Je regagnais conscience sous un plafond inconnu. L’endroit était sombre et imprégné d’odeurs d’herbes. Des bruits dans la pièce voisine m’informèrent que je n’étais pas seule. Je restais prudente dans un premier temps, évitant de signaler mon réveil aux autres habitants de cette demeure en m’agitant inutilement. Je relevais légèrement la tête et comptais les bosses déformant la couverture qui me couvrait. Deux bras deux jambes, deux pieds deux mains, j’avais l’air intacte.
J’étais dans un lit bas en bois, sur un matelas moelleux, aucune chance que ce fut là l’antre de l’un de ces monstres que je combattis. Largement trop luxueux. Le peu de lumière provenait de la pièce voisine, par la porte laissée entrouverte, pas de fenêtres ou ouvertures sur l’extérieure.
Où étais-je donc encore tombée ? Phrase qui commençait à devenir un leitmotiv agaçant.
Je gigotais un peu sous la couverture, vérifiant que tout fonctionnait encore comme il le devrait puis je m’avisais que s’il y avait des vêtements sur le dossier de la chaise voisine, c’était parce que j’allais en avoir besoin sous peu, ne portant rien sous la couverture.
Sans plus tergiverser, désormais prête, je quittai le lit pour m’habiller sans même m’étonner de ne ressentir aucune douleur nulle part. J’avais visiblement été soigné magiquement.
Depuis le haut de la commode contre le mur de droite, une volée de pépiements fusèrent alors que je m’emparais des vêtements pour m’en couvrir. Je fixais ce point, m’habillant, peu surprise d’y discerner la bestiole volante lapant le contenu d’un bocal. Après tout, si j’ai pu recevoir de l’aide au milieu de nulle part, ce devait forcément être grâce à lui.
Depuis la pièce voisine, une autre série de pépiements sembla lui faire échos, mais sur une tonalité plus claire et aiguë. Un autre poulet à écailles ?
Les deux de se répondre l’un l’autre pendant encore quelques échanges alors que je finissais de m’habiller, rien de folichon, juste une espèce de robe d’intérieur grise me couvrant intégralement et une paire de sandalles.
Je pris ensuite une longue inspiration suivie d’une tout aussi longue expiration pendant laquelle j’établis ce que j’appelle mon masque d’impassibilité, me préparant pour l’entrevue qui allait suivre. Un visage vide d’émotion, tel un masque de porcelaine. Le masque de la diplomatie, ne laissant jamais rien transparaître afin de déstabiliser son interlocuteur. À ce jeu-là, je fus formée par les maîtres de mon pays d’origine. Enfin, ça, c’est la théorie et ça fait joli dans un rapport administratif officiel, dans la pratique, j’avais encore une bonne marge de progression.
Me sentant prête, je passai dans la pièce voisine sous le regard de la bestiole volante, lapant toujours le contenu de son bocal.
La pièce était lumineuse, bien trop pour mes yeux habitués à la pénombre de la chambre. Je restais dans l’entrée, faisant celle qui examine attentivement le contenu des lieux avant d’y entrer pour de bon afin de masquer mon inconfort.
Cette pièce était énorme, facilement un carré d’une dizaine de mètres de côtés.
Le centre était délimité par 4 piliers de soutènement d’un bon mètre de diamètre. Quatre lourdes tables de travail de bois reliaient les piliers un à un formant un carré central. Des monceaux de livres divers occupaient presque tout cet espace.
Quatre chandeliers imposants pendaient du plafond, maintenus en place par une lourde chaîne. Toutefois, je pouvais presque sentir la poussière accumulée provenant de ces ornements probablement jamais utilisés. La vive lumière provenait de nombreuses lueurs féeriques naviguant entre les chandeliers, se coursant les unes les autres, toujours en déplacement, mais sans jamais suivre le même schéma de mouvements. Voilà qui ne faisait pas partie des magies très communes. Je me promis de revenir étudier cela plus tard si possible.
Contre les murs et tout autour de la pièce, de petites tables étaient recouvertes de tout un tas de bric-à-brac. Pas sans une certaine logique toutefois, à chaque table son domaine de connaissance. Je notais ici un herbier surmontant un tas d'ébauches de plantes très détaillées, là-bas, un assortiment de fioles et cornues, ici, il s'agissait d'une carte du ciel, et partout des livres empilés à la va-vite encadrant les objets de natures indéterminés.
Murs comme piliers étaient en partie évidés à différentes hauteurs pour servir d’étagère ou autre zone de rangements. L’impression générale était plus celle d’un vaste atelier de travail, ou d’un laboratoire un peu particulier peut-être.
Et tout au centre, dans son fauteuil qui ne ferait sans doute pas ridicule dans une salle de trône, à demi dissimulée par des montagnes et piles de livres, se tenait la maîtresse de maison.
Je dois l’avouer, lorsque je l’ai vu pour la première fois, il s’en est fallu de très peu que mon masque ne craque d’entrée de jeu. Si je m’étais écouté, je crois que j’aurais fait demi-tour pour me remettre au lit, après avoir soigneusement verrouillé puis barricadé la porte, avant de prier pour que cette fois je me réveille chez moi, là où l'on rencontre plus de vraies gens que de « choses étranges (terrifiante) ». Et terrifiante, elle l’était, à plus d’un titre et sans le moindre doute.
Si le siège était imposant au point que moi et mon petit gabarit, posés dessus, aurions l’air d’un bébé sur une chaise adulte, l’individu qui y était tranquillement installé était lui complètement hors norme et l’occupait pleinement.
J’estimais le plafond à quelque chose comme 3 m de haut. Prenant cela comme base, malgré le fait qu’elle soit assise, je supposais que « la maîtresse de maison » devait faire dans les 2M50 de haut une fois debout, de quoi probablement devoir jouer à un jeu d’esquive avec les chandeliers sous peine de se les prendre sur le crâne quand elle se déplaçait dans la pièce.
Un cou large et épais, surmonté d’une tête tenant plus de l’alligator que de l’homme. Un museau assez court de 20 à 30 cm garni de crocs longs comme mes doigts. Des yeux de chat, bien enfoncés dans l’orbite et surmontés d’une épaisse couche de corne. L’iris allait d’un vert émeraude vif pour tendre vers le vert pomme puis le jaune alors qu’on s’éloignait de la pupille. Une peau tenant de la corne et de l’écaille. Des mains aux longs doigts finement articulés se terminant par des griffes, vraisemblablement limées cours.
Une carrure plutôt svelte pour sa taille je dirais. Difficile d’être vraiment précise puisque tout le reste de sa personne était dissimulé dans une de ces espèces de longues robes que semblent apprécier les mages et autres érudits de haut vol. Celle-ci était principalement dans des tons de pourpre avec ici et là des dégradés allant jusqu’au bleu ciel. Au niveau du col, elle portait une espèce de disque d’une dizaine de centimètres de rayon. Je mis un moment à comprendre que le symbole représenté sur le disque était en fait une torche, mais non pas l’outil, mais plutôt la source de lumière, irradiant le monde alentour. En dehors des lignes de la torche et des rayons lumineux, le disque était évidé, laissant paraître le tissu de la robe en dessous.
Oh, et pourquoi je parlais de maîtresse de maison ? Parce que le pépiement précédent provenait vraisemblablement d’elle, et n’était définitivement pas un son que je qualifierais de masculin.
Tout le temps qu’il me fallut pour m’habituer à la luminosité et explorer la pièce du regard, elle se contenta de me surveiller d’un œil, pendant que l’autre continuait vraisemblablement de parcourir les lignes de son livre.
J’hésitais à faire le pas suivant. Il y avait comme une présence que l’on aurait pu sentir physiquement dans cette pièce. Je suis sûr que si j’avais tendu le bras j’aurais pu le sentir, comme un vent, ou une membrane de peaux délimitant son territoire.
À l’époque, je n’avais pas encore eu l’occasion d’expérimenter une chasse au dragon sur son propre territoire, mais je me disais que cela devait être semblable à ce que j’éprouvais alors, d’être sur le seuil de son antre.
Elle possédait une telle présence que cela vous submergeait complètement.
Ce n’était pas une présence hostile comme avec certains monstres, mais plus dans le sens d’une aura d’autorité et de savoir absolu. On n’argumente pas avec ce genre de personne, on obéit et rien d’autre. De même, quand on vient questionner l’oracle, on ne remet pas sa parole en cause, on ne doute pas de sa véracité, sa parole devient Vérité.
Et cela me terrifiait. Il serait tellement facile de s’abandonner en sa présence, de se libérer du fardeau qu’est la pensée. De se laisser aller à ne plus réfléchir et s’en remettre à elle en toute chose. De lui abandonner son être, lui donner les cordes de sa propre marionnette.
Terrifiante aussi dans le fait qu’elle donnait toujours l’impression de tout savoir, de pouvoir lire en vous jusque dans les moindres détails les plus mesquins, les plus sordides ou inavouables. Il n’y avait pas d’intimité possible en sa présence, elle savait forcément absolument tout sur vous. Y compris, souvent, ce que vous alliez dire avant même d’ouvrir la bouche.
***
Lorsque j’eus finalement trouvé le courage de faire le pas suivant, puis le suivant, entrant dans la pièce, elle prit le temps de glisser un marque-page en forme de baguette de bois, dans son ouvrage, avant de le placer sur une pile de livres déjà haute à son côté, puis de m’accorder toute son attention. L’oracle m’observe, me juge et pèse ma valeur. J’en avais la chair de poule. J’usais de tout mon savoir pour n’en rien laisser paraître, garder mon calme, ma posture, bien droite, plutôt que me prosterner en attendant son verdict. Figée comme une proie sous le regard du prédateur approchant tranquillement.
Qu’avais-je à craindre après tout ? N’étais-je pas une déesse ? N’ai-je pas eu mon lot d’adoration sans bornes de la part du peuple ? Même si c’est une dragonne dans l’âme, elle est loin d’en avoir la stature. La remarque me fit un bien fou, du moins, jusqu’à ce qu’une autre idée ne me passe par la tête, c’est que rien n’empêche le dragon même taille réduite, de manger la déesse, surtout quand elle à ma taille encore plus réduite. Ce n’est pas comme si j’étais immortelle et pouvais tuer d’un regard, pas à ma connaissance en tout cas.
À défaut d’être productif, ce petit débat intérieur me permit de me raffermir moi-même et de lui faire face. Mais si l'on m’avait laissé un choix en la matière, je n’aurais pas passé une seconde de plus dans cette pièce sous ce regard-là.
D’un geste de la patte, elle m’invita à m’installer sur une des deux petites chaises qui lui faisaient face de l’autre côté de la table. Petite, en comparaison du trône s’entend.
J’avançais pour m’installer quand le poulet à écaille quitta son perchoir de la chambre pour venir tranquillement voleter vers nous jusqu’à finir par s’installer sur le bras du fauteuil de la dragonne miniature ou il entreprit de nettoyer les griffes de ses petites pattes du résidu collant et vraisemblablement sucré qui les recouvrait.
Me surveillant d’un œil, il pépia quelque chose à l’occupante du fauteuil, qui lui répondit sans me lâcher des yeux.
Je m’installais tranquillement et dignement sur la chaise, le dos droit, les mains sur mes cuisses. Le visage impassible, observant les deux monstres face à moi dans leurs interactions.
Que voyait-elle avec ses yeux ? Il me fallait absolument réussir à paraître largement plus importante que ce que la situation pouvait laisser à penser.
Quelle que soit la réalité, si l’on devait me prendre pour une moins que rien, surtout de la part d’une personne détenant visiblement une haute autorité, ou de l’influence, cette impression deviendrait réalité. Il me faudrait alors œuvrer largement plus pour renverser cette impression et lutter contre cette image de médiocrité, ce serait un frein permanent à toutes mes démarches pour régler mes problèmes.
J’en étais là de mes réflexions quand je vis la magie converger autour de la maîtresse de maison juste avant qu’elle ne fasse quelques gestes précis d’une main tout en récitant une flopée de sons tenant plus du sifflement qu’autre chose. Cette fois, sa voix était plus grave et n’avait plus rien à voir avec les pépiements précédents échangés avec le poulet à écaille.
« Je vois que vous semblez en bonne forme ? »
Oh, ce double discours encore une fois, d’un côté, j’entendais la voix de la créature s’adresser à moi, succession de sons sifflés, mais assourdis, et de l’autre, un discours qui bien que m’étant totalement étrangers et restant indéfinissable, un discours que je comprenais parfaitement. Une magie de compréhension des langages.
J’inclinais légèrement la tête, en remerciement pour son intérêt à l’encontre de ma santé.
— Comme vous le voyez, je ne semble pas garder séquelles de ma dernière rencontre avec la faune locale.
— Faune locale hein ?
Cette lueur au fond des yeux, serait-ce de l’amusement ?
— Je suis Yreen, maîtresse du savoir à la guilde, vous êtes actuellement dans nos locaux. PyuPyu ici présent a contracté en votre nom et dans l’urgence un accord afin que nous vous venions en aide suite à votre mésaventure.
J’ai dû laisser transparaître quelque chose à la mention du nom de PyuPyu, car revoilà cette lueur dans ses yeux. Mais comment voulez-vous garder votre sérieux face à cette créature invraisemblable ? Et PyuPyu, quel nom ridicule !
D’ailleurs, il était en train de prendre fièrement la pose du grand et noble sauveteur, bombant le torse, se rengorgeant d’importance. La mention d’un contrat, toutefois, effaça aussitôt le poulet à écailles de mes pensées.
— Un contrat ?
— Tout à fait, contrat standard de sauvetage, pas de frais additionnels, pas de clauses irrégulières ou étranges. Vous avez eu de la chance qu’un de nos agents soit présent dans les environs pour l’exécuter. Si vous comptez honorer ce contrat, il vous en coûtera le poids de PyuPyu en pâtisserie ainsi que la somme de 5 couronnes or du royaume de Varanis, ou son équivalent dans une autre monnaie reconnue par nos soins.
Elle avait un débit de parole monotone et un peu lent. On pourrait même ajouter vide d’intentions ou sentiments, sans passion, informatif. Une voie désincarnée.
— Pâtisserie hum ?
— Tout à fait, la rémunération standard concernant PyuPyu.
De nouveau, cette lueur au fond des yeux, définitivement de l’amusement.
— Je vois. Et si je refusais d’honorer cet accord ? Après tout, je ne l’ai pas validé moi-même.
— En ce cas, la guilde vous refusera ses services à l’avenir et je vous renverrais à l’endroit exact ou nous vous avons trouvé.
— Je vois. Vous avez mes affaires, donc vous devez déjà savoir que je ne possède pas le moindre argent.
— Nous pouvons vous offrir un délai raisonnable avant paiement, mais j’aurais possiblement une offre à vous faire et vous n’en obtiendrez probablement pas de meilleurs de quiconque dans la région. Vous n’êtes visiblement pas d’ici. Je n’avais encore jamais entendu votre langue avant ce jour ni n’ai vu d’habits comme les vôtres. Cette contrée est en guerre, vous êtes une étrangère. Est-il besoin d’en dire plus ?
— Langage, vêtement et non mon aspect physique ?
J’ai dû la surprendre, elle marqua un temps d’arrêt avant de répondre.
— C’est de loin le moins insolite des trois points cités.
Dieux, dans quel endroit tordu suis-je donc tombé où ma tête de monstre ne choque personne ?
— Votre proposition donc ?
— Elle est excessivement simple. Mon organisation, la guilde, se vante de pouvoir solutionner quasiment tous les problèmes possibles contre rémunération et j’ai comme dans l’idée que vous pourriez devenir un atout dans cette entreprise.
Chacun de nos membres est indépendant et les missions accomplies se voient rémunérées dans la forme de son choix. Vous pouvez aussi activement chercher un contrat par vous-même, tant que la guilde est utilisée comme intermédiaire et valide ledit contrat.
Simplifiée à l’extrême, la guilde est un groupe de mercenaires à tout faire. Je pense que vous y voyez votre intérêt immédiat ? De mon côté, je vais aussi prendre un contrat avec le royaume dans le but de vous surveiller, afin de nous assurer que vous ne soyez pas un agent ennemi. Vous êtes contente, la guilde est contente, le royaume aussi au final est content. Même si dernièrement, malgré leurs prétentions à de hautes vertus, les chevaliers du royaume sont plus enclins à être expéditif et faire sauter des têtes mêmes innocentes plutôt que risquer d’accueillir un espion ennemi.
Pendant sa présentation, la maîtresse de maison, Yreen, continua de me surveiller d’un œil, pendant que de l’autre, elle supervisait un ballet qui n’était pas loin de me terrifier, au point de ne plus rien entendre de son discours, entièrement focalisée sur ce qu’elle faisait.
Je pourrais simplement dire qu'elle préparait du thé. Mais sa manière de le faire ! Terrifiante.
Il y a là deux points à comprendre en fait, le premier, c’est que, créer un objet magique, demande du temps et de la fortune même pour un maître de l’Art qui fabriquerait l’objet par lui-même. Ce ne sont pas des objets ou l’on peut normalement se permettre la frivolité. Pourtant, la maîtresse de maison jouait vraisemblablement avec une bouilloire magique.
Qui peut bien se permettre des semaines de travail et des centaines voir milliers de pièces d’or dépensées pour créer une bouilloire magique ? Même les rois les plus extravagants ne vont pas jusque là.
Le deuxième point, c’est qu’elle lançait des sortilèges en succession rapide par la simple pensée.
Tout le processus de lancement d’un sortilège, de création du schéma mental demande un effort cérébral important. On réduit cet effort par le biais de l’incantation, de sacrifices de matériaux et autre. On peut théoriquement s’en passer, je le fais aussi, mais cela complexifie d’autant le sortilège et la charge mentale pour la personne.
Là, j’observais donc un ballet étrange ou la maîtresse de maison, vraisemblablement via une magie de manipulation d’objets, préparait tranquillement du thé, manipulant les instruments et matériaux par la magie, chauffant l’eau dans sa bouilloire magique, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Et le plus terrifiant dans la chose, c’est que pour elle, c’était probablement le cas.
Le fait qu’un être de sa carrure avec son faciès de crocodile puisse apprécier fabriquer, tout autant que consommer, une telle boisson, sur le moment, cela me passa complètement au-dessus de la tête pour me revenir que bien plus tard au beau milieu de la nuit, comme un choc à rebours.
Elle pencha un rien la tête pour pouvoir me fixer de ses deux yeux et je compris qu’elle avait du me poser une question et que trop « absorbé » dirai-je en étant gentille par sa manière de faire le thé, je n’avais strictement rien entendu. Je dus le laisser paraître, car je revis cette lueur au fond de ses yeux. Celle-là même que je prenais pour du rire, une preuve d’humour.
Dieux faites que j’ai raison, et que ce ne soit pas de la rage ou de la colère, sinon je ne vivrais sans doute pas bien longtemps.
Je m’éclaircis la gorge légèrement.
— C’est en effet une proposition intéressante. Mais, qu’est-ce qui vous fait dire que je puisse être un atout pour vous dans l’avenir ?
— L’habitude majoritairement.
— Pardon ? Je haussais légèrement un sourcil.
— Vous comprendrez avec le temps. Et puis 4 orques en face à face ? Même si vous n’êtes vraisemblablement pas une novice ni même apprentie, vous êtes loin d’être une mage confirmée n’est-ce pas ? Mais même ainsi, c’est prometteur. Vous me faites aussi penser à ces poissons qui se gonflent pour paraître plus qu’ils ne sont, c’est très mignon.
Une telle phrase prononcée avec son ton désincarné, monotone me donna froid dans le dos. Pff et autant pour mon masque d’impassibilité qui soi-disant ne laisse rien transparaître.
Une tasse et sa soucoupe en fine porcelaine flottaient désormais devant moi à hauteur d’épaules, de la mienne d’épaule s’entend. Je m’en emparais en prenant garde et ne pas renverser son contenu. Sur le bras du fauteuil, j’eus l’impression que PyuPyu ricanait dans son coin en nous écoutant.
— Parlons un peu désormais, vous me répondrez plus tard pour ma proposition même si l’on sait déjà toutes deux que vous allez accepter.
Je prix une gorgée du breuvage en me faisant la réflexion que décidément, rien ne se passait jamais comme prévu.
***
C’est ainsi que je rencontrais Yreen, qui devint de facto mon mentor dans ce monde et qui restera toujours une amie chère à mes yeux.
Il va de soi que j’acceptais sa proposition. Elle disait vrai, dans un pays en guerre, personne n’accepterait une inconnue dans le besoin. Sa proposition était inespérée et même un rien déroutante quant à ses motivations.
Je me dois de le préciser, mais elle avait une apparence bien plus humaine autrefois. Au cours de ses études magiques, elle se découvrit un ancêtre draconique, du temps où les dragons se mêlaient encore aux autres peuples pour assouvir ce genre de pulsion là. Yreen pour sa part décida d’embrasser totalement cette ascendance pour en faire la base de son être. Dit ainsi cela peut sembler ridicule, mais en matière de magie, croire, c’est déjà souvent suffisant pour obtenir des résultats étonnants alors avec une couche additionnelle volontaire de magie par-dessus.
En tout cas, d’ici quelques siècles, elle devrait avoir l’apparence d’un dragon du même age tout ce qu’il y a de plus normal. Pour le moment, elle est toujours en transition.
J’ai bien essayé de profiter de mon nouveau statut de membre pour bombarder Yreen de questions sur la région et sur son monde, mais elle fit la sourde oreille.
« Apprend la langue locale, travaille, remplit des missions, rembourse ta dette et seulement là on en reparlera », voilà ce qu’elle m’a dit.
Je ne m’attendais pas à trouver des réponses rapidement et, de toute manière, ça ne pouvait pas être aussi simple, la vie n’est pas ainsi. J’appris quand même que j'étais dans « l’anciennement petite, mais plus vraiment maintenant » ville de Can’am’ein de son nom originel. Nom oublié quasiment de tous et tout le monde l’appelait aujourd’hui le Roc, du fait de la forteresse surplombant la ville.
C’était le point le plus au nord du royaume de Varanis et un poste-frontière sans utilité. Un endroit si insignifiant que le nom de cette petite ville finit par se confondre avec celui du fort voisin laissé à l’abandon. Le Roc ne défend plus rien depuis des siècles, il n’y a rien au nord de Varanis sinon des montagnes et encore des montagnes sur quelques centaines de kilomètres. Barrière naturelle s’il en faut.
Tout au plus, quelques bandes d’orques et gobelins en maraudes descendaient parfois loin au Sud pour chaparder une vache ou un cochon. Il s’agissait toutefois plus des agissements de parias, chassés de chez eux qu’autre chose. Leur territoire est trop loin dans le Nord pour qu’un véritable raid ou une campagne de pillage en règle soit réellement rentable, surtout qu’ils ont des cibles bien plus attrayantes, plus proches de chez eux que le lointain royaume de Varanis.
La frontière nord de Varanis posait bien des problèmes, mais rien qui ne nécessitait réellement une forteresse d’envergure, capable de résister à des armées de plusieurs dizaines de milliers de soldats. Pas comme du temps de sa construction il y a des siècles de cela. Depuis des dizaines d’années, le roc était abandonné, périclitant lentement. Puis vint la guerre.
Depuis une cinquantaine d’années, le continent d’Aber’teim était lentement envahi par une armée de mort-vivant. Chaque année, leur territoire grandissait un peu plus. Des royaumes et empires entiers avaient déjà sombré sans rien pouvoir faire pour ralentir l’armée des morts.
Depuis une quinzaine d’années, c’était au tour du royaume de Varanis et de ses environs d’être la cible de la progression de l’armée des morts. Et ça ne se passait pas bien du tout là non plus. Une grande partie du royaume avait déjà sombré, y compris la capitale.
Ce qui était autrefois un point insignifiant sur la carte était désormais l’un des rares territoires relativement sûrs du royaume. Le roc fut restauré et redevint presque la forteresse qu’elle était jadis.
Ce coin du monde était désormais une base arrière d’importance, refuge de tous les déplacés et sans-abris du royaume et clairement, l’endroit le plus surpeuplé a des dizaines de kilomètres alentour.
***
PyuPyu me faisait visiter l’enclave de la guilde, j’avais réussi à le convaincre en échange des desserts sur mes repas aux réfectoires. Ce n’est pas non plus comme si je connaissais grand monde, et pouvoir discuter serait un plus pour ce genre de choses. Dans le besoin, on fait avec ce qu’on a, paraît-il.
Yreen m’avait prévenu, mais je fus tout de même surprise de voir l’ampleur des affaires de la guilde. Si les deux plus gros secteurs d’activité concernaient le secteur du commerce et de la guerre (incluant toute activité potentiellement dangereuse impliquant la lutte armée, que ce soit de l’exploration en terre inconnue ou la garde d’un convoi), la guilde prenait aussi toute sorte de missions. Ce pouvait aller de l’enquête policière, à la mise au point d’une recette de cuisine, de la recherche magique, ou encore, le lancement de fouille archéologique en passant par la livraison de biens voir même rechercher la poupée perdue de la petite fille en larme frappant à la porte.
PyuPyu voletait de-ci de-là sur ma droite à hauteur de tête, me parlant de la guilde pendant notre visite.
« Tu peux considérer la guilde comme la plus grande entité humaine de ce monde. Aujourd’hui, il n’y a pas une ville, ni même un village qui ne possède un bâtiment appartenant à la guilde. Avant la guerre, c’était le cas sur l’ensemble du continent et même dans le Nouveau Monde en cours d’exploration au-delà de l’océan à l’est. »
— À ce point ? Je haussais un sourcil, l’air un peu dubitative.
— Yep. Les choses ont un peu changé pour eux avec la guerre. Le contact est totalement rompu avec les terres désertiques du sud, au-delà du territoire des morts-vivants par exemple. Et puis, ils n’ont plus les moyens de lancer les immenses caravanes marchandes pour le nord. C’était de grandes expéditions qui partaient pour des années, ramenant toute sorte de produits fantastiques des empires nains et gnomes du nord, par-delà la grande muraille. Ils ont juste plus les moyens pour ça désormais.
— Je vois.
— C’est comme pour la mer. Avant, ils avaient pleins de navires qui faisaient la navette avec le Nouveau Monde, mais tous les navires ont coulés y’a bien des années. Je suis sur que beaucoup savent même pu ce que c’est qu’un bateau aujourd’hui.
— Comment ça ils ont coulé ?
— Ben les zombies ! Évidemment.
Je fronçais des sourcils
— Dis voir toi ! Si je pose la question, c’est que ce n’est pas si évident que ça ! Il a forcément dû se passer quelque chose de catastrophique et je vois mal comment des zombies pourraient couler les flottes de tout un monde.
— Pourtant simple ! Un zombie sur terre, tu peux toujours lui lancer un gros caillou sur le crâne depuis le ciel, mais comment tu empêches un poisson-zombie ou un requin-zombie de manger le bois de la coque ou de juste foncer dessus pour la défoncer ? Sans même parler des bestioles encore plus grosses vivant dans l’eau. Et hop ! Pu de flottes pour personne !
Il avait raison, c’était en effet vraiment simple. Mais c’est qu’il venait de me clouer le bec ce petit… Ne pas rougir d’embarras, ne pas lui montrer !
Prenant une longue inspiration, je lui répondis.
— Effectivement, ça me semble assez compliqué de se protéger contre ça, je vois ce que tu veux dire.
— Ben oui ! C’était évident. Tiens, regarde, on passe la forge et là, les écuries.
— L’enclave me donne plus l’impression d’être plus une ville dans la ville qu’autre chose.
— Ouep, c’est à cause du commerce avec le nord. Comme je disais, la guilde envoyait régulièrement des expéditions dans le Grand Nord et il fallait l’infrastructure pour ça. Comme le roc était à l’abandon, ben la ville devint presque territoire de la guilde même si elle s’est toujours limitée volontairement à l’enclave.
— Et le royaume accepte ça ?
— Hein ?
Il me fixa d’un seul œil, ne daignant même pas tourner la tête.
— Et bien, avoir un groupe autonome et indépendant agissant sur son territoire. Ça doit poser des problèmes, non ? Comme ici ou tu viens de dire que la guilde était plus importante que la ville ou le Roc à une époque.
— Ah ! ça ! Nan, pas de problèmes. Personne peut défier la guilde aujourd’hui. Tiens ! Ça, c’est la cuisine… J’ai faim ! On s’arrête ! Viens !
— Tu développes ?
— Comment ça ? Développe ? La guilde ? Ben, ils ont beau dire qu’ils se mêlent pas de politique, ça veut pas dire qu’ils ont pas le pouvoir de le faire, même indirectement. Genre ce noble-là, tu l’aimes pas ? Ben s’il a des secrets, suffit de les révéler ! Et hop ! Et la guilde connaît tous les secrets puisque c’est elle qui fait le travail pour tout le monde ! Puis si tu l’aimes pas, ben tu dis aux autres de pas travailler pour lui et paf, il se retrouve à tout faire tout seul et il y arrive pas.
— Tu veux dire que les gens du coin ont trop pris l’habitude de laisser faire la guilde ?
— Ouep !
J’observais PyuPyu alors qu’il tentait de faire du charme aux filles de cuisine pour obtenir quelques friandises tout en pensant à ce qu’il venait de dire. Pas aussi stupide qu’il en donnait l’air finalement le poulet à écailles.
Après 5 bonnes minutes de négociations, il revint vers moi en mâchouillant quelque chose.
— Et avant ça ? Quand la guilde n’avait pas autant de pouvoir ? Comment ont-ils fait pour s’imposer ?
— Pa’ ’a baje ! dit-il en déglutissant avant de continuer.
— Ils ont commencé en recrutant plein de gens intelligents, partout, les meilleurs tu vois ? Pi ensuite ils ont aidé les gens. Les seigneurs genre tyrans tu vois ? Ben, ils étaient trop contents de leur laisser le sale boulot, qu’ils aimaient pas faire. Pi quand ils ont vu le problème, l’était trop tard, plus personne de doué ne travaillait pour eux sauf à ce qu’ils payent bien plus que la guilde, et ça, ils pouvaient plus. Pi là ou ils interdirent la guilde ben tous les gens étaient pas content. Et hop, on soutient un rival du tyran et paf, il saute et tout le monde est content.
— Ils ont remplacé l’administration seigneuriale dans la vie quotidienne du peuple, trop content de pouvoir désormais se la couler douce, les magistrats ont laissé faire sans réellement s’inquiéter jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard.
En parallèle, ils ont recruté la compétence qui, de toute manière, n’éprouve généralement pas de loyauté pour ce genre de seigneur tyrannique.
— Yep ! Et comme personne les aimait, tout le monde s’en moqua royalement. Pour les autres royaumes, ça se fit tout seul ensuite. Pti bout par pti bout, et ils pouvaient pas dire grand-chose sinon, paf, comme les tyrans.
Y en a eu pour essayer hein ? Mais ooh, plus d’aventuriers pour combattre les monstres, faut envoyer l’armée qui commence à râler ! Pi ooh, plus de mercenaires pour protéger les marchands, l’armée qui râle encore plus. Pi les prix montent, les gens râlent aussi. Le seigneur perd des sous, pi il apprend que son grand ami là, ben en fait, il lui vole des sous et tout et tout. Ça a jamais duré longtemps, y’a toujours eu quelqu’un pour prendre sa place et refaire ami avec la guilde.
— Hum ! Ça a du sens, je suppose.
— Ben vi ! S’pour ça que j’te dis que la guilde, c’est les plus gros. Si les patrons l’avaient voulu, ils seraient les rois du monde, juste qu’ils ont pas envie !
— Uuh, tu les as connus ?
— Ben vi ! Même qu’ils sont pas morts hein ! Pi la guilde c’est les meilleurs ! On peut même être payé en gâteaux !
Je penchais un peu la tête fixant le dragonnet. Il venait tout juste de me venir à l’esprit que ce petit saligaud était probablement âgé de plus d’un demi-millénaire, tout comme les soi-disant « patrons » de la guilde si ce qu’il venait de me dire était vrai. De quoi replacer pas mal de choses en perspective.