Le silence avait fini par s’installer, comme une couverture tiède sur leurs corps fatigués. Nova s’était assoupie contre Elian, son souffle calme trahissant un repos bien trop léger pour être réparateur, mais nécessaire. Lui n’avait dormi que par fragments, les sens aux aguets, le regard toujours attiré vers les hauteurs rocailleuses qui les dominaient.
Le soleil était plus bas quand elle ouvrit les yeux, encore engourdie, le crâne pulsant douloureusement à chaque battement de cœur.
— Tu ne m'as pas laissée, souffla-t-elle, surprise de sa propre voix rauque.
Elian baissa les yeux vers elle, esquissa un sourire fatigué.
— Et toi, tu t’es endormie…
Elle poussa un long soupir, frottant un peu ses yeux encore engourdis. Elle se redressa lentement, une grimace déformant ses traits. Tout son corps était douloureux, mais elle tenait encore debout. C’était déjà ça.
— On y retourne ? demanda-t-elle après avoir bu une gorgée d’eau, la gorge encore sèche.
Elian acquiesça, mais son regard resta fixé vers l’horizon.
— Ouais. Mais on y va doucement. J’veux pas que tu t’écroules à nouveau.
Ils rangèrent leurs affaires en silence. Le vent s’était levé, soulevant des nuées de poussière sèche et ocre. La lumière commençait à se teinter d’orangé, preuve que la fin du jour approchait. Meilleur moment pour marcher.
Ils avancèrent à travers la terre craquelée, Nova calant son pas sur celui d’Elian. Leurs ombres s’étiraient sur le sol, longues et distordues.
Au bout d’une vingtaine de minutes, Elian ralentit et leva le bras pour l’arrêter. Juste devant eux, la crête descendait doucement vers une ancienne carrière, à moitié dissimulée par des restes de structures en métal tordu. En contrebas, des tentes militaires, des caisses empilées, quelques projecteurs encore éteints. L’agitation semblait s’être calmée depuis son passage précédent, mais deux hommes gardaient l’entrée.
Nova s’accroupit à côté de lui, jetant un regard attentif à la scène.
— Tu penses qu’ils sont toujours là pour la même raison ? Pas juste des bandits qui campent ?
— J’sais pas. Mais ils ont de l’équipement, de l’organisation. C’est pas un simple groupe de pillards. Ils ont un objectif.
— Et si c’était des anciens soldats, comme Nyra ?
— Ou des mercenaires. Ou des types en mission. En tout cas, ils sont que des hommes. Pas une seule femme dans le lot.
Un silence.
Nova fronça les sourcils, observant les mouvements, les silhouettes.
— On approche cette nuit ?
Elian hésita.
— On observe d’abord. De loin. J’peux m’approcher seul si tu restes planquée, juste pour entendre ce qu’ils disent, voir ce qu’ils transportent.
Elle tourna les yeux vers lui, le regard ferme.
— Pas question que je reste en arrière.
— Tu viens de te faire tabasser, Nova.
— Et toi, t’as pas dormi depuis des heures. Alors on y va ensemble, ou pas du tout.
Ils se regardèrent un instant, à la fois exaspérés et complices. Puis Elian soupira.
— T’as toujours été pire qu’un caillou dans une botte.
— Et toi, pire qu’un vieux chien têtu.
Un mince sourire passa sur leurs visages. Et tandis que le soleil déclinait lentement derrière les montagnes, les deux jeunes se mirent en route, longeant la crête à la recherche d’un meilleur point d’observation. L’ombre tombait doucement, enveloppant le camp d’un manteau propice aux secrets… et aux révélations.
Ils s’étaient faufilés entre les rochers, se coulant dans les creux de pierre et les ombres longues, jusqu’à trouver un promontoire surplombant le camp, juste assez loin pour rester invisibles, mais assez proches pour percevoir les voix portées par le vent.
À cette heure-ci, les hommes en bas semblaient plus détendus. Certains mangeaient, d’autres riaient autour d’un feu de fortune. Une poignée discutait à voix basse près d’une carte dépliée sur une caisse métallique. Le vent ramenait par vagues des bribes de mots indistincts : « convoi… », « extraction… », « Velmoria… ».
Nova se pencha un peu, ses coudes appuyés sur une pierre plate. Le souffle du vent jouait avec ses mèches rousses poussiéreuses. Elle jeta un coup d’œil à Elian, silencieux à côté d’elle, le regard fixé sur les hommes comme un animal aux aguets.
— Tu sais, souffla-t-elle, je t’avais jamais vu comme ça.
Il tourna lentement la tête vers elle, le front plissé.
— Comme quoi ?
— Comme quand t’as débarqué… Quand tu m’as trouvé. Ta voix. Ton regard. J’ai cru que t’allais tous les tuer.
Il détourna les yeux, mâchoire contractée.
— J’aurais pu. Si t’avais pas été là. Si j’étais arrivé deux minutes plus tard…
Nova baissa légèrement les yeux, la gorge serrée.
— J’ai eu peur, Elian. Pas seulement pour moi. Pour toi aussi. T’étais pas toi.
— J’suis toujours moi, dit-il dans un souffle. C’est juste… Toi, t’es ce que j’ai de plus précieux. Et ils te frappaient comme si t’étais rien. Comme si t’étais pas… toi.
Un silence. Les mots suspendus entre eux comme une corde fragile. Nova n’osa pas répondre tout de suite. Elle fixait le camp, mais ne voyait plus vraiment ce qui s’y passait.
— Je suis désolée, murmura-t-elle enfin.
Elian fronça les sourcils, surpris.
— Pourquoi ?
— Parce que je t’ai jamais regardé autrement que comme mon pilier. Mon repère. Et là… je commence à voir autre chose. Quelque chose que je comprends pas encore.
Il ne dit rien, mais son cœur battait trop fort pour qu’il ne comprenne pas le sens de ses mots.
Une voix plus forte remonta depuis le camp. Ils se turent immédiatement, retenant leur souffle. Un des hommes — celui qui semblait donner les ordres — montrait du doigt un point sur la carte.
— ...Direction sud-ouest. On frappe vite, on prend ce qu’il faut, et on dégage. Pas de survivants. Velmoria veut pas qu’on laisse de traces.
Nova et Elian échangèrent un regard. Un autre groupe ? Des cibles ? Ou... Ash ? Leur estomac se serra à l’unisson.
— Ils sont en mission, souffla Nova. Et pas pour de bonnes choses.
— On doit se rapprocher. Voir ce qu’il y a sur cette carte.
— Pas cette nuit, coupa Nova. T’as pas dormi. Et moi, je tiens à peine debout.
Il allait protester, mais le regard déterminé de Nova l’arrêta.
— Demain, à la première heure. On aura un plan. Ensemble.
Elian acquiesça à contrecœur. Et tandis qu’ils reculaient lentement, disparaissant dans les ténèbres sans bruit, un fil nouveau s’était tissé entre eux. Plus fragile que l’acier, mais aussi brûlant que le désert lui-même.
Ils trouvèrent un recoin à l’abri du vent, suffisamment en hauteur pour ne pas être visibles des créatures qui les avaient pourchassés la veille. Une sorte de renfoncement rocheux, creusé par le temps, qui offrait une illusion de sécurité. Là, ils empilèrent leurs vestes, tentant de créer une couche un peu moins rude sur la pierre nue.
Sans un mot, épuisés par la chaleur, la peur et les coups, ils s’allongèrent. Nova se rapprocha lentement d’Elian, jusqu’à venir se blottir contre lui. Son torse était chaud, solide, réconfortant. Son odeur familière mêlée à la poussière du désert lui parut presque rassurante. Ses muscles tendus commencèrent à se détendre, son souffle se calant peu à peu sur celui du blond.
Ce contact, elle le connaissait depuis toujours — et pourtant, ce soir-là, il avait un goût différent. Comme un souvenir d’un futur incertain. Elle sentit son cœur ralentir, bercé par la présence de celui qui avait toujours été là. Et qui, sans qu’elle ne comprenne comment ni pourquoi, semblait soudain… autre.
Le silence se posa entre eux, mais ce n’était pas un silence lourd. Plutôt un souffle suspendu, fragile, comme ces instants rares où le monde entier semble en pause. Nova sentait le battement régulier du cœur d’Elian sous sa paume posée sur sa poitrine. Ça la calmait. Ça l’inquiétait aussi.
— Quand tu m’as défendue, face à ces types… T’avais l’air… différent.
Elian resta silencieux un instant. Puis il prit une grande inspiration, le regard fixé sur le plafond sombre de la roche.
— J’ai cru que j’allais te perdre, Nova. Et j’ai pas réfléchi. J’ai juste… agi.
— Mais t’as toujours été calme, réfléchi…
— Pas quand c’est toi. Pas quand c’est toi qui es en danger.
Elle releva doucement la tête pour le regarder. Le regard d’Elian fuyait le sien, comme s’il avait peur de ce qu’elle y lirait. Alors elle reprit, un peu plus bas :
— Pourquoi tu m’as jamais parlé de ça ? De ce que tu ressens ?
Il eut un sourire triste, une esquisse brisée.
— Parce que je savais pas ce que toi tu ressentais. Parce que t’étais toujours occupée à courir après Ash, à le protéger de ta mère, ou à étudier…Et moi, j’étais là, à te suivre, à espérer que tu tournes la tête. Juste une fois.
— Je suis désolée… murmura-t-elle.
Il tourna enfin les yeux vers elle, brillants d’une tendresse qu’il n’avait jamais osé lui montrer jusqu’à présent.
— Non. Pas de ça entre nous, Nova. T’as rien à regretter. Mais maintenant tu sais.
Elle ne répondit pas. Elle posa simplement son front contre le sien, son souffle mêlé au sien. Peut-être qu’ils ne savaient pas encore ce que tout ça voulait dire. Mais ici, dans ce recoin de pierre, loin de Velmoria et des règles imposées, il n’y avait qu’eux. Alors elle vient doucement poser ses lèvres sur les siennes, son cœur battait si vite qu’elle pourrait croire qu’il allait sortir de sa poitrine.
Elian passa ses mains sur ses joues, souriant contre ses lèvres, mais il semblait tout de même triste. Quand elle rompit le baiser, ses yeux verts rencontrèrent ceux bleus du jeune homme, était-il encore son meilleur ami ? Ou était-il devenu plus que cela ? Avait-elle tout détruit entre eux ?