Le regard fixé sur mon téléphone, je fais défiler les messages de mes collègues. La tension est un peu retombée, c'est toujours comme ça le samedi midi. Sage doit être occupée à gérer la distribution des repas et j'espère que mes tableaux sont bons. Non, je sais qu'ils sont bons. J'ai tout vérifié une vingtaine de fois. Et elle m'aurait probablement appelé s'il y avait eu un souci. J'allais jeter un œil à ma boîte mail lorsqu'un soupir de Bree me tira de mon occupation.
Je me tends de manière instinctive. J'ai toujours été de nature stressé et angoissé, depuis ma plus tendre enfance, mais je sens qu'en présence de cet acteur de pacotille, ma tension artérielle grimpe en flèche. Mon regard s'ancre dans le sien et je me perds quelques secondes au fond de ces yeux si captivants. Je n'avais jamais vu de pupilles vairons avant. Je savais que ça existait, bien sûr, mais ça n'avait jamais été qu'un détail dans un livre ou un film. Sauf que dans la vraie vie, on n'en croise pas à tous les coins de rues. L'effet est immédiat sur moi et la peau de mes avant-bras se couvre de chaire-de-poule alors qu'un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Je ne sais pas dire si c'est de l'adoration ou de l'angoisse - ce qui devrait être un beau red flag en soi - mais je me secoue lorsque je le vois lever les yeux au ciel.
— Pardon ?
— Je sais que je suis irrésistible mais ce serait bien de m'écouter quand je parle.
Je sens le rouge chauffer mes joues alors que mes poings se serrent. Quel enfer ce type. Il est imbue de lui-même et insupportablement sûr de lui. Je fronce les sourcils alors qu'il reprend sur un ton moins désagréable.
— Je te demandais si tu allais te décider à commander à manger, au lieu de me laisser manger seul.
Tout en parlant, il glisse le menu vers moi sur la table. J'observe son bol de soupe et la carte avant de hausser un sourcil, dubitatif.
— Pourquoi est-ce que je commanderais à déjeuner ?
— Parce que si tu dois me surveiller pendant que je mange, autant que tu manges avec moi.
— Je ne suis pas censé déjeuner avec vous...
— Eh bien, tu diras que je t'y ai obligé, lâcha-t-il. Après tout, je suis connu pour mes caprices.
Il interpelle la serveuse qui finit par nous rejoindre avec un air dédaigneux. Je n'ai pas précisément cherché un restaurant étoilé lorsque j'ai jeté un œil en ligne. J'ai pris le restaurant le plus proche avec les meilleures notes sur google. Si ce système de notation peut être régulièrement critiqué comme symbole d'une société où tout est dû au client, j'avoue volontiers que dans un cas comme celui-ci je ne me prive pas de l'utiliser. J'aurais peut-être dû prendre quelques minutes de plus pour lire les commentaires parce que je ne m'attendais pas à une telle ambiance. On dirait un pub des années 90, un truc un peu glauque avec des habitués au bar, une tapisserie passée sur tous les murs et des lumières vacillantes. L'avantage, c'est qu'il est désert et que personne ne peut reconnaître Tucker au travers d'une vitre. Je commande rapidement la même chose que lui pour qu'il me fiche la paix. Une soupe à la carotte, c'est assez inattendu, mais ça me convient bien par le temps qu'il fait. Le silence s'installe à nouveau jusqu'à ce qu'on vienne déposer mon bol devant moi et plus de pain sur la table. Je remercie la jeune femme avant qu'elle ne s'éloigne. J'allais attaquer mon plat lorsque la voix de Bree s'élève à nouveau.
— Alors, Kieran, commença Bree en appuyant sur mon prénom, comment on en arrive à jouer les baby-sitters pour un acteur comme moi ?
Je l'observe, en silence. Je ne sais pas s'il est sérieux ou s'il essaie de se moquer de moi. Je porte lentement ma cuillère à mes lèvres, le temps de réfléchir à sa question, puis je hausse les épaules en soupirant.
— On bosse et on a un patron qui nous affecte des tâches, la base de la société capitaliste actuelle.
— Mais tu aurais pu, je sais pas, bosser dans une pharmacie, ou dans un cabinet d'avocat.
— Faut faire des études pour ça.
— Et pas pour bosser dans ce genre de salon ?
— Si, mais c'est pas aussi long.
— Et t'as toujours voulu faire ça ?
Je suis un peu dubitatif par ses questions. Je n'ai pas spécialement envie d'être impoli, et pendant quelques instants il me rappelle celui avec lequel je discutais en ligne. Mais je sais que je ne dois pas baisser ma garde, que dès qu'il aura une brèche il en profitera pour s'y introduire.
— Non, je voulais être médecin légiste quand j'étais au collège.
Je l'observe hausser un sourcil avant qu'un sourire n'étire le coin de ses lèvres et ne fasse louper un battement à mon cœur. Ouais, on ne peut pas lui enlever le fait qu'il soit carrément à tomber, vraiment. Surtout que le sourire n'a pas l'air moqueur, il est plutôt sincèrement amusé. Comme si cette révélation était inattendue. Et en même temps, elle l'est souvent.
— Médecin légiste. Et pourquoi tu n'es pas devenu médecin légiste ?
— Parce qu'il faut toujours faire des études.
— Et c'est pas ton truc ?
— Non pas vraiment, je préfère le travail de terrain. Être au contact des gens. J'ai commencé ce job comme bénévole sur des touts petits salons avant d'être embauché en staff pour payer mes études.
— Et comment on tombe là-dedans ?
— Pardon mais, en quoi est-ce que ça vous intéresse ?
Je le vois froncer des sourcils, il prend sa cuillère et remue lentement sa soupe en soupirant. Je sens mon cœur se serrer, juste un peu. Je suis peut-être injuste envers lui. Il a l'air terriblement seul à cet instant et je me demande si ça n'est pas quelque chose d'habituel pour lui.
— Je fais juste la conversation, c'est plus agréable que le silence dans lequel est plongé cet endroit.
Okay, je me sens carrément mal maintenant. Je me mords la lèvre et baisse les yeux sur mon téléphone qui vient de s'allumer. Une notification de Sage qui m'indique qu'on doit rentrer le plus tôt possible pour ne pas chambouler tout le planning. Comme si je ne le savais pas. J'ai fait les plannings moi-même, je les connais par coeur. Ou presque. Et je sais à quel point c'est insupportable que ça bouge. Je ne prends pas la peine de lui répondre et reporte mon attention sur l'homme en face de moi, grignotant un morceau de pain. Il émiette son morceau dans son bol de soupe et je me demande si ça ne va pas finir par faire une bouillie informe plutôt qu'une assiette de soupe. J'inspire longuement avant de rassembler mes idées pour lui répondre.
— J'ai toujours été passionné de séries télévisées et de cinéma, depuis que je suis tout petit. Enfin, à l'époque c'était des dessins animés mais j'ai fini sur des séries comme Buffy ou Smallville à l'époque. Et quand j'ai eu l'âge de venir dans ce genre d'endroit, j'ai découvert un nouveau monde et ça m'a donné envie d'en faire partie.
— Il y a d'autres moyens de bosser dans le milieu pourtant.
— Peut-être, mais organiser des événements et voir les gens heureux en arrivant et satisfait en repartant, c'est un sentiment particulier.
Je me suis ouvert à lui beaucoup plus naturellement que je ne l'aurais voulu. Je me sens un peu gauche, si je dois être honnête, et j'attends à tout moment la moquerie d'un type qui vit sur la lune et ne fait que s'enorgueillir de l'attention de ses fans. Mais le rire ne vient pas et quand je lève les yeux vers Bree, son regard bicolore est chaleureux, sérieux, et un léger sourire ourle ses lèvres parfaites. Mon regard s'attarde dessus quelques secondes avant que je ne baisse de nouveau les yeux.
— Et vous, pourquoi l'acting ?
Il semble surpris que je lui pose la question. Je penche la tête, pour l'encourager. Après tout, si j'ai partagé une partie de mon parcours, il devrait être capable d'en faire de même. Il reste silencieux plusieurs minutes, comme s'il réfléchissait. Et puis, il finit par repousser son bol de soupe.
— Je voulais partager des émotions avec les gens, lâche-t-il finalement sans un murmure.
C'est drôle, j'ai comme l'impression qu'il a l'air d'avoir été chercher cette réponse loin. Comme s'il ne le faisait plus pour la même raison, comme s'il avait eu besoin de se rappeler pour quelle raison il faisait ce métier. Lorsqu'on discutait en ligne, il m'avait déjà donné cette réponse, mais elle avait été beaucoup plus rapide à sortir et beaucoup plus joyeuse. Je le trouve relativement désabusé, mais je me fais la réflexion aussi qu'on peut bien montrer ce qu'on veut sur les réseaux sociaux, que notre brève relation ne voulait pas dire que je le connais aussi bien que ça.
— Et maintenant ?
— Maintenant ?
— Pourquoi vous continuez ? Je m'excuse mais, vous n'avez pas vraiment l'air heureux d'être là.
— Être là n'est pas mon métier.
— Ca en fait partie.
— Je ne suis pas d'accord. Je sais que l'objectification de la célébrité est un point qu'il est difficile de contourner dans cette société, mais venir en salon c'est le mettre en scène. Nous sommes des objets mis à la disposition d'un public qui n'a qu'une envie : obtenir une part de nous. Alors non, ça ne me fait pas plaisir d'être là.
— Et la rencontre avec votre public ?
— Quelle rencontre ? Les dix minutes que je vais passer en Meet & Greet avec dix personnes ? Les trente secondes à chaque signature ou photo ? Il n'y a pas de rencontre. C'est du travail à la chaîne.
— Personne ne vous oblige à le faire non plus, libre à vous de refuser les invitations.
Un rire las quitte ses lèvres alors qu'il sort un billet de 50£ qu'il pose sur la table. Il ne me répond pas et visse à nouveau sa casquette sur la tête avant de me jeter un regard sombre. Les frissons reviennent et, cette fois, je sais qu'ils n'ont pas une intention positive.
— Ouais, personne ne m'y oblige. Mais tout le monde trouvera à redire si je ne le fais pas. Allons y, évitons de tenter le diable en étant trop en retard.
Je fini mon bol en une gorgée avant de me lever. En le faisant, j'attrape son billet et le lui tend.
— Vous êtes notre invité, ça n'est pas à vous de régler le repas.
— Je m'en fiche, je ne suis pas à cinquante balles près. Dépêchons nous de sortir d'ici, ce lieu me file le cafard.
Il enfile ses lunettes de soleil et je sens qu'il s'est fermé et que je ne pourrais rien y faire. Je soupire et le suis à la trace jusqu'à la voiture. Notre chauffeur est à l'intérieur, se protégeant de la pluie qui a repris. Je m'en veux un peu de la tournure qu'à prise cette conversation. Je n'ai pas voulu le vexer ou le juger, j'essayais simplement de comprendre son point de vue. Sauf que je sens que j'ai franchi une limite avec mes questions. Je joue avec mes mains pendant toute la durée du trajet, ma culpabilité prenant petit à petit le dessus. Peut-être que je devrais m'excuser ? Après tout, il a été sympa ce midi. Il ne m'a pas tenu rigueur des soucis de cuisine, à manger sans picoler, m'a même invité et à été agréable. Je pourrais me demander ce qu'il cache, pourquoi il change de comportement de manière aussi radicale. Je ne me fais pas d'illusion, il a probablement cette attitude pour me mettre de son côté d'une manière ou d'une autre. Il n'y a aucune autre raison qui pourrait justifier de son comportement. Je coule un regard vers l'arrière du véhicule pour le voir observer le paysage, visage fermé, les mains dans les poches de son jean.
Lorsque nous arrivons sur l'événement, c'est l'effervescence. On se rend directement au studio photo avec - et c'est un exploit - seulement dix minutes de retard. Je soupire de soulagement lorsqu'il abandonne ses effets personnels sur le côté du studio avant de se tourner vers moi.
— Refresha. Cool lime. Sans glaçon. Rajout de base.
— Pardon ?
— Ma boisson pour cette après-midi. Un heure et demi, ça devrait être suffisant pour aller la chercher.
J'inspire longuement et hoche la tête dans un sourire avant de me détourner. C'est pas comme si on venait de passer devant le Starbucks. Je me détourne et appelle Sage pour essayer d'avoir quelqu'un. Elle ne répond pas au téléphone et je jure dans ma barbe quand Graham se matérialise à côté de moi, me faisant presque sursauter. Mon patron me fixe avec un sourire pincé et me demande comment ça se passe.
— Pas si mal, je dirais. Il est très... exigeant.
— Tant que tu l'encadre, je me fiche de ses exigences. Pas d'écart.
— Oui Graham, pas de souci. Tu sais où est Sage ? J'ai besoin d'un staff.
— Pour ?
— Aller chercher le Starbucks de ce cher Bree Tucker.
— C'est pour ça que je te paye, Parker. Bouge toi et vas-y toi-même.
— Je croyais que je devais garder un œil sur lui...
— Il est en photoshoot pour une heure et demie là, il risque rien. Les staffs ont autre chose à foutre.
Je le fixe quelques secondes, sonné. Les staffs ont autre chose à foutre ? Et moi, alors ? Je suis censé être un de ses employés, avoir des responsabilités. J'ai un diplôme en communication événementielle, je suis capable d'organiser un événement de A à Z. Mais je suis relégué au rang de coursier ? L'humiliation me coupe la respiration et j'hoche la tête avant de me mettre en marche vers le parking. J'essaie d'inspirer longuement pour éviter de fondre en larmes, parce que je les sens me piquer les yeux et qu'il n'est pas question que je craque. Pas si tôt. Alors je rejoins le chauffeur - dont je me jure d'apprendre le prénom - à qui j'indique qu'il faut qu'on reparte.
— On va finir par être meilleurs amis, mon pote.
Il se marre avant de se mettre en route.