Ils avaient passé des jours à retourner chaque centimètre carré de la chambre d’Ash, traquant le moindre indice, le moindre signe, une miette d’intention laissée derrière. Où était-il allé ? Pourquoi ? Et surtout… avec qui ?

Mais rien. Le silence, les tiroirs vides, les murs muets. Et Nova, chaque soir, se repliait sur elle-même, pleurant en silence sous les draps, pendant qu’au rez-de-chaussée, les éclats de rire de sa mère résonnaient, étouffés par les murs trop fins du module. Des verres qui s’entrechoquaient, des blagues salies par l’alcool, une veuve qui riait trop fort pour une femme censée pleurer.

Elle aussi voulait fuir. Quitter cette ville, Velmoria, qui ressemblait de plus en plus à une farce cruelle.
Alors, un matin où les nuages s’amoncelaient lourdement au-dessus des toits en tôle, elle décida de remonter, seule, une dernière fois, dans la chambre de son frère.

Elle ouvrit les tiroirs, pour la énième fois. Fouilla l’armoire, retourna les cahiers, vida les étagères. Rien. Rien, comme toujours.

Mais quelque chose la poussa à se pencher à terre, à regarder sous le lit. Un instinct. Une voix familière au fond d’elle. Et là, entre deux lattes de métal, coincée, presque invisible, une feuille. Pliée en quatre, jauni par le temps ou le secret.

Elle la saisit avec précaution, comme si elle tenait une relique. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’elle la déplia. Son cœur rata un battement.

Des lignes tracées à la main. Des flèches. Des annotations. Un plan.
Elle le reconnut aussitôt : les souterrains de Velmoria. Ou du moins une partie. Elle en avait vu un fragment lors de ses cours d’architecture, à l’école. Les anciens circuits de ventilation, les conduits d’évacuation, les tunnels oubliés depuis des générations.

Sur le côté, griffonné dans l’écriture reconnaissable d’Ash, se trouvait un court message, comme une confidence laissée à celui — ou celle — qui viendrait à le lire :

Nova, si tu trouves ce plan, c’est que j’ai réussi à m’enfuir. Retrouve moi là où les quatre points cardinaux se rejoignent, au cœur de Vénus.

Un faible sourire étira les lèvres de Nova, timide mais sincère, comme une lumière vacillante dans la pénombre. Une étincelle brilla à nouveau dans ses yeux. Elle tenait une piste.

Ash ne s’était pas volatilisé sur un coup de tête. Il avait pensé sa fuite, l’avait organisée avec soin… Et s’était tu, pour la protéger. Pour éviter qu’on la force à parler, si leur mère venait à la questionner. Il était malin, elle le savait. Mais là, c’était autre chose. C’était du génie.

Le lieu mentionné sur le plan se trouvait dans les souterrains, près de la porte Est. Un carrefour ancien, oublié de presque tous.

Ils l’appelaient le cœur de Vénus. Un nom choisi des années plus tôt, à l’époque où ils passaient des heures à rêver, à inventer, à lire.

Leur regard d’enfant avait tout de suite remarqué la forme particulière de cette intersection — une croix surmontée d’un cercle, dessinant le symbole de la féminité. Un clin d’œil à la déesse Vénus, ou Aphrodite, selon les versions.

La mythologie, c’était leur langage secret. Chaque soir, Nova lui lisait l’Iliade ou l’Odyssée, lui murmurant des exploits héroïques à la lueur d’une veilleuse. Et maintenant, il utilisait ce souvenir comme un code. Un repère que seule elle pouvait comprendre.

Elle plia la page avec soin et la glissa dans la poche de son pantalon, le cœur battant.
Puis elle fila dans sa chambre, le pas vif, déterminé. Il n’y avait pas une seconde à perdre.

Elle ouvrit son sac à dos et y glissa l’essentiel : trois tenues pratiques, son cahier noir aux coins cornés, quelques stylos, une gourde d’eau, les dernières barres de céréales qu’elle gardait en réserve… et le doudou préféré d’Ash, ce petit dragon en peluche râpé qu’il n’avait jamais vraiment cessé d’aimer.

Avant de partir, elle saisit son collier — une ancre argentée — et le noua autour de son cou. Un vestige du passé, transmis de génération en génération depuis qu’un ancêtre lointain avait navigué sur les océans, bien avant la guerre.
Elle caressa doucement le pendentif, le regard perdu dans le miroir.

Une longue inspiration. Une certitude sourde.
Elle ne reverrait sans doute jamais ce module. Ni les murs qui l’avaient vue grandir.
Et paradoxalement, ce n’était pas sa mère qui lui manquerait…

C’était sa chambre.

Son sanctuaire. Ses repères. Les souvenirs entreposés dans les moindres recoins, entre les livres, les dessins, les traces d’enfance.

Mais maintenant, il fallait avancer.

 Vers le cœur de Vénus.

Vers Ash.

Elle revint brusquement à la réalité, attrapa sa veste kaki suspendue au montant de l’armoire et empoigna son sac au passage. Sans un regard en arrière, elle dévala les escaliers à toute vitesse, fuyant cette maison devenue tombe, ce lieu à jamais souillé par la mort.

Elle n’avait plus de temps à perdre. Il fallait qu’elle retrouve Elian, qu’elle lui parle du message codé, du plan caché. Descendre dans les bas-fonds de Velmoria seule ? Inimaginable. Lui seul pouvait lui offrir la sécurité dont elle aurait besoin là-bas. Lui seul savait la protéger.

Elle était peut-être grande, plus forte que la plupart des filles de son âge, mais dans les souterrains, face aux exilés — ces marginaux rejetés par la surface et oubliés du système —, elle n’était qu’une proie de plus.

Essoufflée, elle arriva devant le module des Thorne et toqua, serrant son sac contre elle comme un bouclier. Son regard balaya nerveusement les environs. Cette sensation d’être observée ne la quittait plus. Était-ce de la paranoïa ? Peut-être. Ou peut-être que quelqu’un la suivait vraiment.

La porte s’ouvrit sur le visage doux de la mère d’Elian, qui lui adressa un sourire tendre.

— Nova ! Entre, je t’en prie. Elian aide Jasmine avec un exposé, mais il a bientôt fini.

Nova entra, immédiatement enveloppée par la chaleur du foyer. Tout était lumineux ici : des meubles aux rideaux, en passant par les murs blanchis à la chaux. Un chat roux trottina jusqu’à elle, se frottant à ses jambes en ronronnant. Elle s’accroupit pour lui gratter doucement la tête, un sourire furtif éclairant son visage fatigué.

Puis une voix familière résonna derrière elle, teintée de surprise et d’affection :

— Petite étoile ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle se releva aussitôt et lui sourit doucement, laissant tomber son sac près de l’entrée, ses doigts jouant nerveusement avec l’élastique autour de son poignet.

— Est-ce qu’on peut parler… en privé ?

Le blond acquiesça d’un hochement de tête, l’invitant à le suivre jusque dans sa chambre. Il referma la porte derrière eux, la verrouilla, puis se tourna vers elle, les bras croisés.

— Tu as trouvé un indice pour retrouver Ash ?

Elle acquiesça, les yeux brillants. Sans un mot, elle lui tendit la page pliée en quatre. Il la déplia, la parcourut rapidement du regard, fronçant les sourcils avant de s’installer à son bureau pour la recopier à la main, comme il le faisait toujours : méthode et précision.

— “Au cœur de Vénus”… Tu sais ce que ça signifie ?

Nova s’approcha, se pencha par-dessus son épaule, et tourna les pages d’un vieux manuel d’urbanisme qu’ils avaient autrefois étudié ensemble. Elle désigna une intersection souterraine, à l’est.

— Ici. C’est là qu’on doit aller. Il m’a laissé ce message pour que je sois la seule à comprendre. Tu viens avec moi, Elian ? Tu sais que je n’y arriverai pas sans toi…

Elle s’assit sur le rebord de son bureau, balançant doucement les jambes. Son regard implorant, à la fois déterminé et vulnérable, plongea dans celui de son ami.

Il soupira, passa une main dans ses cheveux blonds et bouclés, ferma les yeux une seconde… puis céda.

— Très bien. Je t’accompagne.

Nova laissa échapper un cri de joie étouffé, bondit de son siège et lui sauta dans les bras.

— Je savais que je pouvais compter sur toi, Soleil… t’es vraiment le meilleur !

Un sourire fatigué étira les lèvres du jeune homme. Dans quoi venait-il encore de se jeter…

Il prépara son sac, n’emportant que l’essentiel, à l’image de Nova. Puis, avant de partir, il descendit saluer sa famille. Un baiser sur la joue de sa mère, une main affectueuse dans les cheveux de Jasmine.

— On va camper quelques jours, comme l’année dernière. Nova en a besoin, t’inquiète pas.

Nova glissa un bras autour de la taille de la mère d’Elian, puis fit une grimace complice à Jasmine.

— Faites attention à vous, les enfants…

Une note de tristesse vibrait dans la voix de cette femme au grand cœur, et Nova sentit une douleur sourde lui traverser le ventre. Mais elle n’avait pas le choix. Ash était quelque part, seul. Et elle devait le retrouver.

Ils atteignirent l’entrée dissimulée des souterrains à la tombée du jour. Sans hésiter, ils s’engagèrent sur l’échelle rouillée, laissant derrière eux la lumière du monde d’en haut.

Ils marchèrent longtemps, guidés par le plan d’Ash, leurs pas résonnant sur le sol humide et inégal. L’obscurité, percée seulement par la lampe d’Elian, semblait avaler les murs. Puis, enfin, l’intersection. Le fameux “cœur de Vénus”.

Vide.

Pas de trace de vie. Pas de Ash.

Nova sentit ses jambes se dérober. Elle tomba à genoux, les larmes jaillissant sans retenue. Elle avait mis trop de temps. Il était peut-être déjà trop tard…

Elian resta debout, silencieux. Il posa une main sur son épaule pour lui transmettre un peu de force. Et c’est là qu’il le vit : un éclat au sol, à moitié enfoui dans la poussière.

Il s’agenouilla, le ramassa. Un pendentif. En forme de bateau.

Il tendit l’objet à Nova, qui leva lentement les yeux. C’était bien celui de son frère.

— Il était là… murmura-t-elle en serrant le collier contre son cœur. Il était là...