1 093 jours avant…
🌵🌵 (TW : Homophobie)
Timothy
Fou de rage je claque la porte derrière moi, laissant ma mère et ce connard de Roger, pantois dans la cuisine. Je ne pensais pas faire mon coming out aujourd’hui et encore moins en hurlant sur mon beau-père mais il m’a poussé à bout et sans réfléchir, ma colère lui a répondu. Ma mère pleure et Roger hurle sa haine mais je n’ai pas la force de répliquer, pas le courage de m’imposer. En passant dans le salon, j’embrasse Rosie et ébouriffe ses boucles blondes. Ma petite sœur, écouteurs sur les oreilles, me lance un sourire et reporte son regard sur son portable en me tirant la langue, certainement en pleine discussion avec ses copines de lycée. Elle ignore ce qui se passe et c’est mieux ainsi.
Je quitte la maison sur mon vieux vélo bleu et roule sans même savoir où je vais. A vrai dire je n’ai pas besoin d’y réfléchir car depuis un mois je fais le même trajet chaque dimanche. Je monte au-dessus du panneau Hollywood. J’en ai pour une heure environ, le temps d’oublier les paroles de mon beau-père, si seulement c’est possible. Je pense à Killian, même si je ne sais pas s’il sera là. Jusqu’ici on ne s’est jamais vraiment donné rendez-vous, comptant sur les étoiles pour nous trouver. J’espère, mais peut-être qu’il se fiche de moi ou de savoir si je serais là.
A bout de souffle après cette montée interminable, je pose mon vélo contre le lampadaire. Debout les pieds dans l’herbe, je me rends compte que Killian est là, à quelques mètres devant moi, assis au bord du précipice les jambes pendant dans le vide.
Je m’approche en l’appelant, son sourire me fait face lorsqu’il se retourne. Il se lève et se tient devant moi, son regard ambré me toisant d’un peu plus haut, ses épaules larges cachant la vue sur la ville en contrebas.
— Tim, qu’est-ce que tu fais là ?
— J’avais besoin de prendre l’air et de me vider la tête, dis-je en me rapprochant de lui.
Je m’assieds dans l’herbe mais pas trop près du bord, j’ai le vertige. Killian fait de même, glissant sa main près de la mienne. Je l’observe en souriant et lui avoue que je suis heureux de le voir.
Il me sourit mais ça n’atteint pas son regard, qui semble voilé par la tristesse.
— Est-ce que ça va ? T’es tout tremblant, dit-il les sourcils froncés.
— Non, en fait je me suis engueulé avec mon beau-père. Je t’ai pas encore parlé de lui mais pour faire court et parce qu’il ne mérite pas que je m’épuise pour lui, c’est un connard homophobe !
Ses yeux s’écarquillent, sa main se posant doucement sur la mienne. Je déglutis difficilement, comme si les mots de Roger voulaient se frayer un chemin en dehors de ma gorge. J’arrive pas à les avaler. J’ai plutôt envie de les vomir afin qu’ils disparaissent de mon esprit.
— Je suis désolé pour toi. Je ne le connais pas, mais je le déteste déjà. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je serai majeur dans six mois seulement. J’ai nulle part ailleurs où aller. Si je pouvais je partirais, mais j’ai pas d’argent de côté et pas de job. Voilà, fin de l’histoire.
Je sens une larme couler le long de ma joue, Killian l’essuie de son pouce. Il soupire et semble réfléchir pendant un long moment. Je reste silencieux pour ne pas troubler sa réflexion. Soudain, il se tourne vers moi et prend mes mains dans les siennes. Son regard ambré déterminé accroche le mien.
— Tu vas certainement me prendre pour un cinglé, ce que je suis peut-être mais… mon père a beaucoup d’argent et moi je suis majeur…
— Non ! Je peux pas ! le coupé-je avant même qu’il ne termine sa phrase.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on ne se connait que depuis…
— Cinq semaines, trois jours et… quatre heures environ ? On s’en fout merde !
Je me relève et fait les cent pas dans l’herbe sous l’œil inquisiteur de Killian. Il semble si déterminé que ça ne me rassure pas. J’ai pas l’habitude de foncer sans réfléchir, sans faire de plan à l’avance. Je ne suis pas comme ça. Et puis, il y a Rosie et ma mère, je peux pas les laisser seules avec Roger.
Je retourne m’assoir en face de Killian qui se ronge les ongles. J’attrape sa main avant qu’il ne la bouffe entièrement.
— Ecoute, j’apprécie vraiment ta proposition mais je peux pas partir comme ça et laisser ma sœur et ma mère avec mon beau père.
— Il vit avec vous depuis combien de temps ? demande-t-il les yeux brillants.
Sa voix n’est pas claire et trahit son trouble.
— Dix ans environ. Il n’était pas comme ça jusqu’à ce qu’il se pose des questions sur mon orientation sexuelle. C’est l’enfer depuis plusieurs mois.
Killian secoue la tête, serre les mâchoires.
— Il n’a pas à te juger pour ça et je suis sûr que tu le sais très bien. T’as pas à rester vivre avec lui si tu n’en as pas envie.
Je baisse la tête, honteux de ne pas avoir le courage et les moyens de partir.
— Je sais mais je ne suis pas seul dans l’histoire et ce n’est pas si simple.
Killian se lève d’un bond et shoote dans une motte de terre en hurlant puis se retourne vers moi, tout sourire.
— Je vais te kidnapper !
J’éclate de rire et me lève pour le rejoindre.
— Tu peux pas, tu finirais en prison, idiot.
— Fais chier, pourquoi t’as toujours raison ?!
— Parce que je semble être plus réfléchi et moins impulsif que toi peut-être ?
Il m’embrasse le front et se recule puis tournoie sur lui-même en regardant le ciel les bras écartés tel un épouvantail.
— Je trouverai une solution !
— T’as pas à me sauver Killian, dis-je en l’observant.
Ma bouche s’étire tandis qu’il fait toujours la toupie puis il s’arrête soudain, se rapproche de moi, glisse une main dans le creux de mes reins. Je sens son parfum aux notes boisées puis sa chaleur m’enivrer.
— Je sais mais j’en ai une foutue envie !
Il sourit et m’observe comme s’il voulait lire en moi. Une douce chaleur s’insinue dans mon estomac mais je sens soudain le vide m’engloutir lorsqu’il me relâche.
— Timothy, je te fais la promesse solennelle d’être ton bouclier contre la misère de ce monde ! hurle-t-il en s’adressant au ciel.
Je ris, il me sourit. Un moment suspendu entre les étoiles et les ténèbres, hors du temps, entre deux mondes qui s’entrechoquent avec la violence d’un ouragan. Dans mon estomac, c’est la tempête.
Ne sachant quoi répondre à sa promesse, je lui fais un clin d’œil et reprends mon vélo et lui sa course à pied, lorsque je réalise quelque chose tout en descendant la route.
— Dis Killian, on pourrait se voir ailleurs qu’ici ? J’en peux plus de cette montée !
— Putain j’ai cru que tu me le demanderais jamais, rit-il alors qu’un immense sourire barre son visage.
On échange nos adresses comme nos numéros quelques jours plus tôt puis arrivés à l’intersection où nos routes se séparent, j’ai la boule au ventre. J’ai la hantise de retourner chez moi mais je ne lui avouerais pas. Je peux pas lui dire ce qui m’angoisse, par peur mais surtout parce que j’ai honte. Honte d’avoir peur et peur d’avoir honte, un joli cercle vicieux.
Killian se poste devant moi, les deux mains sur le guidon de mon vélo. Son regard se fait plus tendre mais son visage semble sérieux.
— Si tu veux venir chez moi, c’est le moment de prendre cette décision. En fait, tu peux venir n’importe quand, ok ?
Le temps s’arrête afin que j’intègre l’information. J’hoche simplement la tête, mordillant ma lèvre pour garder contenance mais au fond de moi, mes tripes brûlent d’angoisse, réduisant en cendres les papillons qui y prenaient timidement leur envol.
— Merci, marmonné-je. Faut que j’y aille.
Killian lâche mon guidon à contre cœur, se décale alors que je grimpe sur mon vélo sans grande conviction.
— Bonne nuit Tim.
— Bonne nuit… merci encore, dis-je avant de démarrer.
Je lui jette un dernier coup d’œil et pars à l’opposé de lui dans la nuit, me retrouvant seul face à mes démons. Arrivé devant la maison une petite heure plus tard, je remarque que la lumière est encore allumée au salon mais aussi dans la chambre de Rosie. Je décide de grimper sur le mur de derrière et de passer par le toit pour atteindre la chambre de ma sœur. Elle sursaute lorsque je fais glisser sa fenêtre pour me faufiler à l’intérieur. Elle pose son portable sur sa table de chevet et descend de son lit, l’air apeuré.
— Bon sang mais tu fous quoi ? demande-t-elle en chuchotant.
— J’ai pas envie de croiser Roger. Ils sont dans le salon avec maman, dis-je sur le même ton.
— Oh… Je vois. T’étais où tout ce temps ?
— Je suis allé faire un tour en vélo, dis-je en m’approchant de la porte de sa chambre.
Elle fait un pas dans ma direction, l’air déterminé sur le visage.
— Attends Tim, raconte-moi et sans mentir cette fois. T’as pas fait de vélo depuis plusieurs mois et là tout à coup, c’est comme si t’allais t’inscrire aux jeux olympique… C’est louche !
Je lâche la poignée que j’avais déjà en main et la rejoint sur son lit en marmonnant. Elle me dévisage, sourire aux lèvres dans son pyjama en soie. Quand est-ce qu’elle a abandonné les licornes ? Ma petite sœur grandit trop vite bon sang.
— T’as raison, c’est pas pour les JO, dis-je en m’ébouriffant les cheveux. Je vais te le dire mais tu ne cries pas, ok ?
— Mhh, vas-y, crache le morceau, dit-elle tout bas comme quand on se partageait nos secrets d’enfants.
— Il… Il s’appelle Killian et je crois qu’il me plaît bien.
Un sourire aussi lumineux que le soleil de midi prend place sur son visage. Sa bouche s’ouvre mais elle se retient d’une main à la dernière seconde. Elle effectue une danse ridicule en ondulant les épaules, assise sur son lit.
— Tu l’as rencontré où ? dit-elle quand elle se calme enfin.
— Là où je tentais d’attraper les étoiles et de trouver ma place dans l’immensité de l’univers.
Elle éclate de rire, ses épaules se tenant le ventre, cherchant son souffle.
— T’es con… ou amoureux, je sais pas !
— Non arrête, on n’en est pas encore là, dis-je sans en être vraiment sûr.
Est-ce que je ne ressentirais pas déjà quelque chose pour Killian ? Je crois que mon cœur le sait déjà mais mon cerveau s’efforce de l’ignorer pour l’instant.
Rosie m’enlace puis m’embrasse la joue avant de me jeter de sa chambre, toujours aussi souriante. Demain elle va au lycée et moi, je vais tenter de trouver ma voie dans ce monde. Ma place à l’université n’ayant pas été retenue, je ne sais pas vers quoi me tourner. Je n’ai aucune idée de ce que je veux faire de ma vie et c’est l’un des sujets de discorde entre Roger-tête-de-con et moi. Ça et mon homosexualité apparemment.
Je me glisse discrètement dans le couloir qui mène aussi à ma chambre et y entre sans faire de bruit. J’allume la lumière et me jette sur mon lit défait, attrapant mon téléphone au passage. J’ai des messages de Killian qui est visiblement déjà rentré chez lui.
« Au chasseur d’étoiles qui hante mes pensées : J’ai bien aimé ce petit moment. Merci. »
Ma bouche s’étire sans que je m’en rende compte. Je lis le second message.
« Ne m’ignore pas s’il te plaît, c’est pas rassurant. Le silence me fiche la trouille. »
Le troisième reste sur le même ton inquiet. Mon estomac picote.
« Par pitié dis-moi que t’es rentré et que tu vas bien… »
J’ai des papillons dans l’estomac et mes doigts qui tremblent sur l’écran de mon téléphone. Je lui réponds que tout va bien et je lui souhaite une bonne nuit. La réponse ne tarde pas et ne me laisse pas insensible.
« Je me suis couché en imaginant que t’étais là à mes côtés et bordel, j’en ai trop envie. Je te le redis, tu peux venir quand tu veux. Bonne nuit Tim. »
Je repose mon téléphone et me couche en repensant à ses yeux pétillants, à son sourire franc et je me dis que je ne suis déjà plus capable de m’en passer. J’arrive plus à l’ignorer. J’ai peur que tout s’arrête et soudain j’ai du mal à respirer. Le regard glacial de Roger s’impose dans mon esprit comme de la vermine sur un cadavre. J’entends à nouveau ses insultes, sa haine qui me percute comme s’il m’avait frappé de toutes ses forces. Il ne m’a pas touché et pourtant j’ai mal, partout. La bile remonte jusqu’à ma gorge, comme ma haine, tournée contre lui.
Je me relève et cours aux toilettes rendre le vide de mon estomac. Je n’avais pas vraiment pris conscience de ses mots jusqu’à maintenant. Je crois que mon cerveau en a bloqué la majorité mais plus j’essaie de ne pas y penser, plus les souvenirs de cette discussion me remuent les tripes. Je déteste Roger et ma mère qui n’a pas osé s’interposer. Je sais qu’elle l’aime et qu’elle ne ferait rien contre lui mais je suis son fils, elle aurait au moins pu essayer. Elle n’a pas bougé, juste écouté les horreurs qu’il gueulait sur moi sans sourciller. Je crois qu’elle avait peur qu’il lui fasse du mal.
J’ai vu ses yeux noirs pleurer, ma mère est incapable de se retenir mais c’est là tout le soutien qu’elle m’a accordé, rien de plus. J’ai envie de hurler mais je me retiens et repars dans ma chambre. Là au beau milieu de mes affaires, je ne me sens soudain plus chez moi, plus en sécurité. Plus le bienvenu. Et s’il essayait de s’en prendre à moi ? Et si Roger venait me tuer pendant que je dormais ?
La panique s’empare de moi. Je sors un sac à dos de sous mon lit et y mets tout ce que je pense être utile, vêtements, ordi, carte d’identité, quelques dollars trouvés sur mon bureau et je ferme mon sac. Assis sur mon lit je pense à ma mère, à Rosie et je me dis que ce n’est pas dans mes habitudes de partir sur un coup de tête mais quelque chose me pousse à le faire ce soir. Je glisse mon sac sur mon épaule et sans me retourner, j’ouvre la fenêtre de ma chambre et saute sur le toit.
En bas dans l’herbe trop bien tondue, mon vieux vélo fait soudain tache dans ce paysage trop parfait mais qui sonne tout aussi faux qu’il en a l’air. Je grimpe sur ma bécane et dévale la rue en pente sous la lumière grise de la lune. Je vais chasser les étoiles.