’expliquer pourquoi Max est blessé.
– Votre Grâce, ce n’est qu’un malentendu, nous…
– Plus que huit secondes.
La panique passa sur leurs traits et Nora s’approcha, tirant un mouchoir de sa poche pour le poser sur l’entaille dans son cou. Sans quitter des yeux ses deux assaillants, il lui murmura d’une voix rauque, teintée d’irritation.
– Ne baisse pas la tête, le sang risquerait de couler davantage. Garde juste ce mouchoir comme ça.
Il lui prit sa main et la pressa contre le tissu, la douceur de ses doigts et de sa peau lui arracha un léger frisson, la tendresse dans ses gestes lui provoqua un pincement au cœur : même s’il se trouvait légitime d’avoir questionné son altruisme, il se sentait coupable de l’avoir remis en question si frontalement. Nora leva la main vers l’un des deux soldats et posa son index sur son cœur, la froideur qu’il affichait les fit frissonner.
– Plus que quatre secondes.
– Il tentait d’entrer dans votre chambre, mon Stir ! essaya le soldat derrière. Personne n’est autorisé à le faire à part…
– Depuis quand est-ce vous qui décidez de ce genre de choses ? tonna Nora. Vous osez même blesser l’un des habitants de ce palais ?
Ses doigts remontèrent sur le visage du garde et il prit son menton entre eux, le serrant assez fort pour le faire couiner de douleur. Des bribes d’or pétillèrent dans les yeux de Nora et le corps de l’homme fut pris de spasmes soudains.
– Pose une fois de plus ton arme sur lui et je ne te ferais pas que couiner de douleur.
Il lâcha sa prise et le soldat s’effondra au sol, de la bave coulait alors que son camarade le récupérait pour partir aussi vite qu’ils étaient arrivés. Maximilien n’avait rien dit, tétanisé par l’évolution des événements et choqué par la violence de Nora. Ce dernier lui prit le bras et le poussa dans sa chambre, le nez retroussé. Une fois la porte fermée, son attention se porta sur sa blessure et il enleva le tissu dessus, sortant quelques bandages de son bureau et de quoi nettoyer la plaie.
– Tu as mal ? souffla-t-il tandis qu’il se penchait pour éponger le sang – cela lui donna la bile.
– Je vais bien, s’étrangla-t-il, tu… enfin vous, euh…
Et les mots s’envolèrent.
Ce n’était qu’un détail insignifiant, oubliable pour beaucoup, mais cette simple hésitation pour s’adresser à lui brisa ses dernières limites mentales, déjà fragilisées depuis son arrivé : entre ses insomnies liées aux cauchemars récurrents sur son frère, la solitude comme la haine qui imprégnaient sa vie un peu plus chaque jour ou ce stupide défi qui ne lui laissait quasiment aucune chance… L’apparente hostilité ou l’amère hypocrisie de tous ceux présents dans ce palais ne cessait de l’enfoncer, et cette distance imposée depuis plusieurs semaines l’acheva sans crier gare.
Ses yeux se baissèrent vers le sol, sa mine se contracta dans un tourment dont il souffrait à chaque seconde de sa vie depuis sa chute, ses lèvres se plissèrent pour retenir les larmes qui ne souhaitaient même plus se lamenter sur ses joues. Nora arrêta ses gestes alors qu’il posait un pansement épais sur sa plaie, comme s’il cherchait son regard.
– Tutoie-moi, Max.
Il finit de le bander avant de le conduire à l’étage, à son rythme, et il l’incita à s’asseoir sur le seul siège présent dans la pièce – suspendu au plafond, il comportait de nombreux coussins.
– Je vais te faire un thé, repose-toi un peu. Je me doute bien que Kahl t’a parlé de notre plan. Nous avons un peu de temps.
Rien ne réagit en lui, pas même un hochement de tête pour confirmer, ce qui parut inquiéter son homologue. Nora s’agenouilla devant lui, une main sur son genou.
– Tu préfères peut-être autre chose ? Je ferai ce que tu veux, souffla-t-il, la chaleur dans ses mots lui serrait le cœur douloureusement.
– Juste un thé, s’étrangla Maximilien, exténué de toutes ces journées à subir sa propre présence.
Le Stir se redressa, la mine contrite par son attitude, et il se dépêcha de préparer sa boisson. Une légère odeur de gingembre envahit la pièce, balayée par le vent. Maximilien le regardait faire, son corps ankylosé le lançait à cause de son manque de sommeil et des entraînements qui tiraient dans ses réserves : même si ses blessures avaient guéri, il restait toujours dans un état second.
Comme déconnecté de la réalité.
Personne ne s’en prenait frontalement à lui, cela restait une bonne chose, mais les détails s’accumulaient : les servants l’ignoraient, lui crachaient aux pieds ou l’insultaient sans détour, ses maigres repas servis directement dans sa chambre – Theol lui avait interdit la salle de repas – se composaient d’un misérable bout de viande et de patate mal cuite, peut-être parfois périmés vu les indigestions qu’il avait eues pendant ces deux derniers mois…
L’accès à la bibliothèque lui avait même été refusé au bout d’un moment, sans aucune explication, et vu qu’il était en froid avec Nora, alors il n’avait rien pu faire. Lui qui souhaitait trouver des solutions à sa situation, comprendre ce nouveau monde, il s’était retrouvé démuni de tout en un claquement de doigts. La seule chose qu’ils lui avaient laissée, c’était le contact avec les familiers, car Arashta et les autres avaient plaidé en sa cause pour rester avec lui.
Son ventre se contracta sous l’émotion, alors que sa gorge se serrait, une envie de pleurer étreint son cœur et ses mains tremblotèrent à force de penser à son incapacité qui le paralysait dans son avancée : il priait pour l’espoir, la survie, mais les événements lui soufflaient que seule la mort le guettait au bout du chemin, qui se terminait par la lame de Kahl sur son cou, prêt à le tuer.
Il s’estimait quand même chanceux de ne pas être encore mort.
– Max.
Cette main tendre sur son épaule le ramena à ce monde qu’il craignait tant, puis il releva le regard vers Nora, qui le dévisageait d’un air maussade. À côté de lui, sur la petite table, son thé se tenait, fumant et odorant.
– Max, répéta-t-il, parle si tu veux parler, engueule-moi si tu le souhaites, pleure si tu en as besoin, je t’autorise même à m’insulter si tu en ressens l’envie, mais ne reste pas silencieux comme ça. Laisse-toi aller, nous ne sommes que tous les deux.
Le peu de contenance qui le maintenait s’acheva et il laissa son visage tomber en avant, ses yeux se fermèrent, pour se couper de cet environnement hostile. Pas d’excuses, c’était inutile, pas de confrontation, les choses allaient empirer.
Alors quoi ?
Foutu pour foutu, sa langue se délia.
– J’ai un frère. Un grand frère, plus exactement. Il a toujours été mon modèle, comme un héros que je ne pouvais frôler qu’avec les yeux. Si j’avais pu confier ma vie à quelqu’un, cela aurait été à lui, sans hésiter une seule seconde. Peu importait nos différences, il me soutenait dans toutes mes décisions, tous mes choix. Alors pourquoi…
Pris d’un spasme douloureux, Maximilien releva la tête vers Nora, les yeux brillants de douleur et la mine défaite par la fatigue, le manque d’énergie et la résignation.
– Pourquoi c’est le premier à m’avoir abandonné quand toute ma famille m’a jeté ? Je lui avais donné absolument toute ma confiance et il l’a piétinée comme un vulgaire chiffon. Après ça, j’ai été vendu comme esclave, on m’a frappé, blessé, rejeté, isolé, je ne suis qu’une ombre à cet endroit trop vaste pour un fantôme comme moi. Et encore, je m’estime chanceux de ne pas avoir été agressé en plein sommeil ou même en pleine journée, d’avoir tous mes membres ou que sais-je.
Alors même si Nora lui témoignait une bonté étrange, jamais il ne pourrait la prendre pour acquise et encore moins la voir d’un bon œil : lui aussi, un jour, il finirait par lui tourner le dos. Car même si Elios, son propre frère, l’homme qu’il admirait plus que tout, avait pu le faire…
Tout le monde le ferait.
Une seule larme le trahit et glissa sur sa joue pâle, plus maigre qu’à l’accoutumée, seule témoin de son mal-être. Elle s’écrasa sur le pouce du Stir, qui effaça les traces de sa détresse pour se l’accaparer, la prendre en main. Maximilien plongea son regard dans le sien, le vert brillant de pétales d’or l’étonna.
– Que fais-tu ? bredouilla Max.
– J’apaise tes maux, du mieux que je peux.
– Tu pénètres mon esprit ?
– Non, je lui enlève juste sa charge émotionnelle.
Cela ne lui plut pas réellement : cette douleur, il désirait la ressentir, non pas parce qu’il l’aimait, mais pour pouvoir mettre des mots sur ses sentiments. Il prit le poignet de Nora entre ses doigts et enleva sa main de son visage.
– Ce n’est pas ce que je veux, j’ai juste besoin de comprendre ce qui se passe en moi, d’en parler, de… De quoi ? Je ne sais même plus…
Pendant un instant, il crut avoir de nouveau énervé son homologue pour rejeter frontalement sa gentillesse, mais son pouce revint sur sa joue, avec plus de fermeté, sans quitter cette douceur apaisante.
– D’accord, ce n’est pas poli de ma part de le faire sans ton consentement. Je ne le referai plus à moins que tu m’en donnes l’autorisation.
La servilité dont faisait preuve Nora à cet instant le laissa béat, presque choqué. Le Stir, se rendant compte de ce fait, se redressa, les joues rosies, et il mit la tasse de thé entre ses mains, les yeux fuyants.
– Bois, cela te fera du bien. Ne t’en fais plus pour le reste, que ce soit pour la nourriture qu’on te sert ou… bref, le reste. Si tu veux dormir, fais-le, tu ressembles à un mort-vivant actuellement.
– C’est toujours gentil de se faire traiter de cadavre, souffla Maximilien, un léger sourire aux lèvres.
Nora ouvrit la bouche, prêt à répliquer, pour finir par secouer la tête et enlever les lunettes sur son nez.
– Tu as l’air sur le point de t’évanouir, précisa-t-il, alors repose-toi.
Il se recula, pour revenir à ses papiers alors qu’il s’asseyait derrière son bureau, mais son murmure, lui, Maximilien ne le manqua pas.
– Je suis désolé.
Trois petits mots, presque comme une supplication à dire pour cet homme trop fier, mais suffisant pour calmer une partie de ses maux : même s’il ne lui avait pas dit en face, cela clarifiait leur relation. Pourtant, cette petite voix dans sa tête le poussait à le charrier un peu.
– Je préfère les actes aux mots, deuxième Stir.
Peut-être qu’il poussait un peu trop loin ses chances, même si c’était juste un retour à l’envoyeur – les mots d’Arashta n’étaient pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Malgré toute cette discorde, Maximilien crut apercevoir l’ombre d’un sourire sur ses lèvres, un glas qui sonnait comme une victoire pour lui.
– Tu as raison, souffla Nora, mais à la place de tenter de te moquer de moi, dors. Tu en as besoin.
– D’accord, mais promets-moi de ne pas me laisser tomber, surtout en ce moment où je n’ai personne sur qui compter…
Nora haussa un sourcil à sa demande et il craqua sa nuque alors que son regard tombait sur les papiers face à lui, sans quitter son sourire.
– Bien, je t’abandonnerai quand tu auras d’autres personnes sur qui compter.
Alors que ses yeux se fermèrent à petit feu, Maximilien dévisagea son homologue, désormais apaisé par rapport à la tournure des événements et, même s’il savait que son sommeil serait peuplé de son frère et de sang, il pouvait compter sur cette réalité pour garder espoir. Morphée s’empara de son corps et seule sa bouche se permit de parler avant de sombrer :
– Merci, Nora.