À mesure que la petite fenêtre s’éloignait de lui, son anxiété, elle, grimpait jusqu’à l’enchaîner dans un étau de peur et de panique. Maximilien n’arrivait plus à bouger un seul membre, bloqué dans cet océan de noirceur et de silence, où seuls des échos indistincts le brisaient parfois. Dans son dos, plus il plongeait, plus il sentait ses ailes disparaître à nouveau, la légèreté qu’il ressentait ne l’apaisait en rien. Son cri ne dépassa pas la barrière de ses lèvres, ses yeux se fermèrent en pensant à tout ce qu’il avait entrepris pour en arriver à là, et il crut pendant quelques secondes qu’il n’avait eu que ce qu’il méritait, soit la mort.
Deux mains agrippèrent ses épaules derrière lui alors qu’il se lamentait de sa propre naïveté et idiotie et elles le tirèrent dans un endroit beaucoup plus lumineux, plus… vivant. Il toussa comme un fou, avec cette impression de s’être noyé pendant des minutes entières, jusqu’à frôler l’inconscience, et une voix retentit près de lui, affolée et familière.
– Max ! Bordel, tu étais tellement loin, je ne pensais jamais pouvoir te récupérer.
Maximilien leva les yeux vers Osari, déboussolé de le voir à ses côtés alors qu’il était si loin de Laven quelques minutes plus tôt.
– Tu… Vous…
– Avant de parler, reprends ta respiration, c’est difficile de créer un passage entre les miroirs d’aussi loin. Habituellement, je peux entrer et fouiller dans le monde qui se trouve entre chacun, mais là, le périmètre était trop large.
Son pouvoir unique était donc de créer des communications entre les miroirs… Maximilien se laissa porter par Osari jusqu’à un petit siège. Il se trouvait dans une petite salle de repos, avec un énorme miroir sur une partie du mur. Cela lui prit presque dix minutes pour revenir à un état à peu près normal, le Stir restait silencieusement près de lui.
– Comment avez-vous fait ? murmura Maximilien, la voix rocailleuse après cette mésaventure.
– J’ai passé près de deux heures à détecter ta présence dans tous les miroirs pour finalement la ressentir très faiblement à Shal’om. Bordel, Nora est arrivé en panique parce que tu avais disparu ! râla Osari. J’ai cru qu’il allait me trucider si je ne te retrouvais pas…
À la mention de Nora, Maximilien chercha aux alentours s’il était là, mais ils étaient bien que tous les deux. Le troisième Stir le remarqua et se gratta la tête, blasé.
– Il est en train de s’occuper de réaménager les sans domicile, en plus d’aider aux réparations. C’est Kahl qui lui a ordonné, car il ne supportait plus de le voir tourner en rond en attendant ton retour. Jamila arrêtait pas de m’engueuler aussi.
Cette révélation ne devait pas lui faire plaisir, tout ce qu’il avait fait était d’inquiéter ses pairs et de créer un petit chaos pendant deux heures. Mais il ne pouvait s’empêcher de sourire en pensant à Nora, lui qui arrivait si bien à se gérer, en train de crier sur tout le monde juste pour le retrouver. Il détourna le regard pour ne pas se faire prendre en train de rire légèrement, mais Osari le remarqua très vite.
– Je me suis fait taper sur les doigts par ta faute, pesta-t-il, alors arrête de rire !
– Pardon…
Le Stir soupira et frotta son visage lentement, dépassé par son attitude décontractée.
– Maintenant que tu es ici, explique-moi ce que tu as vu, ce que tu as entendu.
Maximilien acquiesça, toujours un peu secoué par ce qu’il venait de traverser, et il conta son périple depuis le moment où il avait atterri sur Shal’om, en passant par sa rencontre avec les elfes et le père de Jamila, qui n’avait cessé de le presser et de le menacer subtilement.
– Tu n’as pas vu sa mère ? demanda Osari, étonné.
– Non, même si les autres elfes avaient mentionné qu’ils seraient deux… Juste le père était présent.
– Je vois. Et pour les pierres ?
Même si la théorie d’Elric ne restait, en réalité, qu’une supposition, elle demeurait la plus viable et logique. Il l’exposa sans pouvoir trop entrer dans les détails et Osari écarquilla les yeux ; il ne fut pas choqué pour autant. Sa réaction ressemblait plus à une forme d’appréhension, d’angoisse, plutôt que de réelle surprise. Maximilien ne put rajouter quoi que ce soit que le Stir s’était relevé, le poing devant la bouche, en train de réfléchir à toute vitesse – il le voyait avec ses pupilles qui bougeaient dans tous les sens.
– Troisième Stir ? souffla-t-il.
– Tu ne dis rien à personne sur ce que tu as appris, compris ? vociféra-t-il, en se frottant l’avant-bras. Pas même à Nora. Il vaut mieux éviter de répandre de fausses rumeurs sur le pouvoir des pierres. Je m’en chargerai moi-même, ce n’est plus de ton ressort.
Ébahi par les paroles précipitées d’Osari et sa soudaine véhémence, Maximilien ne put qu’approuver son ordre, mitigé par son attitude. La peur suintait des pores du Morgas, un poison qui semblait émaner de lui et l’étouffer dans des pensées qu’il ne pouvait deviner. Le Stir pivota vers lui et lui adressa un sourire contrit, désemparé.
– Je suis désolé, on est tous à cran en ce moment et ce n’est vraiment pas le moment de se miner avec les cristaux. Je préfère attendre de réparer Laven avant d’entamer ce sujet houleux, il suffit qu’une mauvaise oreille traîne et possède ce genre d’informations pour que les choses dégénèrent…
– C’est vrai, toussota Maximilien, mais rassurez-vous, les pierres ne se contrôlent pas aussi facilement selon Elric.
Osari ne répliqua rien sur cela, à la place, il se rapprocha de la porte et l’ouvrit, soucieux.
– Tu devrais aller te reposer dans ta chambre, elle n’est pas loin. Je vais prévenir Kahl de ton retour, Nora viendra sûrement te voir ce soir.
Sur ces mots, il quitta la pièce, sous les yeux intrigués de Maximilien, qui ne cessait de se demander jusqu’à quel point les choses pouvaient encore empirer.
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L’ennui se profilait encore et encore, bien trois heures étaient passées et Maximilien n’avait toujours aucune nouvelle du monde extérieur. Cloîtré dans sa chambre à attendre un signe de vie de Nora, rien ni personne ne souhaitait le laisser gambader dans les couloirs, pas même pour cinq minutes : les gardes empiétaient devant sa chambre, soit par pure coïncidence, car les trois Morgas avaient augmenté la sécurité le temps de faire la passation de pouvoirs, soit parce qu’il était surveillé.
Et il commençait à sérieusement pencher pour la seconde option.
Ce petit manège durait depuis trop longtemps et il ne voulait pas rester une minute de plus dans cet espace clos, surtout qu’il avait tant de choses à révéler à Nora. Peu importait les précautions d’Osari, il allait lui parler de ce qu’il avait découvert avec Elric : Maximilien lui avait promis de lui être loyal et de l’aider, rien ne pourrait entacher sa promesse, pas même la royauté. Il prit une couverture épaisse, assez opaque pour obstruer toute possibilité de le voir, et la balança sur le seul grand miroir de la pièce, en le recouvrant entièrement : maintenant qu’il savait que le troisième Stir pouvait communiquer à travers eux, il préférait prendre les devants et se cacher de lui. Pouvait-il le voir à travers la glace ? Il n’en savait rien. Mais si c’était le cas, alors peut-être valait-il mieux faire en sorte de ne pas se faire attraper aussi bêtement. Maximilien colla son oreille contre la porte, soucieux de voir surgir Kahl ou Osari à n’importe quel comment, mais il n’entendit que des échos lointains. Prenant son courage à deux mains, avec pour seul objectif d’atteindre la chambre de Nora, il ouvrit sa fenêtre – située au premier étage – et descendit le long du mur en faisant attention aux prises. Lui qui avait si souvent escaladé la maison de Dual pour chaparder de la nourriture et des livres, cette compétence lui servait encore aujourd’hui.
Une fois dans les jardins qui longeaient le quartier des Lucioles, il se précipita de l’autre côté du palais : si là où résidaient tous les prisonniers, rescapés de guerre ou juste des servants, se trouvait devant les portes menant à la cité, le quartier Morgas se situait à l’opposé, caché de tout. Courir sans se faire repérer était une chose, surtout quand il devait se faufiler entre les piliers, les arbres et les murs, mais atteindre la chambre de Nora en était une autre. Une fois devant la façade qui donnait sur son espace de vie, Maximilien remarqua que son bureau caché ne se voyait pas de l’extérieur : le plus probable restait qu’il l’avait plongé dans une autre dimension. Ce qui demeurait épatant vu la quantité de Kin qu’il devait épuiser par jour, il se demandait parfois jusqu’à quel point il pouvait en utiliser. Il prit une grande inspiration et commença à grimper sur le mur, peu sûr de son coup : beaucoup trop de soldats surveillaient les alentours, en particulier les portes des Stirs, alors sa seule solution consistait à s’introduire dans sa chambre par la fenêtre, qui se situait au troisième étage. Au début, les prises restaient faciles à atteindre et plutôt, mais à mesure qu’il montait, quelque chose se manifestait de plus en plus : comme une force latente qui n’attendait que d’être délivrée. À bien y penser, s’il y avait des pièges…
Ses songes se coupèrent sur le champ, une liane venait de surgir du mur et, à son plus grand désarroi, un grand brasier se forma autour de lui. Les flammes ressemblaient à de grandes mains qui tentaient de l’attraper, le Kin qui s’en échappait ne faisait aucun doute quant à celui qui l’attaquait.
– Nora ! beugla Maximilien, quitte à se faire repérer. C’est moi, Max !
Le temps d’un instant, il crut se faire calciner pour de bon, que ses paroles n’étaient pas parvenues jusqu’à Nora. Mais le feu parti en cendres d’un coup, s’envolant dans les airs en même temps que lui.
– Que…
Le vent le transporta jusqu’à la fenêtre de la chambre de Nora, mais il se retrouva assez vite la tête en bas, en train de se débattre.
– Mais c’est quoi ce…
– Maximilien !
Face à lui, les yeux écarquillés et seulement habillé d’un peignoir en soie, Nora le dévisageait avec une telle inquiétude que cela aurait presque pu le toucher. Maximilien tendit sa main vers lui et il l’attrapa sans hésiter une seconde pour le tirer à l’intérieur. Sauf que ce fut avec une telle force qu’ils s’écroulèrent tous deux au sol, lui en dessous et le Stir sur son corps, qu’il enlaçait fermement au point de lui faire craquer les muscles.
– Nora…
– J’ai cru que quelque chose de grave t’était arrivé et que je ne te reverrais plus jamais. Où étais-tu, bon sang ?
Malgré sa question, il ne lui laissa aucun répit et se redressa légèrement pour examiner son visage, son torse, même ses jambes, ce qui irrita et embarrassa Maximilien : ses doigts parcouraient sa peau à la recherche de plaies ou de vices, mais tout ce qu’il faisait n’était que de provoquer des rougeurs sur ses joues.
– Que s’est-il passé ? Depuis quand es-tu de retour ? Est-ce qu’on t’a fait du mal ? Du tort ? Peut-être même pire ?
Sa langue fut sur le point de fourcher vers son aventure avec les elfes et Elric, mais une sombre pensée remonta dans son esprit : il crut culpabiliser de trahir Osari pour tout révéler à Nora, pourtant ce fut bien autre chose qui lui traversa les idées. Sans crier gare, il frappa l’épaule de Nora, la claque résonna dans toute la pièce, aigüe et rapide, et son homologue recula, outré et déstabilisé par sa réaction.
– Tu viens de…
– Espèce de triple idiot ! coupa Maximilien en le pointant du doigt. En parlant de « mal », je ne peux pas croire que tu sois aussi… aussi indécent, impudique, pervers !
– Pardon ?
La mine déboussolée de Nora ne l’attendrit pas, loin de là, et il lui remit une deuxième tape sur l’épaule, moins forte.
– Mais arrête de me frapper ! râla le Stir.
– Non seulement tu m’as donné une boucle d’oreille pour faire croire que je suis ton amant, mais en plus, tu as apposé une marque sur moi, sur ma clavicule quand tu m’as embrassé ! Sais-tu que les elfes étaient persuadés que j’étais ton fiancé ? Et tu ne m’as rien dit ! Je sais que vous êtes habitués à être indécents, mais pas avec moi !
Rares étaient les fois où il s’énervait pour de bon, mais subir un acte aussi intime le transformait en une machine furibonde. Pourtant, le petit sourire qui naquit sur les lèvres de Nora le laissa penser que sa colère semblait plus amusante qu’autre chose.
– Tu oses te moquer de moi, en plus ? fulmina Maximilien.
– Non, ça me fait juste du bien de voir que tu vas effectivement très bien, assez pour frapper un membre de la famille royale, l’engueuler, et l’injurier.
– Tu as posé une protection sur moi avec un baiser sur mon épaule, qui peut te blesser et je ne l’aurais même pas su…
– Et je ne le regrette pas, coupa Nora. Si je te l’avais dit, tu aurais refusé, têtu comme tu es, et je pouvais te protéger même en n’étant pas présent. Je suis assez costaud pour supporter la douleur, mais pas assez pour te voir blesser, je suppose.
Les rougeurs, déjà bien présentes sur ses joues, devinrent bien plus vives, au point d’en tourner cramoisies. Le Stir se releva, le tirant avec lui par la taille, et il l’étreignit tendrement, le nez plongé dans son cou, tout ce parfum de lavande envahit ses sens au point de lui donner le vertige. Il posa ses mains dans son dos, collé contre son torse.
Il aimait tant cette odeur.
Bien qu’agacé par les petites manigances de Nora, son cœur lui susurrait que c’était avant tout pour son bien et que, malheureusement, il avait raison sur son côté têtu : jamais il n’aurait accepté de voir quelqu’un subir les coups à sa place.
– Tu m’as déjà dit que tu ne ferais rien sans mon approbation, murmura Maximilien, ne sais-tu pas tenir tes promesses ?
– J’essaye, mais tu ne me rends pas la tâche facile, répliqua Nora sur le même ton.
– C’est parce que tu es un abruti complet.
– Certainement pas.
– Tu en es un.
– Tu sais que certains ont péri pour moins que ça ici ? Insulter un Stir…
– Si ça te déplaisait vraiment, cela ferait un moment que je n’aurais plus la tête sur mes épaules, Nora.
Le susnommé se détacha de lui, un petit air mutin sur le visage et il se pencha vers son oreille, les lèvres presque collées alors qu’il tenait ses bras.
– Tu as raison, souffla-t-il avec une voix basse, tout me plait chez toi, même cette affreuse manie à me crier dessus et à me remettre à ma place, sauf quand tu me traites d’idiot, évidemment.
Avant même de lui laisser la possibilité de répondre, Nora recula et le força à s’asseoir au bout de son lit, sur le rebord, en ne déposant qu’un baiser sur le dos de sa main.
– Je ne t’embrasserais plus sans ton approbation, murmura-t-il.
Son sous-entendu martela son pauvre esprit, déjà bien malmené par son attitude plus qu’indécente. Mais cela ne dura pas, car il reprit très vite son air distant, croisant les bras sur son torse tout en s’installant à ses côtés.
– Trêve de plaisanterie. Maintenant, je veux que tu me dises exactement ce qu’il s’est passé avec les pierres.
Maximilien prit une grande inspiration pour oublier tout ce petit jeu entre eux et il raconta les événements de la même manière qu’avec Osari. Il précisa juste son altercation avec lui, sur ses réticences à révéler les nouvelles informations sur les cristaux, et sa volonté de ne pas parler, dans l’immédiat, à Nora de son retour.
– Personne n’est venu me prévenir, même après avoir fini les plans de reconstruction et le partage financier. Je ne comprends pas concrètement sa logique pour nous cacher de telles précisions sur les pierres, surtout à nous, ses frères. Je peux le comprendre pour le peuple, mais la famille royale doit être tenue au courant de chaque détail.
– Il m’a dit qu’il vous en parlerait, mais pas de suite. Vous infligez une charge en plus…
– En tant que prince pour moi et héritier pour Kahl, coupa Nora, nous devons subir n’importe quel fardeau si c’est pour le bien des nôtres. Davantage si nous devons mettre en place une gestion des cristaux plus stricte.
Maximilien baissa la tête, sans trop savoir quoi en penser, mais l’attitude du troisième Stir traduisait une crainte certaine et il la comprenait amplement : si quelqu’un de mal intentionné venait à découvrir le pouvoir des cristaux et mettre la main dessus… Un contact sur sa cuisse le ramena à la réalité, la main de Nora pressait sa jambe délicatement.
– Ne t’en occupe pas trop pour l’instant, conseilla Nora, car je vais surtout avoir besoin de toi pour tout ce qui va toucher à la… divinité, à Sarcoce. Tes informations nous seront précieuses, tout comme la pierre que tu as à la cheville.
– C’est dur d’en faire abstraction quand je suis impliquée aussi vivement dedans.
Des bruits retentirent dans le couloir devant la chambre, ce qui coupa net leur conversation. Maximilien se leva, conscient qu’il se ferait attraper un moment ou un autre par les gardes.
– Je devrais rentrer au quartier des Lucioles…
– Non, reste avec moi.
Nora suivit son mouvement et se posta devant lui, le sérieux qui peignait ses traits le fit frissonner d’appréhension.
– Ils vont finir par savoir que je suis parti, tenta Maximilien.
– Alors j’inventerais une excuse si ça arrive, mais reste avec moi.
Il lui prit la main, détournant le regard, le bout des oreilles rouges, et ils montèrent dans son bureau secret. Maximilien, tout le long de leur chemin, ne cessa de fixer la main qui étreignait la sienne. Leur relation se teintait d’émotions étranges, de parts secrètes, d’intérêts communs, mais plus le temps passait, plus une peur intarissable s’accroissait dans son cœur, au même titre qu’une émotion volatile, explosive, et terriblement imprévisible, qu’il ne voulait point nommer. Pour l’instant, il profitait de cette complicité réconfortante.
Mais l’avenir, lui, le terrifiait.