L'oreille accrochée au téléphone, je garde un œil sur la scène. En réalité, c'est un moment de pause bienvenue. Jeremiah est sur scène, c'est l'un de nos collègues qui s'occupe des animations et de la programmation scénique. Il fait ça depuis des années et à toujours un bon feeling avec les acteurs. Ou du moins, il parvient parfaitement à les cadrer. Pourtant, je ne parviens pas à décrocher mon regard de Bree. J'entends Sage au téléphone me faire le débriefing de la journée et m'interpeller sur les éléments qu'on doit revoir ce soir après mon retour à l'hôtel. Je l'entends clairement, mais mon esprit est ailleurs. Il est dans les discussions qu'on a pu avoir avec Bree tout à l'heure. Il est dans le sourire si doux qu'il sert aux fans devant lui. Il est dans les questions qui se bousculent dans mon esprit à son propos. Je ne comprends pas ce qu'il fait là s'il n'aime pas ça. Il n'a pas l'air de courir après l'argent - du moins ça n'est pas l'impression qu'il me donne - alors je ne comprends pas sa présence aux événements. Et pas que le nôtre, bien sûr. Alors j'observe la scène avec intensité, je me prends à le trouver diablement beau, à avoir envie de passer mes doigts entre ses mèches flamboyantes, à parcourir sa peau laiteuse de mes lèvres. Ma bouche est sèche et, soudainement, son regard vairon est sur moi. Il m'observe, hausse un sourcil, et je me sens rougir jusqu'aux oreilles. La voix de Sage m'indiquant qu'elle va « repeindre mon bureau en rose fushia avec des petites licornes partout » me parvient à nouveau.
— Hors de question.
— Te voici revenu parmi nous, quel bonheur. Je peux savoir à quoi tu rêvais ?
— Rien, je suis fatigué, c'est tout.
— Comme nous tous. Où est Bree ?
— Sur scène...
— Oh, donc tu as tout le loisir de le mater depuis les coulisses. Je comprends.
— Sage, soufflai-je d'un air gêné.
— J'ai tapé juste ? Oh ma déesse, Kieran ! Tu ne peux pas craquer pour ce type.
— Je ne craque pas pour lui.
— Très bien. Parce qu'il est infect, c'est un red flag ambulant.
— Je me le trimballe depuis vingt-quatre heures, ne t'en fais pas, j'en ai parfaitement conscience.
— Ok, ok. Si tu le dis.
— Tu as encore besoin de moi ?
— Non.
— Parfait. À ce soir.
À peine raccroché, mon regard croise une scène que je n'aurais pas crue possible quelques heures plus tôt. Bree est descendu dans le public, un garde du corps non loin de lui, et il s'est approché d'une jeune femme en cosplay. Je crois qu'il s'agit d'un personnage de Small People, peut-être même une version réappropriée du personnage que joue Bree à l'écran. Je n'ai pas entendu le début de leur conversation, mais Bree termine par lui dire que son cosplay est magnifique et qu'elle peut être très fière d'elle. Mon cœur se serre devant cette scène, parce que mon message est passé. Étrangement et bizarrement, quelqu'un a écouté. Et il en a fait quelque chose de bien.
Mais non, je ne craque pas pour Bree Tucker. Sage l'a dit. C'est un red flag ambulant.
***
19 heures.
Le salon ferme officiellement ses portes.
Enfin.
Je suis épuisé, je n'en peux plus. Si Bree a été beaucoup plus calme cette après-midi, ça ne m'a pas empêché de courir à droite et à gauche pour lui apporter ce dont il a besoin. Starbucks compris. Je ne sais pas comment un homme peut avaler autant de café en une journée. Vous me direz, comme je n'aime pas le café, ça aide. Et vu ma consommation de coca zéro, je ne peux pas trop ramener ma fraise.
J'approche de Bree alors qu'il termine sa dernière dédicace et je lui souris. Je suis beaucoup moins tendu depuis la conférence, depuis notre discussion. Et il a moins l'air... blasé d'être ici. Je ne dirais pas qu'il est ravi, mais il s'y est fait.
— Tout va bien ?
— J'ai hâte de prendre une douche.
— Je comprends oui, je vous laisse rassembler vos affaires, je vais voir si le véhicule est là pour nous ramener, informai-je Bree en rangeant mon téléphone dans ma poche.
— Quel est le programme de la soirée ?
— Elle est libre. Vous pouvez dîner où vous le souhaitez, j'ai remis votre per diem à Mr. Ciccone en début de séjour. Par contre si vous sortez, je devrais vous suivre.
— Je pense que je vais dîner à l'hôtel et aller me coucher.
Je lâche un sourire, un peu rassuré. Je n'avais aucune envie d'aller courir les boîtes de nuit jusqu'au petit matin.
— Et toi, quel est ton programme ?
— Si vous restez à l'hôtel alors je vais juste prendre une douche, diner et dormir.
— Attention, Kieran, un peu plus et je pourrais croire que je suis fatigant.
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, balbutiai-je alors que la panique montait lentement en moi.— Je sais. Si tu veux, tu peux dîner avec moi. Je ne suis peut-être pas ta compagnie rêvée, mais c'est mieux que de dîner seul. Et je crois qu'Aldo à rendez-vous à l'extérieur ce soir.
Je reste interdit un instant, essayant d'assimiler les informations. Est-ce que Bree Tucker vient de me proposer de dîner avec lui ? Je sais qu'il n'y a aucun sous-entendu, il ne mange pas de ce pain-là comme on dit, mais même amicalement, ça me perturbe. Il hausse un sourcil, l'air d'attendre une réponse, et je hoche la tête plus calmement que je ne m'en sentais capable.
— Avec plaisir.
— Parfait ! Alors va chercher cette voiture qu'on puisse aller se décrasser.
Je lui souris avant de lui fausser compagnie. La voiture est bien à sa place, alors je l'interpelle lorsqu'il arrive près du parking avec ses affaires et le fait monter à l'intérieur avec moi. Le chauffeur se lance sur la route lorsque mon portable sonne. Sage. Je fronce les sourcils, elle ne pense pas vraiment que je suis déjà rentré ?
— Oui ?
— Mon chou, comment est-on supposé bosser ce soir si tu laisses ton PC au QG ?
— Merde ! Euh, attends...
— T'es déjà parti ?
— Ouais, mais on vient juste de sortir du parking, je vais demander qu'on fasse demi-tour, j'arrive.
Le chauffeur m'ayant entendu s'exécute avant même que je n'ai raccroché le téléphone. Bree hausse un sourcil amusé en me voyant me tourner vers lui, penaud.
— Je suis désolé, j'ai ou-
— Oublié ton ordinateur, j'ai entendu. Pas de souci, j'attendrai sagement dans la voiture.
— Merci, murmurai-je d'un air soulagé.
À peine garé, je saute de la voiture pour foncer vers le QG. J'ai un peu de marche avant d'y arriver vu qu'il est littéralement à l'autre bout du salon. Mais si je me mets à courir, je vais mourir avant d'atteindre mon objectif. Alors j'y vais d'un pas rapide, pas spécialement inquiet par la situation mais avec la volonté de la faire durer le moins longtemps possible.