Cela faisait bien trois heures que j’avançais. J’avais passé quelques collines basses et le terrain commençait à changer. Le tapis de verdure qui m’avait accompagné jusque là commençait à se faire plus clairsemé, rocailleux, le vert se changeant en brun autour de moi. Face à moi, d’un horizon à l’autre, ce n’était que montagnes imposantes dont les flancs étaient blanc de glace et neige accumulée.
J’essayais bien d’estimer tailles et distances, mais celles-ci peuvent être très trompeuses sans point de repère connu. Ce qui était mon cas.
Cela faisait un moment que je n’avais plus vu de fuyards de l’armée humaine. Ils avaient dû tous finir par changer de direction pour gagner une ville voisine alors que moi je poursuivais en ligne droite, enfin, j’espérais avancer en ligne droite. Pour ce que j’en savais c’était sans doute moi qui avançais n’importe comment et qui avais perdu de vu les autres.
J’aurais bien essayé aussi de changer de direction pour les retrouver, sauf que depuis une bonne vingtaine de minutes, j’étais suivi. Enfin, j’avais repéré mon poursuivant il y a une vingtaine de minutes. Qui sait depuis combien de temps il me pistait réellement ?
J’avais été négligente. Je revois mon maître m’admonester, encore et encore sur le fait que je regardais certes devant moi, ou mes pieds, mais jamais, jamais, jamais au-dessus de ma petite tête vide. « Comment veux-tu voir ou comprendre quoi que ce soit Yuki si tu n’observes que moins de la moitié du monde autour de toi ? »
Ici, dans ces grandes plaines, une menace se voit de loin, à moins qu’elle ne soit souterraine ou aérienne. Une fois de plus, j’avais négligé le ciel et désormais j’étais pisté sans savoir si j’étais repérée depuis la bataille ou après. Information pouvant changer la donne sur le qui et le pourquoi.
De temps à autre, j’essayais de voir plus en détail la créature qui me pistait depuis le ciel, mais en même temps, je ne voulais pas qu’elle se sache repérée ce qui limitait de beaucoup mes capacités d’investigations.
Aucun arbre à portée plus ou moins immédiate pour être utile. A priori, pas de terrains propices à la mise en place d’une embuscade à l’encontre de mon poursuivant.
J’allais bientôt devoir prendre une décision, je ne pouvais décemment pas continuer à avancer avec un œil dans le dos. Ce serait tout sauf prudent.
Je poursuivais mon chemin quand je notais que la bestiole volante s’était beaucoup approchée et descendait lentement, vraisemblablement vers moi, en vol plané. Je décidais de l’attendre, surveillant sa progression, les mains en visière. Toutes prétentions ou faux semblant désormais envolés.
Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre ma hauteur, faisant du surplace, battant lentement des ailes telle une raie dans l’océan. C’était vraisemblablement une créature magique, aucune créature volante ne peut faire du surplace ainsi avec un battement d’ailes si peu, vigoureux.
Je n’avais jamais vu créature semblable, mais j’avais lu à leur sujet. Moins d’un mètre du bout de la queue au museau, 80 à 90 cm d’une aile à l’autre, il s’agissait d’un dragon féerique. Celui-là faisait dans les tons de bleu, allant d’un bleu clair presque transparent à un bleu profond, tirant vers le noir. Des ailes étranges vues de près, dont les formes, tâches et couleurs, pourraient faire penser à un papillon, mais dont la matière et la texture se rapprocheraient plus de la peau écailleuse et de la corne.
Mes lectures me l’avaient décrit comme un dragon en miniature, imposant, fier et noble malgré sa taille réduite. Mais là, je devais user de tout mon savoir-faire pour ne pas éclater de rire, car le dragon noble tenait ici plutôt du poulet à écailles prétentieux dans sa basse-cour.
Il était un rien bedonnant et là où d’autres auraient porté un ceinturon d’épée, celui-là avait un harnais dans lequel était glissé un service à vaisselle visiblement en argent, incluant même les couverts spéciaux à certains plats particuliers. Sur son crâne minuscule, il avait posé un de ses couvre-chefs d’archer d’une forme plus ou moins ovale se terminant en pointe, aux bords remontés vers le haut. Il y avait même la petite plume miniature pour parfaire le costume. En un mot, ridicule.
Il avait l’air tellement pathétique que je n’eus même pas la force d’arborer un quelconque masque diplomatique pour l’aborder.
Il me regardait en penchant la tête sur le côté puis dans l’autre sens, avant de m’observer d’un seul œil, puis de l’autre, le tout en pépiant abondamment. Il devait vouloir communiquer pendant que je m’efforçais à grande peine de garder mon sérieux.
« désolé petit, mais si tu essayes de me parler, je ne comprends rien à ton langage »
En réponse, il m’observa, l’air peut être un rien embêté, continuant à bouger sa tête, pour me regarder à chaque fois sous un angle ou une inclinaison différente.
Il poursuivit ce petit jeu le temps d’une poignée de battements de cœurs, puis je le vis s’illuminer, comme si des milliers de paillettes tombaient du ciel, le nimbant d’un glorieux halo reflétant la lumière dans toutes les directions. C’était de la magie, je la voyais onduler et s’assembler autour de lui, mais il y avait plus encore. On dit que les fées possèdent une magie capable d’altérer la perception que l’on a d’elle, leur apparence, à volonté. Peut-être était-ce cela que je voyais par-dessus les volutes de magie habituelle ?
« Et là, c’est mieux ? »
Je le fixais un peu surprise, si je m’attendais à ça ! J’entendais son pépiement, mais comme assourdis, avec par-dessus, des sons étranges, dont je pouvais saisir le sens sans même avoir à réfléchir alors même que je ne pouvais pas réellement définir ce que j’entendais.
« youhou ! Tu me comprends là maintenant ? Grande perche ! Tas de gelée ! Limace à deux pattes »
— Je t’entends poulets à écailles !
J’esquissais un léger sourire avant de poursuivre.
— Magie de compréhension des langues ?
— C’est utile n’est-ce pas ?
— Ça peut, lui dis-je en acquiesçant.
— Surtout pour un ambassadeur comme moi, qu’il me fait en se rengorgeant d’importance avant d’enchaîner.
— Dis ! Tu étais à la bataille nan ? Sur la colline ? Avec l’arbre ! Tu viens d’où ? T’observais pour qui ? Pourquoi t’as pas aidé ! On s’est pris une raclée quand la liche est arrivée t’as vu ça ! Ah ! Tu as à manger ? Hé, mais tu vas où au fait ?
J’essayais de rester calme sous ce bombardement de questions disparates et soudain je le sentis se fixer sur un point dans mon dos.
— Hohoo ! Heuu, tu devrais peut-être regarder par là !
Mais bien sûr, comme si j’allais me faire avoir par ce tour là, gros poulet flottant, il n’y avait rien à perte de vue quand il avait amorcé sa descente, ça ne pouvait pas avoir changé si vite au point de me mettre en danger.
— Nan sérieusement ! Il vaudrait peut être mieux que tu te retournes hein ! Moi je dis ça, c’est pour ta santé hein ! Ça pourrait être dangereux sinon, et sanglant ! C’était pour t’avertir de ça que je suis venu te parler.
C’est qu’il avait l’air convaincant en plus le bougre ! Il commençait même à prendre de la distance et de la hauteur.
— En plus, j’ai un peu mangé en te suivant, je voudrais pas tout vomir… j’ai faim ! Tu ne veux pas leur demander s’ils ont quelque chose ? Moi j’ose pas, ils essayent toujours de m’ajouter au menu. Non, mais sérieux fait attention ! On arrive dans une zone pleine de crevasses avec un ruisseau au fond. C’est des orques, ils tendent des embuscades aux gens depuis là …
C’est qu’il finirait par me faire douter, il était vraiment doué.
C’est l’odeur et le cliquetis métallique inimitable de pièces d’armures se chevauchant qui finalement me firent prendre conscience qu’il n’essayait pas de me jouer un tour. Je jetai un rapide coup d’œil dans mon dos pour confirmer mes impressions et je me tournais, essayant de garder tout le monde en vue, poulet inclus.
À quelques vingt pas, quatre créatures d’une taille, facilement de trois bonnes têtes de plus que moi, s’avançaient vers nous, l’air détendues, comme à la promenade. Apparence vite démentie par leurs yeux, calculateurs, nous évaluant moi et le poulet flottant alors que je faisais de même, me préparant à la violence.
Large carrure, puissante musculature, une peau tenant du cuir, dans des tons vert-brun, très foncés. Un faciès de sanglier qu’on aurait aplati au marteau avec un groin étiré un rien vers le haut. Des espèces de crocs leur sortaient de la bouche, présentement grimaçante. Armes et équipements hétéroclites, probablement de récupération, rouillés par endroit, mais les lames semblaient affûtées au-delà du raisonnable. Voilà ce qui s’approchait, sorti de nulle part, ou d’une de ces crevasses que je ne pouvais voir d’ici selon la bestiole gras du bide.
Je me décalais de quelques pas, plaçant le soleil dans mon dos, ce qui sembla visiblement leur déplaire. Ils continuèrent à avancer, se séparant les uns des autres en arc de cercle, plissant des yeux.
— Bon heu, c’était sympa de te rencontrer l’inconnue là, mais heu, je crois me souvenir que j’ai laissé une casserole sur le feu alors tu comprends ! Faudrait pas laisser brûler le contenu hein !
Mais je ne l’entendais déjà plus vraiment sinon comme un bruit lointain, trop concentrée que j’étais désormais sur les quatre créatures.
— Si tu meurs pas, passe à la maison ! Et oublie pas d’emmener un gâteau ! Sinon tu rentres pas !
Ils étaient à quinze pas désormais, ralentissant encore pour ne plus avancer que de quelques centimètres à la fois tout en accentuant leur encerclement. Tous, prêt au combat, toute frivolité ayant quitté leurs postures. Ils me fixaient de leurs yeux froids et cruels n’attendant qu’un signal quelconque pour se jeter sur moi, armes brandies.
On dit que la concentration d’un mage n’a pas son pareil, des esprits poussés à l’extrême, formés pour éviter toutes distractions pouvant interférer dans le lancement d’un sortilège, capables d’occulter des pans complets de la réalité pour n’en conserver que les informations essentielles, de continuer à fonctionner, à réfléchir, même dans les pires situations.
À ce jeu-là, j’étais encore loin du niveau de mon maître. Lui on pouvait le poser sur un tas de braises ardentes ou le percer de part en part, sans que cela n’affecte en rien sa capacité à lancer correctement un sort ou analyser la situation.
— Bon ben ! Bonne chance, hein ! Et dis-leur de ma part qu’ils sont vraiment trop moches ! Et qu’ils puent ! Et que je les aime pas !
Le temps sembla comme se ralentir, il n’y avait plus de vent, plus de ciel, plus de sol. Du soleil ne restait que le fait qu’il allait me donner un bref avantage puisque je l’avais dans mon dos et eux dans les yeux.
Rapidement, je passais en revue mes options, selon ce que j’estimais que seraient leurs réactions dans telle ou telle situation. D’habitude j’utilisais des amulettes comme focus pendant l’incantation de mes sorts, mais j’allais devoir m’en passer aujourd’hui. La charge mentale sera plus lourde mais j’allais vraisemblablement avoir besoin de mes mains et de bouger.
Dix pas, je les vis resserrer leurs grosses pattes sur leurs armes.
Une inspiration, brièvement bloquée, je fermais les yeux, calme, sereine.
Puis sans plus attendre, je pris l’initiative, frappant la première.
D’un geste, je lançai un sort d’illumination, magie basique créant une vive lumière à cinq pas devant moi. Sans perdre un instant, les yeux toujours clos, je fonçai sur le plus proche à droite enchaînant déjà sur l’incantation du sort suivant alors que des grognements rageurs se faisaient entendre.
Je rouvris les yeux au dernier moment, presque face à groin avec la créature. Les bras levés, elle s’apprêtait à me frapper d’un mouvement descendant avec son gros poignard. Je libérai mon second sort, lui attrapant le poignet d’une main désormais enveloppée pour un temps de feu magique. De surprise et douleur, il recula en lâchant son arme, le poignet calciné quasiment jusqu’à l’os. Je récupérai son arme au vol et l’aidai à reculer encore un peu plus d’un bon coup de pied avant de préparer le sort suivant, observant les trois autres créatures.
Deux d’entre elles semblaient aveuglées par mon illumination, les bras encore plus ou moins levés devant leurs yeux en un geste de défense. La quatrième, la plus loin sur la gauche, était déjà en mouvement, me chargeant en hurlant, brandissant une grande lame courbe.
Elle était quasiment sur moi lorsque je terminai l’incantation du troisième sort. Une nuée de petites boules de lumière argentée quitta ma main pour venir la frapper, traversant chairs et armures comme si de rien n’était, la tuant sur le coup.
J’esquissai un pas chassé, laissant passer son corps encore sur sa lancée qui vint s’effondrer dans mon dos.
Le premier monstre hurlait toujours, tenant son poignet calciné. Les deux autres approchaient avec prudence, se voulant menaçants malgré leur démarche hésitante et leurs yeux toujours à moitié aveugles.
L’un était armé d’un épieu à pointe métallique barbelée, l’autre d’une hache de bûcheron. De mon côté, j’étais toujours dans cette zone où l’on se rend lorsque l’on se concentre au maximum sur une tâche. Un monde où tout est blanc, ou il n’existe plus rien d’autre que la tâche à accomplir. Je restais calme, lucide, présente, mais sans l’être, comme si toute la scène était un théâtre d’où j’aurais une vue d’ensemble, ou rien ne semblait me concerner de manière personnelle.
Je lançais mon 4° sort et une seconde volée de projectiles magiques achevèrent la première créature dont les hurlements de douleurs stoppèrent net.
Ne restait plus que les jurons d’Épieu et Hache, clignant furieusement des yeux en face de moi.
Je reculais doucement, maintenant la même distance entre nous alors qu’ils approchaient pas à pas, profitant des derniers moments de leur aveuglement pour lancer un 5° sort. Il s’agissait du plus vieux truc du monde.
Un bruit assourdissant retentit dans le dos des deux monstres. Hache se retourna dans l’instant donnant un coup dans le vide, pendant qu’Épieu me fonça dessus, manquant de peu me prendre par surprise, celui-là devait mieux y voire qu’il ne le laissait paraître.
Je frappai la hampe de l’épieu avec le poignard pour détourner son attaque, mais ce bougre de monstre lâcha alors son arme pour essayer de m’agripper avec ses grosses pattes.
Je le frappai au visage, mais ma prise sur le manche du poignard n’était pas assez ferme, la lame partie se perdre je ne sais où lorsque l’arme me glissa des doigts au moment du choc, ne laissant au monstre qu’une vilaine estafilade sur sa vilaine face. Peu importe, l’attaque avait rempli son office puisque l’orque recula en titubant et en hurlant, se tenant le visage.
J’en profitais pour essayer de mettre encore plus de distance entre nous, réalisant avec un rien de retard qu’il y avait un obstacle derrière moi, trébuchant contre Cadavre Numéro un qui me fit tomber à la renverse.
Sans prendre le temps de me relever, j’incantais le sixième sort du combat, le terminant à temps pour frapper Hache. Celui-ci était désormais à moins d’un mètre et mes projectiles magiques lui firent mordre la poussière avant qu’il ne puisse me débiter en morceaux.
Je cherchais « désormais sans épieu » du regard, mais il fut le plus rapide, m’agrippant une jambe dans sa poigne puissante pour me tirer jusqu’à lui.
Je n’eus le temps de voir venir qu’une grosse masse sombre avant que le monde n’éclate en une explosion de lumière éblouissante. Le temps que je reprenne un semblant d’esprit, il avait ses grosses pattes autour de mon cou.
Le monde blanc s’est envolé avec ma concentration. Il n’y avait plus rien de serein en moi, plus de calme ou d’esprit lucide. Mon visage n’était que douleurs, je manquais d’air, la vision trouble, me débattant sous le monstre implacable. Je n’avais plus qu’une chose en tête, le cadavre sur lequel je venais de buter avait une arme, elle était forcement par là, quelque part au sol et je la cherchais d’une main, pendant que l’autre tentait vainement de repousser l’orque.
Je ne voyais plus rien, il ne restait que ma main qui, cherchant au sol, se refermait sur quelque chose. La dernière sensation que j’eus avant de sombrer fut d’entendre un craquement de mauvais augure.
J’ai déjà plus d’une fois envisagé la manière dont je mourrais un jour, obligé vu mon train de vie usuel. Finir étranglée de manière si pathétique ne figurait pas dans ma liste, non merci ! C’était forcement un cauchemar ! Pouvait-on faire plus idiot ? Un monde pleins de cadavres qui bougent, de sangliers armés à deux pattes et où je me fais occire comme une idiote à peine arrivée ? Pas moyen ! C’était forcement un cauchemar ! Réveille toi stupide Yuki ! Parce que sinon …