Je m'ignore...
Le silence s’étire. L’air semble suspendu. Comme si le monde retenait son souffle, en attendant que je cède.
La vie, ici, ne suit pas le rythme paisible des choses simples. Elle se compose d’étapes silencieuses, de rites non écrits, de transitions dont personne ne parle mais que tous redoutent. Rien n’est donné. Tout est traversé, subi, enduré.
Depuis ma naissance, chaque pensée, chaque geste, chaque choix a été jugé, pesé, disséqué. Et toujours, dans l’ombre, une force ancienne observait.
Je n’ai pas eu d’enfance. Pas d’innocence, pas d’ignorance. Seulement une lente montée vers quelque chose de plus dur, de plus exigeant, de plus… absolu.
Il n’y a pas de peuple autour de moi. Il n’y a pas de pairs, pas d’égal. Je suis seul. Et pourtant, tout ce que je suis est traversé par une mémoire qui n’est pas la mienne. Comme si mes pensées, mes instincts, mes savoirs étaient cousus de ceux qui furent — ou seront.
Quelque chose, quelque part, m’a tout transmis. Je sais manier ce que je n’ai jamais touché. Je parle des langues que je n’ai jamais entendues. Je vois les failles dans les choses. Je ressens les vérités que l’on cache. Comme si je portais un poids si ancien qu’il me précédait, et me survivra.
On m’a murmuré un nom, un seul, qui revenait toujours. Pas un nom à prononcer. Une vibration dans la gorge, un souvenir dans les os. Celle qui était avant tout, celle qui a donné forme à l’éclat premier. Celle qui règne encore, sans régner. Je la sens. En moi. Autour. Partout.
Sa présence est plus forte que la mort, plus vaste que le temps. C’est vers elle que tout se tourne. Chaque victoire. Chaque sacrifice. Chaque silence.
Et pourtant… je ne sais rien. Les récits ne racontent que des fragments. Des batailles, des douleurs, des miracles. Les légendes s’arrêtent toujours là où commence le vrai mystère : l’origine, la fin, et ce qu’il y a entre les deux.
Je sais que mon corps n’est pas comme il devrait être. Il guérit trop vite. Il ne plie pas. Il ne cède pas. Il ne sent plus ni faim, ni froid, ni fatigue.
Je ne rêve plus. Je ne vieilli plus.
Et pourtant, je me souviens d’avoir soufflé bien des années.
Je ne ressens ni peur, ni gloire. L’orgueil est mort depuis longtemps. Et si parfois une étincelle surgit — un regret, une hésitation — elle est aussitôt brûlée par quelque chose de plus ancien que moi : une loyauté sans faille, une haine parfaite.
Il y a quelque chose qui me suit. Depuis toujours.
Un signe. Une trace. Une chose presque vivante, sans nom, sans origine. Un fragment fané que je porte contre ma peau.
Elle ne devait jamais se ternir. Et pourtant… elle l’est.
Depuis longtemps. Trop longtemps.
Alors…
Pourquoi suis-je encore ici ?
Pourquoi cela dure-t-il ?
Pourquoi… n’ai-je pas encore disparu ?
Et si ce n’était pas la fin qu’elle annonçait mais le commencement ?